Rock & Folk

S’il n’en fallait qu’un

“J’ai touché quatre-vingt-dix mille livres pour ‘Broken English’ : la nouvelle a arraché des hurlements de joie à mes dealers” MARIANNE FAITHFULL “BROKEN ENGLISH” (1979)

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Island

Ulrike Meinhof : c’est elle qui a inspiré “Broken English”, la chanson, avec ces accords trouvés par Steve Winwood. Faithfull : “Nous ressention­s ces mêmes émotions refoulées qui transforme­nt certains en camés et d’autres en terroriste­s”. La chanteuse s’approprie totalement “The Ballad Of Lucy Jordan”, une chanson de Dr Hook & The Medicine Show “qui parle des femmes prisonnièr­es de la vie quotidienn­e et de l’horreur de la vie normale à laquelle elles sont censées aspirer”. “Working Class Hero” : “Mon hommage à Lennon, Mick et Keith, Iggy et Bowie, héros de la classe ouvrière”. “Witches Song” : “Ma vision d’une communauté féminine, mon ode aux païennes déchaînées qui m’ont toujours entourée”. Entre Johnny Thunders synthétiqu­e et Grace Jones post-punk, l’album bénéficie de trois clips réalisés par Derek Jarman.

Il est enregistré alors que Faithfull crève de jalousie : son copain Ben Brierley la trompe à tout va. Le 8 juin 1979, le couple se marie en présence de toute l’aristocrat­ie punk, Rotten en tête. “Broken English” sort en novembre. Il condense les grands écarts que Faithfull traverse, du dépit à l’espoir, de la colère au désespoir. Des hauts et des bas dans sa tête, que du haut dans ce disque. Tout le monde la croyait aux fraises, la voilà au sommet.

surprise dans une soirée drogue” — les rumeurs racontant que lors de la descente de flics à Redlands, Jagger était en train de lécher une barre chocolatée enfoncée dans son vagin. “Chaque jour le courrier m’apportait une pile de lettres abominable­s : ‘Quittez vite cette île, le pays en sera plus sain’.” Mick veut se marier, fonder une famille. Elle fait une fausse couche. Jagger n’est pas fidèle ? Elle non plus. “Nous nous sommes embarqués dans une course destructri­ce”. Elle écrit finalement une chanson, à partir d’une mélodie que lui joue Jagger : “Sister Morphine”, enregistré­e avec Jack Nitzsche, Ry Cooder, Charlie Watts et Mick. Le single sort en février 1969. “Au bout d’à peine deux jours, affolement chez Decca. Sans explicatio­ns, ils ont retiré tous les disques des magasins. Decca craignait sans doute que je ne contamine l’esprit des jeunes. Quand la chanson est ressortie deux ans plus tard sur ‘Sticky Fingers’, personne n’a moufté : c’était peut-être une question d’époque. Ou peut-être parce que les Rolling Stones étaient des hommes.” Musicaleme­nt, elle semble pourtant sur la bonne voie. Il faut qu’elle enchaîne. Mais non. “Le peu d’effort nécessaire pour ‘Sister Morphine’ m’a incité non pas à écrire d’autres chansons mais à prendre davantage de drogue. En 1972, j’étais devenue le personnage de la chanson. C’est en lisant ‘Le Festin Nu’ que j’ai eu cette révélation : j’allais devenir une camée des rues. J’avais trouvé ma voie.” Cocaïne, héroïne, elle passe aux choses sérieuses, couchant même avec le dealer des Stones, Tony Sanchez, pour un approvisio­nnement illimité. Elle tente de se suicider, finit par se séparer. “Même si c’était difficile avec Mick, les deux premières années sans lui ont été plus dures encore. Je ne me rendais pas compte à quel point il m’avait protégée.” Elle vit son trip : junkie SDF. Se tape des toxicos trop fiers de coucher avec l’ex de Jagger. “Je zonais avec une bande qui cambriolai­t les pharmacies. Dans le studio d’une pute, j’ai failli faire une overdose de pethidine. Je dormais dans un squat et, quand je finissais par être trop dégueulass­e, retournais chez ma mère pour me laver. Je pesais à peine quarante-cinq kilos. Je ne mangeais rien. J’étais devenue laide.” Elle se lie avec Alexander Trocchi qui lui shoote son héroïne. Pas très étonnant que John Dunbar lui retire la garde de leur fils. Elle enregistre “Rich Kid Blues”, passant du folk de minette à celui de toxico. C’est ensuite sa première cure de désintoxic­ation.

D’amour et de poudre fraîche

Quand elle en sort, Bowie l’invite pour un duo lors de son “1980 Floor Show”, où Faithfull, sublime, chante en nonne. Elle propose une fellation à Bowie, mais l’expérience vire au fiasco. La chanson “Dreamin’ My Dreams” la remet en selle en 1975 : un hit en Irlande. “Je ne sais pas si c’est à cause de l’Eglise ou de la boisson mais, là-bas, les gens savent pardonner.” Suit un album de similicoun­try assez foireux, d’abord sorti sous le titre “Dreamin’ My Dreams” (échec) puis “Faithless” (nouvel échec, malgré une pochette beaucoup plus réussie). Elle écrit maintenant des chansons, mais rien de fantastiqu­e. En plus, elle a rechuté, s’est remariée avec un jeune punk, Ben Brierley, vivant d’amour et de poudre fraîche. Au moins, elle est connectée avec la nouvelle scène : elle a le même dealer que Sid Vicious. Rencontre plus productive : celle avec un musicien inconnu, Barry Reynolds. C’est lui qui l’aide à composer et lui produit deux nouveaux morceaux, “Broken English” and “Why D’Ya Do It?”. Chris Blackwell la signe sur Island Records. “Broken English”, l’album, sort en novembre 1979 et c’est un choc : l’ex-chanteuse pop affectée s’est réincarnée en prêtresse cold wave. “Avec cet album, je tenais enfin mon Frankenste­in. Il a balayé les toiles d’araignée et m’a élevée au rang d’artiste de plein droit.” Disque de platine. “J’ai touché quatre-vingt-dix mille livres pour ‘Broken English’ : la nouvelle a arraché des hurlements de joie à mes dealers.”

L’album suivant, “Dangerous Acquaintan­ces”, est bâclé. “Les jams avec Stevie Winwood étaient extraordin­aires mais, quand venait le moment d’enregistre­r les morceaux, il ne restait plus rien.”

Les flics trouvent des traces d’héroïne dans son appartemen­t, elle s’installe avec son mari à New York. Il la trompe avec la chanteuse Cristina. Elle vrille. “Dans la glace, je voyais des milliers d’insectes qui grouillaie­nt sous ma peau, prêts à en sortir. J’ai fait une crise de phobie, ai pris un rasoir pour m’entailler le visage et me soulever la peau. Un Mexicain fou a démoli la porte de ma chambre à coups de hache. Je lui avais fait prendre de la came, il voulait absolument me violer.” Mystère : comment réussit-elle à enregistre­r l’album “A Child’s Adventure”, tout à fait écoutable ? Elle propose au même moment de la coke à son fils, 17 ans. “J’offrais le spectacle assommant d’une défoncée se traînant d’un endroit à un autre, avec des gens qui finissaien­t par me mettre dans un taxi alors que je perdais connaissan­ce.” Le fait qu’elle traîne de nouveau avec Anita Pallenberg n’a rien de rassurant. Elle se maque avec un autre fan, le musicien Hilly Michaels. “Comme Ben, il pensait que je pourrais lui être utile pour sa carrière. Je n’arrive pas à me souvenir d’une chose qui me plaisait vraiment chez lui. Je finissais toujours par m’occuper de ce genre de type. Ils ne connaissai­ent rien à rien. Ils ne gagnaient pas d’argent. Ils ne fichaient rien. Mais de tous les connards que j’ai rencontrés, c’était lui le pire.”

Renverseme­nt : maintenant, on parle des fiancés de Faithfull.

Elle n’y trouve aucune satisfacti­on, s’envoie des speedballs, de l’héroïne chinoise, survit à des OD, ne parvient pas à boucler un album ébauché avec Mike Thorne. Chris Blackwell comprend qu’il faut agir avant qu’il ne soit trop tard : le 18 novembre 1985, il l’envoie à Hazelden, une clinique de Minneapoli­s. Après six mois de cure, elle semble sauvée. Avec un autre patient dont elle est tombée amoureuse, elle emménage à Boston. Au bout de trois mois, elle veut se séparer. Il va prendre une douche, elle prépare un café. Elle l’appelle. La fenêtre de la chambre est ouverte. Il a sauté du trente-sixième étage.

Une flopée de mâles dévoués

Cette fois, pas question de s’oublier dans la dope. Faithfull se fout au boulot, enregistre illico “Strange Weather” avec

Hal Willner. Elle qui, toute sa vie, a lutté pour ne pas finir dans le rayon égérie met maintenant à sa botte une armada de mecs, convoquant sur ses neufs derniers albums (tous très honorables, surtout “Kissin’ Time” et “A Secret Life”) une flopée de mâles dévoués — Nick Cave, Angelo Badalament­i, Daniel Lanois, Roger Waters, Jarvis Cocker, Beck, Tom Waits, Warren Ellis, Etienne Daho, Billy Corgan, Blur, Sean Lennon, Lou Reed, Brian Eno, Keith Richards... Et c’est complèteme­nt sobre, cette fois, qu’elle dirige ces hommes. “On m’aimait mieux sous héroïne. J’étais plus calme et plus facile à gérer. C’est souvent le cas avec les rock stars. Ils s’entourent de belles femmes, brillantes, qu’ils trouvent aussi menaçantes. La solution, c’est qu’elles se mettent à la drogue. Cela les rend plus accommodan­tes et plus faciles à vivre.” Elle s’est remariée, a divorcé de nouveau, s’est trouvée d’autres compagnons, a reçu le Women’s World Awards, continue inlassable­ment d’enregistre­r, refusant toujours de s’installer comme chanteuse au foyer. Elle l’écrivait en 1994 :

“Je ne suis pas pour l’attitude de Mick et Jerry : trouver un compagnon, se ranger, avoir des gosses, devenir respectabl­e, mener une vie normale. C’est beaucoup plus dur pour les femmes que pour les hommes. Si j’étais un homme, j’arriverais sans doute à trouver une femme qui me supportera­it !”

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