“Born In The USA”
Bruce Springsteen
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
Première parution : 30 octobre 1984
Apartir de l’album “Born To Run”, Bruce Springsteen dépasse le cercle des initiés, devenant “le futur du rock’n’roll”, comme l’avait prédit, en 1974, Jon Landau, critique rock puis manager du chanteur, dans l’hebdomadaire bostonien The Real Paper. Néanmoins, Springsteen reste un chanteur à texte à l’auditoire exclusivement rock, un phénoménal artiste de scène aux prestations fleuves, absent pour l’instant du sommet des charts et du palmarès des Grammy Awards. Après les 146 concerts du River Tour, Bruce couche sur un magnétophone 4-pistes les chansons ébauchées lors de cette tournée gigantesque afin de préparer son prochain album, “Nebraska”. Un album qui, comme les précédents, alterne chroniques politiques et sociales, mais cette fois-ci interprété uniquement à la guitare acoustique et à l’harmonica. Pour autant, Springsteen n’est pas un militant actif, bien qu’il se sente de gauche et proche de la classe ouvrière. S’il a participé au concert caritatif antinucléaire No Nukes en 1979, il intervient peu sur les problèmes de société en public et encore moins en interview, jugeant que ses chansons suffisent.
En effet, le chômage, la désindustrialisation, l’errance de la classe ouvrière, la désagrégation du rêve américain, la fuite (principalement en voiture) comme solution existentielle... sont les thématiques récurrentes de ses chansons, mais, paradoxalement, pas la guerre du Vietnam, grand drame national, dont il a échappé en jouant le malade lors de la conscription. Après avoir lu l’ouvrage de Ron Kovic, “Né Un 4 Juillet”, le rocker se rapproche des Vietnam Veterans of America et de leur président Bobby Muller. Il donne un concert au profit de l’association et ébauche une chanson sur le sujet, nommée simplement “Vietnam”, et qui raconte l’histoire d’un jeune soldat tué en exercice. Mais, cette dernière lui semble, pour l’heure, manquer de force stylistiquement. Paul Schrader, scénariste de “Taxi Driver” et réalisateur de “American Gigolo”, envoie à Springsteen un scénario sur l’histoire d’un frère et d’une soeur à la tête d’un groupe de rock, espérant que le chanteur interprétera le rôle principal. Il refuse la proposition ne voulant pas s’égarer dans le cinéma comme le fit jadis Elvis Presley, son idole.
Mais le titre du script, “Born In The USA”, l’inspire. S’il l’appliquait à sa chanson “Vietnam”, il en transformerait la perspective. Ainsi, la chanson cesserait d’être l’histoire d’un militaire mort au combat pour devenir celle d’un survivant affrontant le mépris et l’ignorance d’une société qui refuse de prendre ses responsabilités face aux vétérans, face à son histoire. Springsteen tient enfin sa grande chanson fédératrice sur cette guerre maudite. Il l’enregistre, mais ne la retient pas pour “Nebraska” lui réservant un traitement plus musclé avec son E Street Band pour l’album suivant ! Photographe pour Rolling Stone à partir de 1973, Annie Leibovitz obtient une reconnaissance internationale grâce à sa photo de John Lennon le montrant nu et en position foetale accroché à une Yoko Ono statuesque. C’est elle qui est choisie pour réaliser la pochette de l’album. Inspirés par la chanson-titre, Leibovitz comme Springsteen conviennent assez naturellement que le fond de la photo sera le drapeau américain. Durant trois séances, la photographe immortalise Bruce Springsteen dans toutes les positions, avec et sans guitare, de face, de profil, etc. Finalement, Springsteen choisit “son cul, plutôt
que sa gueule”, comme il l’expliquera plus tard. La pochette, comme la chanson-titre, engendrent immédiatement de nombreuses interprétations, souvent contradictoires et polémiques, ce qui force Springsteen non seulement à se justifier, mais surtout à prendre enfin position et à être clair à propos de sa vision du monde.
Il est d’abord accusé de tourner le dos au public et d’uriner sur le drapeau américain, la main droite cachée par son corps étant supposée tenir sa verge. Springsteen contrecarre rapidement cette interprétation absurde. Plus problématique est la réappropriation de la chanson par le parti républicain. Ronald Reagan, en pleine campagne de réélection, ouvre ses meetings avec “Born In The USA”, donnant à la chanson une résonance cocardière et faisant de Springsteen malgré lui une figure emblématique de l’Amérique d’en bas. A première vue, tous les éléments de cette pochette se prêtent à cette instrumentalisation. Le titre d’abord, puis le drapeau américain et, enfin, la tenue vestimentaire du chanteur : le blue jeans, le T-shirt blanc — dont les couleurs rappellent les étoiles manquantes du drapeau — la ceinture amérindienne et la casquette de baseball, c’est-à-dire la panoplie de l’Américain moyen selon l’image qu’on s’en fait dans le monde entier. Sur la pochette, Springsteen semble ainsi affirmer sa fierté d’être un Américain conquérant et blanc, faisant corps avec son étendard.
Il ne faut pourtant pas oublier que cette tenue est celle du rebelle iconique à la James Dean, celle des premiers rockers dont Springsteen se veut l’héritier. Dans l’esprit du chanteur, c’est également la tenue de l’ouvrier revenant du boulot, le jeans est usé et la casquette dans la poche après une journée éreintante de travail. De plus, tourner le dos au public n’est pas une posture individuelle, mais une métaphore de la politique américaine républicaine renonçant à ses idéaux de justice sociale, de fraternité et d’entraide prônés par le chanteur. En outre, n’avoir conservé que les stripes de la bannière américaine confirme l’abandon de l’idéal américain, celui que symbolisent les étoiles, absentes de la photo : l’union des diversités. Cette pochette rompt également avec celles de “Darkness On The Edge Of Town” et “The River”, qui présentaient un Springsteen taciturne et malingre. Le nouveau Bruce a le corps sculpté et énergique, il se sent désormais prêt à en découdre avec la politique libérale dévastatrice de Reagan. Plus tard viendront celles des Bush et de Trump.
Ces lectures ambiguës et contradictoires permirent à l’album de devenir numéro 1 et de faire de Bruce Springsteen une star planétaire engrangeant prix et distinctions. Avec “Born In The USA”, Springsteen affiche symboliquement et concrètement sa position politique et devient un chanteur engagé. ■