Rock & Folk

RIC OCASEK

1944-2019

- Jérôme Soligny

Producteur émérite, compositeu­r pop brillant et influent, l’élancé patron des Cars s’est éteint à 75 ans.

LE GRAND ESCOGRIFFE ORIGINAIRE DE BALTIMORE, dans le Maryland, qu’une saloperie au coeur vient de rayer de la liste des personnali­tés illustres et encore en vie de la new wave américaine des années 70, était né pour la musique. Cela paraît évident, mais mérite d’être rappelé car, au-delà des Cars — il a toujours dit que le groupe n’était pas toute sa vie (d’artiste) — Ric Ocasek (né Richard Theodore Otcasek) a aussi marqué l’histoire du rock en tant que rocker solitaire et producteur artistique, évidemment, mais également dans le sens mécène. Ainsi, il lui est arrivé de financer les premiers enregistre­ments de jeunes groupes, de travailler gracieusem­ent alors que beaucoup de ses pairs, lorsqu’on les sollicite, exigent de connaître le montant de la rétributio­n avant de poser ne serait-ce qu’une oreille sur quoi que ce soit. Ric Ocasek n’a jamais rien fait comme les autres, n’a pas exactement joué le jeu d’un business contre lequel il n’avait rien en particulie­r, mais pas beaucoup d’affinités non plus. Lorsque les Cars ont participé au Midnight Special, au lieu de se plier aux exigences de l’émission musicale incontourn­able de la télévision US dans laquelle passer, en 1979, était synonyme de ventes de disques décuplées, Ocasek a imposé Suicide (qu’il produisait alors) et Iggy Pop que les programmat­eurs de ce type de show n’avaient pas exactement le réflexe d’inviter. Pour autant, Ric, faussement effacé voire taciturne pour certains (en fait énigmatiqu­e et très réfléchi), n’était pas un dictateur, pas un control freak.

S’il écrivait les chansons de son groupe (Greg Hawkes, le claviérist­e, est le seul à en avoir cosigné trois ou quatre), c’est David Robinson (le batteur) qui en a trouvé le nom et s’est chargé du design des pochettes (les cinq premières constituen­t un sans-faute digne de Roxy Music) jusqu’au split de 1988. De même, alors qu’il adorait mettre ce talent-là au service des autres, Ric Ocasek n’a pas produit les cinq premiers albums de la formation. Sur le plan des arrangemen­ts, le répertoire était ouvert à tous et s’il a laissé Hawkes le piquer d’interventi­ons de synthétise­urs aux sonorités volontiers cheesy, c’est parce que l’ensemble des musiciens kiffaient ça. Modestemen­t, quand on lui demandait quel était son but dans la vie, Ocasek répondait qu’il n’en avait pas vraiment. En tous cas, rien ne le motivait au point de s’en ouvrir à la presse, dont il avait appris à se méfier. Il disait simplement vouloir faire des chansons, enregistre­r des disques. Créer de la musique, bonne de préférence. Un jour, il a reconnu qu’il souhaitait écrire la chanson ultime, mais a vite ajouté qu’il n’était pas certain d’en être capable. Pas mal d’amateurs des Cars estiment qu’il avait au moins accompli cette mission-là.

Né en 1944, Ric Ocasek fait partie de cette génération de musiciens anglo-saxons à qui les pionniers américains du rock ont donné l’envie de passer à l’acte. Alors que les autres membres des Cars, plus jeunes d’au moins trois ans (et de presque dix dans le cas de leur guitariste Elliot Easton) ont tous pris l’invasion britanniqu­e en pleine poire, c’est Buddy Holly qui a marqué l’enfance musicale de leur leader. Et lorsqu’en 1963, après que sa famille a déménagé à Cleveland, il décide de faire le grand saut, les Beatles ne sont pas encore passés au Ed Sullivan Show. Parce que ce type d’aventure se vit rarement seul, c’est avec son copain Benjamin Orr (dont le vrai nom, d’origine slave comme lui, est à coucher dehors), beau gosse jouant un peu de tout, qu’il monte ses premiers groupes, d’abord à Cleveland puis à Columbus dans l’Ohio et Ann Arbor (Michigan), ville de naissance d’un certain James Osterberg, qui fait parler de lui avec les Stooges, assemblés autour des frères Asheton. Ric Ocasek n’est pas insensible à ce rock violent mais, au début des années 70, lui qui porte alors cheveux longs et moustache (qui lui allongent encore davantage le visage et la silhouette), monte avec Orr et le guitariste Jas Goodwin, un trio folk rock, Milkwood. L’élancé signe neuf des dix chansons de “How’s The Weather?”, un unique album, publié début 1973, qui va fugitiveme­nt apparaître dans les profondeur­s des classement­s avant de disparaîtr­e sans laisser de traces. Greg Hawkes joue sur ce disque (des claviers et du saxophone), puis Ocasek et Orr deviennent Richard And The Rabbits dont on ne sait pas grand-chose

hormis que ce nom aurait été soufflé par Jonathan Richman, originaire de la région. Comme par hasard, en 1976 à Boston, après une autre étape — Captain (ou Cap’n) Swing —, le retour de Hawkes et le recrutemen­t de Elliot Easton, la paire d’amis est rejointe par David Robinson, ex-batteur des Modern Lovers de Richman. En vérité, c’est à une jeune femme, Maxanne Sartori, DJette de la radio WBCN (elle a également fait énormément pour Bruce Springstee­n et Aerosmith), que les Cars vont devoir le salut. Réputée pour promouvoir les groupes qu’elle aime même s’ils n’ont pas encore signé avec une maison de disques, elle a créé le buzz en diffusant profusémen­t une démo de Cap’n Swing. Elle quittera la station peu de temps après, mais WBCN va continuer de jouer des bandes du groupe (dans sa configurat­ion définitive) contenant des versions primitives de certains titres qui figureront sur son premier album. D’autres radios locales agiront de même. Roy Thomas Baker, qui a fait ses classes aux studios Decca puis Trident, n’est pas peu fier de rappeler que, durant les années 70, il a commencé à travailler avec deux groupes qui n’avaient pas encore signé avec un label et dont il a contribué, grandement, à façonner le son : Queen et les Cars. En décembre 1977, alors qu’il était en déplacemen­t à New York pour masteriser “Infinity”, le quatrième 33 tours de Journey qu’il venait de produire, l’Anglais, à la demande d’Elektra, s’est rendu à Boston pour assister à un concert du groupe dont un certain Ric Ocasek écrivait toutes les chansons. Une fois sur place, Roy Thomas Baker a constaté que les Cars, en fait, allaient jouer dans un gymnase d’université, devant moins de vingt personnes. Il n’y avait pas de scène et l’acoustique de l’endroit était catastroph­ique, mais alors qu’aucun label américain (hormis Elektra) n’avait exprimé le moindre intérêt pour ce rock mélodique aux accents synthétiqu­es, son potentiel va lui sauter aux yeux et surtout aux oreilles. Le soir même, sur le parking du gymnase et malgré le froid, Roy Thomas Baker allait s’engager à produire le premier album des Cars. L’enregistre­ment aura lieu à Londres quelques semaines plus tard, sur Oxford Street, où se trouvaient alors les studios AIR créés par George Martin. Les Américains étaient tout émoustillé­s d’être au pays des Beatles et, à chaque fois que le producteur de “Sgt. Pepper” a passé la tête par la porte de leur studio pour savoir si tout allait bien, ils ont manqué de s’étrangler. Les Cars, sans une seule chanson à propos de voitures à leur répertoire, vont emprunter une voie relativeme­nt royale jusqu’en 1987, leurs six albums studios générant tous des tubes, même s’ils recevront parfois un accueil mitigé des médias. “Heartbeat City”, produit par Robert John Mutt Lange, et le premier (“The Cars”) feront une belle unanimité.

Efficacité et concision

Dès 1982, Ocasek va publier “Beatitude”, le premier d’une demi-douzaine d’albums solo. Ne détestant décidément pas le travail d’équipe, il va se contenter de coproduire la plupart avec : Chris Hughes (“This Side Of Paradize”, 1986), Nile Rodgers (“Fireball Zone”, 1991), Mike Shipley (“Quick Change World”, 1993) ou Billy Corgan (“Troublizin­g”, 1997). Jamais mauvais, ces disques ne seront pas tous remarquabl­es et, sur les premiers, malgré quelques bonnes chansons, on en trouvera pas mal qui n’arrivent pas à la cheville de ce que Ric écrivait pour les Cars. “Jimmy Jimmy” et “Out Of Control” (sur “Beatitude”), “Emotion In Motion” et “True Love” — avec un solo de guitare acoustique de Steve Stevens — (sur “This Side Of Paradise”) comptent parmi les meilleures de sa première période, mais “Fireball Zone”, premier album post-Cars, sonne comme tout ce que Nile Rodgers, son coproducte­ur, commettait à la même époque (et notamment “Black Tie White Noise” de David Bowie). Sans surprise, les fans d’Ocasek les plus exigeants se retrouvero­nt davantage dans “Troublizin­g” et en grande partie parce que ces onze chansons enregistré­es à Electric Lady ont été jouées par de vraies gens parmi lesquels Matt Walker (Smashing Pumpkins, Morrissey) à la batterie et Melissa Auf Der Maur (alors avec Hole) à la basse. A juste titre, certains observateu­rs ne manqueront pas de signaler que cette belle énergie trouvait peut-être son origine dans les groupes que Ric Ocasek produisait alors. En effet, dès la fin des années 70, il s’est intéressé de très près à la musique des autres et, en tant que réalisateu­r, on pourra lire son nom sur des pochettes de Bad Brains, Guided By Voices, Weezer, Suicide, Nada Surf, Bad Religion, les Wannadies, Le Tigre ou Martin Rev. Plus classe que classe, à la différence de plusieurs sommités de sa génération et ce, jusqu’à la fin, Ocasek n’a jamais cherché à faire sonner ces artistes comme lui, mais on a retrouvé dans leurs albums une efficacité et une concision qui caractéris­aient les siens, avec ou sans les Cars. Un des plus réussis ? “For All My Sisters”, le sixième opus des Cribs enregistré en 2014 à Magic Shop, New York, où Ric habitait. Homme de musique, il était également très amateur de mots sans rien (de poésie, donc) et, deux ans plus tôt, sous la forme d’un bouquin (rehaussé de quelques strophes inédites) a priori toujours disponible, il a regroupé tous les textes rédigés pour ses disques et ceux des Cars. Ric Ocasek a achevé sa carrière de façon magistrale. D’abord en publiant, en 2005, “Nexterday”, un dernier album solo en partie enregistré dans son home-studio (toujours avec quelques interventi­ons de Greg Hawkes, fidèle jusqu’au bout). Comme son créateur, à l’abri du besoin, “Nexterday” n’était pas destiné à causer un raz-de-marée, mais à satisfaire les mélomanes qui ont collection­né ses enregistre­ments, n’ont jamais arrêté d’écouter le premier Cars et qui, en fin de soirée, passent “Drive”, extraite de “Hearbeat City”, à fond dans le salon. En plus de très bons titres (“Thinking”), l’album contenait “Silver”, l’hommage (le mot est faible quand on lit les paroles) de Ric Ocasek à son ami Benjamin Orr, emporté par un cancer du pancréas cinq ans plus tôt.

Rêve éveillé

Au bout du compte enfin, le rêve éveillé, ce à quoi on ne s’attendait plus, allait arriver en 2011 via Hear Music : “Move Like This”, album de reformatio­n plus de deux décennies après le split et en faisant abstractio­n de l’épisode New Cars (en 2006, le groupe s’est reconstitu­é sans Ocasek ni Robinson, mais avec Todd Rundgren au chant, le temps d’une tournée et d’enregistre­r une poignée de titres en studio). Le grand songwriter a signé l’intégralit­é des dix morceaux de l’album que beaucoup considèren­t comme le meilleur des Cars. Coproduit par Jacknife Lee, pas la moitié d’une légende irlandaise et qui ne se dérange que pour du lourd, “Move Like This”, dans le genre modern rock mature n’a pas de point faible. Plus belle ballade de Ric Ocasek depuis “Drive”, “Soon” est une tuerie ; sans même vouloir ridiculise­r les virtuoses du clavier, Greg Hawkes, allait l’agrémenter d’un solo de synthé totalement génial que, pendant un tremblemen­t de terre, un enfant de cinq ans à qui il manque des phalanges pourrait jouer les yeux fermés. Less is more. On ignore si c’était la devise du conducteur des Cars, mais on remercie Ric Ocasek pour tout et aussi d’avoir donné l’impression que sur les mêmes accords simples que ceux qu’il ressassait, tout le monde pouvait écrire des chefs-d’oeuvre. C’est bien sûr faux, mais ça a été bien cool d’y croire.

Sans une seule chanson de voitures à leur répertoire

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