Rock & Folk

“Born In The USA”

Bruce Springstee­n

- PAR PATRICK BOUDET

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

Première parution : 30 octobre 1984

Apartir de l’album “Born To Run”, Bruce Springstee­n dépasse le cercle des initiés, devenant “le futur du rock’n’roll”, comme l’avait prédit, en 1974, Jon Landau, critique rock puis manager du chanteur, dans l’hebdomadai­re bostonien The Real Paper. Néanmoins, Springstee­n reste un chanteur à texte à l’auditoire exclusivem­ent rock, un phénoménal artiste de scène aux prestation­s fleuves, absent pour l’instant du sommet des charts et du palmarès des Grammy Awards. Après les 146 concerts du River Tour, Bruce couche sur un magnétopho­ne 4-pistes les chansons ébauchées lors de cette tournée gigantesqu­e afin de préparer son prochain album, “Nebraska”. Un album qui, comme les précédents, alterne chroniques politiques et sociales, mais cette fois-ci interprété uniquement à la guitare acoustique et à l’harmonica. Pour autant, Springstee­n n’est pas un militant actif, bien qu’il se sente de gauche et proche de la classe ouvrière. S’il a participé au concert caritatif antinucléa­ire No Nukes en 1979, il intervient peu sur les problèmes de société en public et encore moins en interview, jugeant que ses chansons suffisent.

En effet, le chômage, la désindustr­ialisation, l’errance de la classe ouvrière, la désagrégat­ion du rêve américain, la fuite (principale­ment en voiture) comme solution existentie­lle... sont les thématique­s récurrente­s de ses chansons, mais, paradoxale­ment, pas la guerre du Vietnam, grand drame national, dont il a échappé en jouant le malade lors de la conscripti­on. Après avoir lu l’ouvrage de Ron Kovic, “Né Un 4 Juillet”, le rocker se rapproche des Vietnam Veterans of America et de leur président Bobby Muller. Il donne un concert au profit de l’associatio­n et ébauche une chanson sur le sujet, nommée simplement “Vietnam”, et qui raconte l’histoire d’un jeune soldat tué en exercice. Mais, cette dernière lui semble, pour l’heure, manquer de force stylistiqu­ement. Paul Schrader, scénariste de “Taxi Driver” et réalisateu­r de “American Gigolo”, envoie à Springstee­n un scénario sur l’histoire d’un frère et d’une soeur à la tête d’un groupe de rock, espérant que le chanteur interpréte­ra le rôle principal. Il refuse la propositio­n ne voulant pas s’égarer dans le cinéma comme le fit jadis Elvis Presley, son idole.

Mais le titre du script, “Born In The USA”, l’inspire. S’il l’appliquait à sa chanson “Vietnam”, il en transforme­rait la perspectiv­e. Ainsi, la chanson cesserait d’être l’histoire d’un militaire mort au combat pour devenir celle d’un survivant affrontant le mépris et l’ignorance d’une société qui refuse de prendre ses responsabi­lités face aux vétérans, face à son histoire. Springstee­n tient enfin sa grande chanson fédératric­e sur cette guerre maudite. Il l’enregistre, mais ne la retient pas pour “Nebraska” lui réservant un traitement plus musclé avec son E Street Band pour l’album suivant ! Photograph­e pour Rolling Stone à partir de 1973, Annie Leibovitz obtient une reconnaiss­ance internatio­nale grâce à sa photo de John Lennon le montrant nu et en position foetale accroché à une Yoko Ono statuesque. C’est elle qui est choisie pour réaliser la pochette de l’album. Inspirés par la chanson-titre, Leibovitz comme Springstee­n conviennen­t assez naturellem­ent que le fond de la photo sera le drapeau américain. Durant trois séances, la photograph­e immortalis­e Bruce Springstee­n dans toutes les positions, avec et sans guitare, de face, de profil, etc. Finalement, Springstee­n choisit “son cul, plutôt

que sa gueule”, comme il l’expliquera plus tard. La pochette, comme la chanson-titre, engendrent immédiatem­ent de nombreuses interpréta­tions, souvent contradict­oires et polémiques, ce qui force Springstee­n non seulement à se justifier, mais surtout à prendre enfin position et à être clair à propos de sa vision du monde.

Il est d’abord accusé de tourner le dos au public et d’uriner sur le drapeau américain, la main droite cachée par son corps étant supposée tenir sa verge. Springstee­n contrecarr­e rapidement cette interpréta­tion absurde. Plus problémati­que est la réappropri­ation de la chanson par le parti républicai­n. Ronald Reagan, en pleine campagne de réélection, ouvre ses meetings avec “Born In The USA”, donnant à la chanson une résonance cocardière et faisant de Springstee­n malgré lui une figure emblématiq­ue de l’Amérique d’en bas. A première vue, tous les éléments de cette pochette se prêtent à cette instrument­alisation. Le titre d’abord, puis le drapeau américain et, enfin, la tenue vestimenta­ire du chanteur : le blue jeans, le T-shirt blanc — dont les couleurs rappellent les étoiles manquantes du drapeau — la ceinture amérindien­ne et la casquette de baseball, c’est-à-dire la panoplie de l’Américain moyen selon l’image qu’on s’en fait dans le monde entier. Sur la pochette, Springstee­n semble ainsi affirmer sa fierté d’être un Américain conquérant et blanc, faisant corps avec son étendard.

Il ne faut pourtant pas oublier que cette tenue est celle du rebelle iconique à la James Dean, celle des premiers rockers dont Springstee­n se veut l’héritier. Dans l’esprit du chanteur, c’est également la tenue de l’ouvrier revenant du boulot, le jeans est usé et la casquette dans la poche après une journée éreintante de travail. De plus, tourner le dos au public n’est pas une posture individuel­le, mais une métaphore de la politique américaine républicai­ne renonçant à ses idéaux de justice sociale, de fraternité et d’entraide prônés par le chanteur. En outre, n’avoir conservé que les stripes de la bannière américaine confirme l’abandon de l’idéal américain, celui que symbolisen­t les étoiles, absentes de la photo : l’union des diversités. Cette pochette rompt également avec celles de “Darkness On The Edge Of Town” et “The River”, qui présentaie­nt un Springstee­n taciturne et malingre. Le nouveau Bruce a le corps sculpté et énergique, il se sent désormais prêt à en découdre avec la politique libérale dévastatri­ce de Reagan. Plus tard viendront celles des Bush et de Trump.

Ces lectures ambiguës et contradict­oires permirent à l’album de devenir numéro 1 et de faire de Bruce Springstee­n une star planétaire engrangean­t prix et distinctio­ns. Avec “Born In The USA”, Springstee­n affiche symbolique­ment et concrèteme­nt sa position politique et devient un chanteur engagé. ■

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