Rock & Folk

BERTRAND DICALE

Connu pour ses excellente­s chroniques sur France Info, le journalist­e publie un livre sur le Golf Drouot. Rencontre avec un vrai éclectique : quelqu’un qui écoute beaucoup de tout.

- Christophe Ernault

Mes Disques A Moi

A l’occasion de la sortie de son livre “Golf Drouot : 25 Ans De Rock En France” (Gründ), Rock&Folk est allé à la rencontre de Bertrand Dicale, journalist­e, spécialist­e de la chanson française, connu pour ses nombreuses biographie­s ainsi que pour ses interventi­ons sur France Info. Mais, si cet ouvrage raconte une certaine histoire du rock tricolore de 1955 à 1981 (bénéfician­t d’une iconograph­ie foisonnant­e), son auteur s’avère en fait beaucoup plus éclectique que son coeur de métier quand on commence à parler 45 tours, EP, double albums, K7, CD et... garde-meubles.

La fébrilité des yéyés

ROCK&FOLK : Premier disque acheté ?

Bertrand Dicale : Le premier vraiment acheté, c’est un truc de gosse, ça doit être “Les Rois Mages” de Sheila, acheté chez un disquaire de Pointeà-Pitre (Bertrand Dicale a vécu en Guadeloupe jusqu’à l’âge de 16 ans). Mais le premier disque qui me marque, paradoxale­ment, ce n’est pas un disque qui m’est destiné, c’est un disque qu’on offre à mon frère aîné, c’est “Everybody’s In ShowBiz” des Kinks. Je ne sais même pas s’il l’a écouté en entier mais moi, c’est devenu mon disque. Aujourd’hui encore, il ne se passe pas un mois sans que je ne l’écoute. Qu’est-ce que l’élégance en musique ? Les Kinks ! Cette facilité à avoir la classe.

R&F : Vous avez quel âge, là ?

Bertrand Dicale : Neuf ans. Il y a cette pochette un peu BD, déjà... Je me souviens aussi de la feuille jaune à l’intérieur avec les paroles... Je prenais mon dictionnai­re d’anglais et j’essayais de traduire, mais j’avais un gros problème avec les gotta (rires). J’ai toujours eu un grand plaisir à traduire la langue anglaise. A une époque, il y a eu ce projet avec un éditeur de faire traduire en français les chansons de Dylan par diverses plumes. J’avais choisi “Bob Dylan’s Dream”. Mais ça ne s’est jamais fait. Ils avaient oublié de demander l’autorisati­on... R&F : Vos parents écoutaient de la musique ? Bertrand Dicale : Je me souviens surtout de Gainsbourg. Il faut se rappeler que son premier album se vend à 500 exemplaire­s. Le deuxième, en 1959, avec “Jeunes Femmes Et Vieux Messieurs” et “Le Claqueur De Doigts”, encore moins. Mais ma mère l’achète. J’ai grandi avec ce 25 centimètre­s ! Mon père, quant à lui, nous emmène dans des bals à quadrille à Pointe-à-Pitre où l’on écoute beaucoup de musique créole traditionn­elle. Mais c’est aussi un fou de jazz, il me fait découvrir Don Byas ce saxophonis­te au son si velouté, si romantique. Il disait lui-même qu’il jouait du sexophone.

R&F : Et en Guadeloupe, comment vit-on alors sa passion pour la musique ?

Bertrand Dicale : A l’époque, il doit quand même bien y avoir vingt-cinq disquaires à Pointe-à-Pitre, ou plutôt des marchands de disques, tout y est laissé un peu en vrac. Pas vraiment des diggers... Pour les concerts, je me rappelle avoir vu la Fania All Stars au stade de Bergevin.

C’est la grande mode, la salsa, à l’époque ! Un gros souvenir de bordel à vingt sur scène... Et puis je vois évidemment arriver le reggae mais, avant ça, il y a eu toutes les musiques antillaise­s en créole francophon­e : le kompa haïtien, la cadence qui vient d’îles anglophone­s mais chantée en français, avec un groupe comme Exile One, par exemple, totalement inconnu en métropole mais qui sont pour nous extrêmemen­t importants. Exile One, c’est un peu ce qu’a été Téléphone pour le rock. Tout d’un coup, les mecs apportent une qualité musicale... Après, arrive Kassav, les vrais révolution­naires, les Bashung, quoi.

R&F : Vous êtes nés au début des années 60, quelques mois après que le Golf Drouot a pris son envol. C’est un moment un peu critique dans l’histoire du rock, un coup de mou, entre Elvis au service militaire et l’irruption des Beatles. Bertrand Dicale : En effet, en gros, entre les Shadows en 1961 et les Beatles en 1963, il y a un creux, et c’est précisémen­t dans ce creux qu’explose “Viens Danser Le Twist” de Johnny Hallyday, les Chaussette­s Noires... Mais ce n’est déjà plus le rock pur de 1957. C’est un peu un mélange entre rock, twist, mashed potato et le bouillonne­ment anglais. Ce qui expliquera, peut-être, la fébrilité des yéyés. Quoi qu’il en soit, des groupes sortent de partout : les Pingouins, les Spotnicks, les Requins... Tout le monde s’y met : même le jeune Robert Hue, qui abandonner­a cependant vite la batterie...

R&F : On se rend compte, à la lecture du livre, que c’était un endroit très populaire...

Bertrand Dicale : Oui, voire ouvrier. Les prix des boissons, par exemple, resteront tout le temps très attractifs. Populaire, sans qu’il n’y ait jamais de baston, d’ailleurs... Ça venait du fait qu’il fallait venir habillé, voire costumé. Donc, on fait un effort, on emprunte la belle veste de son cousin et le pantalon chic de son frère : on ne va pas risquer d’abîmer tout ça pour une bagarre. C’est ça aussi le Golf. Après 1968, la fin du Tenue correcte exigée va fondamenta­lement durcir l’ambiance dans ce genre d’endroits.

Le premier revival

R&F : Quel serait le disque emblématiq­ue de cette génération ? Bertrand Dicale : Le 45 tours des Pingouins “Oh, Les Filles !” de 1962

(adaptation de “Sugaree” de Rusty York, 1959). Dans ce groupe, le guitariste s’appelle Mino, il a 16 ans et, au verso de la pochette du EP, il est écrit qu’il est fan de gelati (rires). Ce guitariste, c’est Dominique Blanc-Francard. Le titre sera repris par Au Bonheur Des Dames en 1973 et sera un énorme tube. Là, je suis en sixième et je découvre le rock, par la nostalgie du rock... C’est le premier revival. R&F : Beatles ou Rolling Stones ? Bertrand Dicale : Beatles, absolument.

Album bleu. C’est génération­nel. Je l’ai en cassette. Tout ce qu’il y a après “Rubber Soul”. Je suis moins fan des débuts. Sinon, j’aime beaucoup “It’s Only Rock’N Roll” des Stones, que j’ai racheté en solde parce que le mien avait pris l’humidité.

R&F : Pour revenir au Golf Drouot, on découvre aussi l’importance de ce lieu dans l’éclosion d’un mouvement prog rock français dans les années 70. Ange, Magma, Présence, Martin Circus, Triangle... Bertrand Dicale : Oui. Le Golf était en fait un repaire de prolos. Et ici, le mouvement progressif, qui n’a jamais eu la cote en France, est incarné par des prolos. Quand on écoute aujourd’hui “Par Les Fils De Mandrin”, l’album de Ange qui fait rire tout le monde, c’en est désespéran­t. Le groupe en a enregistré une version anglaise et, quand on réécoute, c’est du Genesis ! Je connais encore des gens de ma génération qui ont les larmes aux yeux en écoutant ça...

R&F : Le punk ?

Bertrand Dicale : On était une bande de potes en Guadeloupe assez hippiespun­ks, finalement... On pouvait autant écouter “Harvest” de Neil Young, Bob Marley, “Radio Flic” de Gasoline (il récite les paroles par coeur)... J’écoutais aussi beaucoup “Ravi Shankar At The Woodstock Festival” acheté rue Schoelcher à Pointeà-Pitre. Je me souviens aussi de tous les lieux où j’ai acheté les disques !

R&F : Vous partez dans tous les sens...

Bertrand Dicale : Mais c’est ce que j’aime dans votre rubrique. C’est la diversité. Par exemple, je n’aime pas aller à la Fnac et sortir avec cinq albums uniquement de jazz... Je prends trois albums de jazz, et puis je m’arrête aux musiques du monde, je regarde ce disque de steel band qui a l’air intéressan­t, et puis je vais faire un tour à la chanson française... J’adore passer d’un truc à l’autre, mélanger les choses... Je suis métis, je suis un Antillais à Paris, c’est l’histoire de ma vie en général, d’être plusieurs choses en même temps. Quand on a du mal à se trouver, c’est absolument génial d’acheter des disques, parce qu’on arrive à se définir dans toute la complexité que représente la musique : acheter un Bartók, un Thelonious Monk et un Brigitte Fontaine le même jour... C’est un autoportra­it finalement que l’on réalise. Qui me convient très bien.

R&F : Soul ? Rap ? Bertrand Dicale : Je ne vais pas aller dans le bon goût. “When A Man Loves A Woman” de Percy Sledge que j’ai interviewé des années après. Ce fut l’un des moments les plus émouvants de ma vie. Et puis un disque qui a eu une énorme influence, “It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back” de Public Enemy. Acheté à la Fnac des Halles. A l’époque,

“Je découvre le rock par la nostalgie du rock”

je suis militant d’extrême-gauche et je me retrouve compléteme­nt dans le discours politique de ce groupe, sur l’esclavage notamment. C’est un disque qui a la même valeur qu’une manifestat­ion. Aujourd’hui encore, je suis d’assez près tout ce que dit Chuck D.

R&F : Un disque dont vous avez honte ?

Bertrand Dicale : Ma passion pour l’accordéon musette est problémati­que avec mes proches. Mais les compilatio­ns “Paris Musette” sont formidable­s, et je peux passer des nuits à réécouter des enregistre­ments de Tony Murena.

R&F : Dernier disque que vous ayez acheté ? Bertrand Dicale : Je suis retombé dans une brocante sur un pirate de Björk, un live à la Sainte-Chapelle de 2001, que j’avais déjà mais qui est désormais coincé dans un garde-meubles. Parce que 15 000 disques, ce n’est pas gérable dans un appartemen­t parisien. J’en ai conservé 20%.

R&F : Disque pour l’île déserte ?

Bertrand Dicale : Mon disque dur ! J’ai pas le droit ? Ah... Ça change tous les jours... Je répéterai quand même “Everybody’s In ShowBiz”... Un Thelonious Monk, “Monk’s Dream”. Un album de Brassens, “IX”, celui de 1966 avec “Supplique Pour Etre Enterré A La Plage De Sète”. Le premier Maxime Le Forestier... En rock, je dirai “Subterrene­an Homesick Blues” de Dylan, “Grasshoppe­r” de JJ Cale...

R&F : Ah, JJ Cale ! Et pourquoi donc ?

Bertrand Dicale : Pour le morceau “Downtown LA”, qui est très créole dans son fonctionne­ment : une musique cool qui donne envie de fumer un joint ou de passer un bon moment avec une fille mais qui, en fait, est atroce dans ce qu’il décrit, qui raconte le pire de la ville : les clochards, les alcoolos, les losers... C’est sublime.★ Livre “Golf Drouot : 25 Ans De Rock En France” (Gründ)

“Ma passion pour l’accordéon musette est problémati­que avec mes proches”

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