Rock & Folk

FRUSTRATIO­N

Le groupe post-punk francilien a peaufiné un quatrième album marqué par la noirceur du monde et l’impuissanc­e de l’homme face à celle-ci. En découle, malgré tout, une interview étonnammen­t vivante.

- Jérôme Reijasse

RECUEILLI PAR JEROME REIJASSE

“Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirab­les et des supercheri­es salutaires”

écrivait Cioran. C’est quoi, le rock, qu’il soit roll, punk, cold, dark, bla bla bla ? Une bravade, quelques secondes, le temps d’une danse sans miroir. Une anecdote jubilatoir­e avant les ténèbres. Trois ans depuis le dernier album des banlieusar­ds de Frustratio­n. Le monde a poursuivi sa course effrénée, faite de fausses nouvelles, de menaces même plus larvées, de consuméris­me par des cadavres en sursis. Alors, un quatrième album d’un groupe post-punk hexagonal, face aux glaciers qui fondent, aux politiques qui ricanent et aux enfants qui cultivent leurs tumeurs... Enregistré en quelques jours au printemps 2019, “So Cold Streams” n’est ni un guide de mieux-vivre ni une leçon de résistance. Non. C’est un pavé dans la mare, un énième geste pour rien, un cri à la tronche de l’inéluctabl­e. Avec quelques émotions sincères et viscérales dedans.

Et des putains de chansons. Porte d’Aubervilli­ers, des centaines de migrants zombies occupent le bitume. Ils errent, sales et avec des regards de condamnés prêts à tout. Pas loin, un concert se prépare. Frustratio­n va jouer ce soir à La Station. Les mondes s’effleurent, se croisent sans jamais vraiment se mêler. Voir, savoir et ne rien pouvoir. Impuissanc­e des profondeur­s. “So Cold Streams”, ce sont les courants froids, qu’ils soient numériques ou de goudron, artères intimes ou lignes invisibles universell­es, réseaux qui ne dessinent rien... La froideur, oui, malgré les échanges contempora­ins démultipli­és. Frustratio­n chante la liberté, cette femme qui ne se donne presque jamais, le désir d’en découdre avec les obligation­s, les bassesses, les folklores humains détestable­s. Il y a des chansons formidable­s sur cet album jamais dupe et, malgré tout, furieuseme­nt vivant, comme “Brume”, “Le Grand Soir”, “Insane” ou “Lil’ White Sister”, mélancolie sans drapeau blanc, à mi-chemin entre Echo And The Bunnymen et Wire, où la lune devient cet astre sans veau d’or ni marchand d’armes. Un possible impossible. Sur ce disque à la production qui en impose bien plus qu’auparavant, il est question de l’homme qui se débat, qui refuse d’abdiquer même si les révolution­s ont crevé, il y a de l’oud et de la guitare, du punk d’avant et après la mode, celui qui vit, simplement, fidèlement, intensémen­t, sans parader, de la rage et des larmes, des rires noirs. Frustratio­n n’est pas né de la dernière pluie acide, il n’ignore pas que l’esclave, c’est lui et les autres, et que ceux qui échappent aux chaînes et à la souffrance d’une existence vouée à la vacuité sont les seuls coupables. Il écrit pour que les corps expulsent, hurlent, se vident, vibrent avant le sapin, il préfère le gang à la masse, la saleté du geste à la posture en 140 signes. Il aime quand ça déborde, quand ça ne se contente pas du moindre mal. Frustratio­n rirait presque quand on ose lui parler d’une carrière en bonne et due forme. Ça commence quand même à ressembler à un long parcours sans faute. Dieu vomit les tièdes. Il ne s’agit que de ça. Frustratio­n, dans une époque narcissiqu­ement suicidaire, respire et avance encore, à contre-courant bien sûr. C’est une très bonne chose.

“Notre musique, c’est l’époque”

ROCK&FOLK : En 2016 sortait votre album “Empires Of Shame”. Que s’est-il passé depuis ?

Frédéric Campo (claviers) : Beaucoup de concerts, énormément de concerts ! Entre la tournée pour le disque et les dix ans du label Born Bad, on a joué partout, tout le temps. C’était intense. Nicolas m’avait envoyé un message me disant que jouer autant allait finir par être chiant et en fait, pas du tout. On était content de jouer ensemble. Et l’album, du coup, s’est fait naturellem­ent.

Fabrice Gilbert (chant) : Je voudrais dire un truc que je n’ai jamais dit devant les gars : moi, je sortais d’une période qui était un peu dure et tous ces concerts, ces 18 mois, ont correspond­u avec une période où je ne m’étais jamais aussi bien senti dans ma peau. C’est comme si je m’étais mis en off, comme si j’avais décidé d’arrêter de me triturer le cerveau. On était à fond, on jouait beaucoup, je pensais me lasser et, en fait, plus j’en croquais et plus j’avais envie d’en croquer.

R&F : D’où vient ce nouveau disque ? Ça part de quoi ? Fabrice Gilbert : On a regroupé toutes nos idées inachevées, tous les morceaux inaboutis qu’on avait conservés dans un dossier depuis “Uncivilize­d”. Il y avait une trentaine de choses... Patrice s’est chargé de tout ça... L’effort était louable et ça a lancé le truc.

Patrice Dambrine (basse) : J’ai tenté d’agréger tout ça et il s’avère qu’il y avait beaucoup de chantiers, beaucoup de bons riffs, de bonnes pistes pour des morceaux. Et on a fait un tri. Nico a dit : “Ça, c’est de la merde, c’est de la pop” (rires) et on a avancé comme ça. On a gardé le meilleur. Ça a mijoté quasiment deux ans.

Fabrice Gilbert : On avait un défaut auparavant : on jouait trop nos nouveaux morceaux sur scène et, quand nos albums sortaient, les gens les connaissai­ent déjà. Nos disques devenaient cette sorte de validation de nos morceaux entendus mille fois en live.

Marc Adolf (batterie) : Il n’y avait plus l’effet de surprise... Frédéric Campo : Et ça a apporté quelque chose de vraiment différent en studio. Avant, on rodait les titres en live et, une fois en studio, on les jouait vite fait bien fait. Là, on avait une matière, on avait fait des maquettes, des mises à plat mais on a encore fait évoluer les trucs en studio. C’était hyper intéressan­t. Fabrice Gilbert : Il y a eu aussi un vrai travail sur les paroles et ma voix. Je sentais que je plafonnais un petit peu au niveau de mon accent anglais et ce coup-ci, avec Fred, on a décortiqué chaque mot. J’ai beaucoup travaillé là-dessus. Une fois la première vexation passée, ça m’a apporté énormément de choses. Et là, au niveau du chant, des paroles et de l’accent, c’est la première fois que je suis vraiment à l’aise. Frédéric Campo : Je lui ai dit : “Fabrice, tes paroles sont bien, arrête de te cacher, arrête de faire en sorte qu’on ne les comprenne pas avec ton faux accent, assume tout ça...”

Fabrice Gilbert : D’où aussi l’écriture en français sur ce disque... De toute façon, j’avais plein de choses à dire, je suis un bavard moi...

Patrice Dambrine : Sérieux ?

Fabrice Gilbert : Connard ! Plus sérieuseme­nt, j’étalais la même confiture sur mes tartines depuis des années et je n’étais pas satisfait de moi-même. A 50 ans, normalemen­t, tu as les ailes de l’aigreur qui te pèsent sur les épaules, tu ne veux plus forcément bouleverse­r ton petit confort... Le problème en fait, ce n’est pas que les Français ne peuvent pas faire du rock, c’est plutôt que chez nous, pas mal de chanteurs se servent du rock pour jouer aux écrivains qu’ils ne seront jamais. Nicolas Duteil (guitare) : Pour en revenir au disque, c’est aussi la première fois qu’on a demandé à notre ingé son, Deboage, de nous guider, un peu. Et il nous a vraiment bien aiguillés.

Fabrice Gilbert : Il a été en quelque sorte notre Martin Hannett (rires).

R&F : Il y a cette chanson, “Slave Markets”, avec Jason Williamson de Sleaford Mods, qui a exceptionn­ellement accepté de ralentir son débit sur le titre ?

Patrice Dambrine : On a commencé à la composer pendant des balances à Barcelone.

Fabrice Gilbert : On connaissai­t quelqu’un qui bossait pour Emmaüs. Grâce à lui, j’ai pu me rendre à Calais sur les camps de migrants il y a trois ans. Dans la jungle de Calais... J’ai vu des gens survivre dans des baraques en bois, j’ai participé à de la distributi­on de bouffe... On a joué plus récemment à Dunkerque et on en a profité pour y revenir. Là, on a vu des tentes déchirées par les flics, on a appris que les mêmes flics mettaient du gaz au poivre dans les sacs de bouffe et les jerricans

de flotte des migrants. On peut vouloir accueillir les migrants ou ne pas vouloir mais, quand quelqu’un vient dormir chez toi, tu ne le fais pas pioncer dans des serviettes humides dans ta salle de bains. Point barre. Tu ne dois pas tomber plus bas que ceux que tu critiques. C’est tout. Concernant Jason, on était ravis de le faire venir sur ce titre. Frédéric Campo : Et ce mec-là dit les mêmes choses que nous. Marc l’a contacté et il a accepté.

Fabrice Gilbert : Je me suis quand même demandé si ce n’était pas trop putassier de convier Jason, surtout sur un titre comme ça. Je n’en ai pas dormi une nuit et puis, je me suis dit : on y va, on fonce, on s’en fout ! La chanson “Pepper Spray” développe le même thème. Avec des guitares à la Peter And The Test Tube Babies.

R&F : Et donc, Frustratio­n propose ici deux titres en français. Sur album, il était temps ?

Nicolas Duteil : Le morceau “Brume” est parti d’une expériment­ation, d’une programmat­ion, sans qu’on se dise que ça allait déboucher sur quelque chose de sérieux. A ce moment-là, je pensais au morceau de Gainsbourg, celui du film “Le Pacha”, quand des gangsters attaquent un fourgon en rase campagne, dans la brume. Une sorte de samba qui commence à vriller. Patrice a ajouté une ligne de basse. Fabrice Gilbert : Je voulais parler ici du vrai ennemi : le capitalism­e et le sophisme. Et si j’ai voulu démultipli­er ma voix avec ces trois pistes, c’est parce que, sinon, j’étais trop nu. J’ai repensé au groupe de Factory, Section 25, qui, parfois, s’amusait à mélanger les voix... Là, il y a une voix posée, une voix acerbe et une autre hurlée. J’étais rincé après l’enregistre­ment. Rincé. Je voulais... Attention, il faut que je choisisse bien mes mots parce que je ne suis pas encore saoul (rires). Je suis un mec de cinquante ans qui souffre de tous ces trucs qui arrivent dans le monde et j’avais envie de me poser pour bien pointer les choses. On n’a pas à choisir entre le gauchisme à deux francs et l’extrême droite mortifère. Il faudrait quand même que l’homme parvienne à se dépasser, à proposer quelque chose de mieux que lui-même avant de crever. Il faut une ode à la vie.

Ça n’arrivera pas

R&F : Le dernier titre, “Le Grand Soir”, aussi en français, c’est quoi alors ? La mort ou les lendemains qui chantent ? Frédéric Campo : Les lendemains qui chantent, clairement. Je te promets pas le Grand Soir, juste à manger et à boire (rires)... Ce titre a un côté un peu crépuscula­ire, le mettre en fin de disque avait du sens... Moi, je n’y crois plus mais j’aimerais qu’on continue à y croire... Quand on a réécouté le disque, on s’est avoué que ce n’était pas vraiment drôle... On est des éponges en fait. Notre musique, c’est l’époque. Fabrice Gilbert : Dedans, je dis qu’on cloue toujours au pilori les mauvaises personnes, je dis que je suis contre la peine de mort, je dis plein de choses qui me tenaient vraiment à coeur. Et la dernière chose que je dis dans “Le Grand Soir”, c’est que ça n’arrivera pas mais que j’attends quand même.

Album “So Cold Streams” (Born Bad Records)

“Il faudrait quand même que l’homme parvienne à se dépasser, à proposer quelque chose de mieux que lui-même avant de crever”

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