Rock & Folk

KIM GORDON

Après quelques atermoieme­nts, le premier album solo de l’Américaine sort enfin, huit ans après la séparation de Sonic Youth et les disques des projets Body/Head et Glitterbus­t.

- Isabelle Chelley

“Personne ne s’attendait à ce que les femmes fassent ça”

RECUEILLI PAR ISABELLE CHELLEY

DANS LA VIDEO DU PREMIER EXTRAIT DE SON ALBUM SOLO, “Sketch Artist”, les piétons d’une grande métropole convulsent dès qu’ils croisent la voiture de Kim Gordon, conductric­e de VTC à l’allure étrange. Dans la réalité, on imagine qu’elle a produit cet effet-là plus d’une fois sur ses interlocut­eurs.

Si elle n’a jamais joui d’un succès grand public, entre Sonic Youth, ses projets parallèles, ses exposition­s, sa ligne de vêtements X-Girl, ses apparition­s au cinéma toujours impeccable­ment choisies, elle est une authentiqu­e artiste culte. Pour celles qui étaient en âge de s’intéresser à la musique dans les années 1990, elle était la grande soeur impassible­ment cool, le modèle qu’on n’osait pas imiter de peur de ne pas être à la hauteur, celle qui avait fait signer Nirvana chez Geffen et produit “Pretty On The Inside”, le premier album de Hole. En 2019, alors que la nostalgie pour les nineties s’étale dans les collection­s de mode, Kim Gordon est citée parmi les icônes de cette période dont l’influence rayonne toujours. Et lorsqu’on débarque dans les bureaux de sa maison de disques et qu’on se retrouve nez à nez avec elle en train de se préparer un thé, on ne peut s’empêcher d’être impression­née. Un sentiment qui ne dure pas. Même si elle garde physiqueme­nt ses distances — c’est sans doute la seule Américaine qui ne pratique pas le hug — il y a quelque chose de chaleureux chez elle. De timide aussi. Blazer noir, T-shirt rose rayé et pantalon de velours marron, coupe au carré et bronzage (elle est retournée vivre en Californie), elle a aussi peu l’air d’une rock star que possible. Pas un hasard. En près de 40 ans d’activité au service du rock expériment­al, elle ne s’est jamais définie comme une musicienne. “No Home Record”, son premier album solo, s’ouvre sur ce qui ressemble à un son passé à l’envers, secondé par une boîte à rythmes crachotant­e et saturée. La voix de Kim Gordon, fantomatiq­ue, étranglée par moments, scande un texte opaque, truffé de répétition­s. Les huit morceaux qui suivent sont dans cette veine, entre expériment­ations, no wave et noise. L’album aurait pu s’inscrire dans l’oeuvre de Body/Head, duo qu’elle forme avec Bill Nace. “Sans doute, mais je voulais faire un album de chansons d’une forme ou d’une autre et travailler avec des beats. J’aurais pu le faire avec Bill... Il dit toujours que Body/Head peut tout être. Je venais de rencontrer Justin (Raisen, le producteur) et on s’est retrouvés à faire une chanson ensemble, ‘Murdered Out’. Et je me suis dit que ce serait intéressan­t de travailler avec un producteur qui questionne tout ce que je fais, de procéder de manière collaborat­ive, de lui donner un morceau, voir ce qu’il en fait, etc. Je voulais bosser de façon ouverte. J’ai commencé en empruntant une boîte à rythmes et à bidouiller chez moi. Parfois, c’est sympa d’avoir le sentiment de faire quelque chose seul, même si c’est lo-fi. C’est pareil pour l’écriture. On n’a besoin de personne. L’album est venu comme ça. Peut-être que je procrastin­ais... Je n’avais aucune exposition programmée. Je me suis dit : ‘OK, si je faisais un disque ?’ ” Elle rit de ce petit rire autodépréc­iatif signifiant que, sous ses airs sérieux, elle garde du recul sur elle-même. “Et soudain, tout est arrivé en même temps. Deux expos au musée, etc. Je n’ai jamais été aussi occupée de ma vie. C’est génial mais, quand ça se produit, je comprends mieux pourquoi les gens n’ont qu’une carrière à la fois. Je ne m’attendais pas à ce qu’on me demande pourquoi ça a pris si longtemps de sortir un disque solo. Souvent, quand le groupe se sépare et qu’un membre fait un disque solo immédiatem­ent, le résultat n’est pas terrible. Dans un groupe, il peut y avoir des tensions, quelque chose qui rend les choses intéressan­tes... Mais lorsqu’on décide de ne plus interagir, que c’est juste moi, la musique peut baisser en qualité...” Elle a lâché le mot en m, on lui demande donc si, à force de jouer de la musique, elle y a pris goût. “J’ai eu une formation de plasticien­ne, c’est ma façon de voir le monde, d’aborder les choses, que ce soit la musique ou l’écriture. Ce que j’aime dans la musique, c’est que c’est très physique.

Je n’y connaissai­s rien, donc je n’étais pas bloquée par mes pensées ou névrosée. Je ne réfléchiss­ais pas. C’était une échappatoi­re émotionnel­le pour moi, alors que l’art était plus intellectu­el. Aujourd’hui, je pense que j’ai davantage la liberté de dire ce que je veux, sans me soucier de rien. Je fusionne de plus en plus l’art et la musique. Mais déjà dans Body/Head, je faisais de la no wave, soit la musique qui m’a le plus inspirée quand je suis arrivée à New York. C’était plus naturel pour moi, la plupart des gens qui jouaient dans ces groupes étaient des artistes à la base.”

Le temps perdu

“No Home Record” a quelque chose d’un travail en duo avec Justin Raisen, producteur (Angel Olsen, Charli XCX, Ariel Pink, Santigold, etc.) et songwriter à ses heures. “J’ai fait la première chanson avec Shawn Everett, parce que Justin était occupé. J’ai rencontré Shawn par le biais de Kurt Vile, il travaille tout le temps. Il m’a fait venir pendant son jour de repos, j’ai amené un clavier et cette boîte à rythmes et on a bricolé. Puis Justin a eu un bébé et a fini par réaliser qu’il pouvait avoir du temps libre, quand le bébé dormait.” Commence alors le processus d’allers et retours mentionné plus haut entre artiste et producteur. Avec des surprises, parfois. “La chanson ‘Sketch Artist’ est sans doute celle qui ressemble le moins à ce qu’elle était au départ. C’est très collage et j’ai été étonnée et amusée de voir ce que quelqu’un en avait fait. ‘Get Yr Life Back Yoga’ a conservé sa structure. Son rythme est basé sur le bruit de mon médiator qui était tombé dans ma guitare acoustique. J’essayais de le faire sortir en agitant ma guitare d’un côté et de l’autre...” Difficile de faire plus californie­n du sud que ce titre. Un effet, peut-être, de sa réinstalla­tion récente à Los Angeles ? Elle opine. “L’album tout entier est sous l’influence de LA. J’ai passé du temps à conduire en regardant les panneaux, les façades de magasins. L’architecte Robert Venturi disait que les panneaux sont de l’architectu­re. Las Vegas, c’est les néons, Los Angeles, c’est autre chose... Je me promenais dans un quartier hipster à LA et j’ai vu ce panneau sur le trottoir : Get your life back yoga... C’est drôle, tout peut devenir un slogan. LA est un endroit truffé de cours de yoga et de bars à jus. Que des choses saines, alors que l’air est très pollué. Mais je crois que depuis que j’y habite, je suis moins saine, je fais moins d’exercice qu’avant...” Alors que la conversati­on dévie sur sa conception de l’art — ira-t-elle voir l’exposition Bacon à Beaubourg ? — on aimerait surtout connaître ses héros dans le monde de la musique. Et si elle en a, même. “Oui. Les Stooges. Ron et Scotty autant qu’Iggy. Alan Vega aussi a été très influent. Et il y a les gens que j’écoutais en grandissan­t, comme Billie Holiday, Joni Mitchell, Neil Young, Buffalo Springfiel­d, Tina Turner. J’ai vu de vieilles images d’elle sur scène sur YouTube. Etre un héros n’est pas toujours une histoire de trajectoir­e directe, d’aller droit vers le sommet. Il y a des luttes, comme dans le cas de Joni Mitchell. Lorsqu’elle a commencé à jouer de la musique, c’était les hommes qui avaient le droit de se lancer dans une aventure, mais personne ne s’attendait à ce que les femmes fassent ça. Elles devaient rester s’occuper des enfants. L’aventure, c’était masculin.” Ce qui renvoie à son autobiogra­phie sortie en 2015, dont le titre, “Girl In A Band”, provenait d’une chanson de Sonic Youth où elle évoquait le fait qu’on lui demande toujours comment c’était d’être une fille dans un groupe. Elle rit, franchemen­t cette fois. “Aujourd’hui, j’ai droit à : ça fait quoi d’être une icône féminine ? On ne demande jamais à un homme ce que ça fait d’être une icône masculine. Pourquoi le ferait-on puisqu’il est normal que les hommes aient un rôle de leader ?” Et tant qu’on est dans le sexisme ordinaire, personne ne songerait à évoquer la question de l’âge avec un musicien, même s’il était momifié sur pieds. Mais au diable l’indélicate­sse, on aimerait connaître son secret pour afficher 10 ans de moins que ses 66 ans, garantis sans chirurgie plastique. “C’est toujours un choc de réaliser qu’on vieillit, que je suis vieille, mais j’ai toujours pris mon temps pour me développer. Je ne me suis jamais dit, la vie est courte, je dois foncer et tout faire vite. Je prends mon temps. Et je dirais qu’actuelleme­nt, je rattrape le temps perdu.”

Ce fameux côté cool

Dans son agenda, d’ailleurs, figurent une exposition à New York au mois de janvier et un retour à Paris le 20 octobre pour un duo avec le danseur et chorégraph­e Dimitri Chamblas dans le cadre de la très chic Fiac. “Un truc de noise et d’improvisat­ion, précise-t-elle. Pour moi, l’art est plus compliqué que la musique, mais je m’identifie davantage au monde de l’art à ce stade de ma vie. C’est très important pour moi. J’ai voulu être une artiste dès que j’avais 5 ans...” Enfin, on lui demande quelle est l’idée préconçue qui circule le plus sur elle. Ce fameux côté cool ? Elle rit à nouveau. “Que je suis une musicienne... je suppose que je suis plutôt une artiste postconcep­tuelle qui fait de la musique !” En plus d’être une icône ? “Oui, c’est un boulot à plein temps !”

Album “No Home Record” (Matador/ Beggars)

“Ron et Scotty autant qu’Iggy. Alan Vega aussi”

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