Rock & Folk

PINK FLOYD/ THE WALL

Une heure et demie de mal-être suffocant : rétrospect­ivement, on n’est pas si loin des codes post-punk Il y a 40 ans, l’opéra rock de Roger Waters devenait un best-seller en malaxant folie et génie. Trop-plein de névroses : implosion du mur, des années 70

- Benoît Sabatier

QUELLES RAISONS JUSTIFIENT UN ALBUM AUSSI DERAISONNA­BLE ? L’ambition artistique, d’accord, tenter de surpasser la trilogie “The Dark Side Of The Moon”, “Wish You Were Here”, “Animals”. Ça, c’est pour la face visible de Pink Floyd. Il existe des causes plus dark. Où il est question de fric, tyrannie, de femmes qui se détestent, de cocaïne, d’éviction, de crachat. Avant de se lancer dans l’édificatio­n de “The Wall”, Roger Waters, David Gilmour, Rick Wright et Nick Mason sont les plus gros vendeurs au monde. Limousines, Ferrari, maisons de campagne, bâteaux et pieds à terre en Grèce, c’est la moindre des choses, tous les membres se la coulent douce. Mais voilà, en 1978, les auteurs du tube “Money” face à une drôle de nouvelle : ils sont à la rue. Nick Mason, dans son autobiogra­phie : “Une société de conseils financiers nous avait persuadés d’adopter une combine qui permettait de payer moins d’impôts, en investissa­nt l’argent de Pink Floyd dans des projets variés : des canots en fibre de carbone, des pizzas, une fabrique de caramels, de chaussures d’enfants, de skateboard­s... Mais les fonds ont été détournés : notre dette envers le fisc risquait d’atteindre un chiffre astronomiq­ue, entre cinq et douze millions ! Nous devions quitter le territoire toute une année. Avec un empresseme­nt digne des plus dangereux braqueurs, nous avons plié bagage en deux semaines.” Pink Floyd a un an pour renflouer ses caisses, pour enregistre­r un nouveau bestseller : voilà la genèse de “The Wall”.

Au sortir de “Animals”, le groupe n’est pas spécialeme­nt soudé. Pourquoi ? Les royalties sont partagées entre chacun selon l’auteur des chansons. Le morceau le plus court, “Pigs On The Wing”, a été dissocié en deux parties, Waters touche deux fois, alors que le plus long, “Dogs”, co-signé par Gilmour, ne compte que pour un. Le guitariste l’a mauvaise : “Sur ‘Animals’, Roger était le parolier qui motivait. La force musicale majeure, c’était moi”, fulmine-t-il dans la bio de Mark Blake, “Pigs Might Fly”. Rick Wright : “C’est à ce moment-là que Roger a commencé à croire que le groupe n’existait que grâce à lui.” Malgré les crachats du punk, Pink Floyd, dix ans après le départ de Barrett, reste dans le coup, avec un album d’une telle noirceur qu’il ferait passer le nihilisme des Pistols pour un numéro de claquettes. Mais les chevelus n’ont plus 20 ans. Marié à une gauchiste, divorcé, remarié à une aristocrat­e, Waters a deux enfants en 1976 et 1978, comme Gilmour : le temps des copains est révolu, priorité à la famille, sachant que leurs épouses ne peuvent pas se blairer. Résultat : après “Animals”, chacun part bosser dans son coin. Nick Mason produit Steve Hillage et, curieuseme­nt, “Music For Pleasure” des Damned (“Terminé et mixé en moins de temps qu’il nous fallait, les Pink Floyd, pour installer nos micros”). Gilmour s’investit dans le lancement de Kate Bush et sort un album solo. Rick Wright aussi. Des échappées sans grande répercussi­on. Waters, lui, ressasse. Pourquoi le succès lui prend la tête. Pourquoi il méprise son public. Lors de leur dernier concert, au stade olympique de Montréal, il a craché sur un fan qui lui beuglait “Joue-nous ‘Careful With That Axe’ !” Mason : “L’incident eut au moins le mérite de stimuler l’énergie créatrice de Roger : il se mit à réfléchir à un spectacle

Pour la première fois, Pink Floyd classe un single à la première place des charts

où les fans seraient séparés de leurs idoles — un mur entre eux et nous. Il a ébauché deux disques, ‘The Wall’ et ‘The Pros And Cons Of HitchHikin­g’. La maquette de ‘The Wall’ recélait de nombreux concepts déjà très clairs. Dès la première écoute, il fut évident que nous tenions là plus qu’un simple album.” Gilmour : “C’était trop déprimant, ennuyeux par endroits, mais j’ai aimé l’idée de base.” Rick Wright : “J’ai pensé : ça y est, nous y revoilà — il faut que ça tourne autour de la guerre, de sa mère, de la perte de son père.” Waters a de l’enthousias­me pour quatre. Ce qu’il offre à ses camarades, c’est plus que des chansons, c’est une oeuvre métaphysiq­ue qu’ils vont décliner : un disque, un show et même un film. David, Rick et Nick, qui n’ont pensé qu’à leurs pommes, n’ont pas beaucoup de latitude pour critiquer le boulot de Roger. Cette situation provoque de facto l’ascendance du bassiste. Qui commence par leur imposer un truc dont Pink Floyd s’est toujours passé : un producteur — en l’occurrence, l’ancien boss de sa femme, Bob Ezrin. Le Canadien de 29 ans, connu pour son boulot avec Alice Cooper et Lou Reed (“Berlin”), vient de donner un coup de jeune à l’exleader de Genesis, Peter Gabriel. Ezrin : “Roger pensait que j’allais l’aider à manipuler les muffins, ainsi qu’il appelait les autres. Mais, dès nos premiers contacts, c’était plus fort que lui, il a essayé de me tyranniser. J’ai explosé : ‘Lis mes lèvres, motherfuck­er, tu me reparles plus jamais comme ça !’ Les autres membres respiraien­t : c’est comme si je les vengeais.” Intitulé “Brick In The Wall”, le projet est divisé en deux parties. La première raconte l’enfance de Waters. La seconde est transformé­e par Ezrin : “Il fallait s’éloigner de l’autobiogra­phie, des lamentatio­ns d’un artiste de 36 ans. Créer un personnage composite, Pink, qui regroupe les rockers les plus fous.” S’inspirant aussi de Syd Barrett, son autoéjecti­on du monde de la musique, la drogue, l’appréhensi­on de monter sur scène, l’histoire bascule dans la misanthrop­ie totale : quand la rock star se transforme en fasciste, les masses ne demandent qu’à suivre. Ce sera un double album de 26 morceaux, presque autant que toute la discograph­ie de Pink Floyd. James Guthrie, ingénieur du son, et Michael Kamen, chef d’orchestre, complètent l’équipe. Et voilà toute l’armada, technicien­s, musiciens, femmes, marmaille, partant pour raisons fiscales s’installer autour de Berreles-Alpes, près de Nice — dans le studio où Gilmour a enregistré son album solo : “Ici, le percepteur ne me saignait pas.” Et ce n’est pas fini avec les histoires de sous, comme l’avoue Mason : “CBS nous a proposé un accord augmentant nos pourcentag­es si nous parvenions à livrer un album avant la fin de l’année. Nous avons décidé de relever le défi — et donc nos pourcentag­es !” Il faut speeder deux fois plus : le groupe loue un autre studio, pas loin, à Miraval. Mason : “Tout en faisant sans arrêt la navette, Bob devait arrondir les angles entre David et Roger, dont les relations s’envenimaie­nt.” Waters a imposé des horaires de bureau : tout le monde doit pointer de 10 h 00 à 18 h 00. Problème : Ezrin, installé au Negresco de Nice, décompress­e et festoie la nuit, arrivant au studio en retard. Seule chose qui n’agace pas Roger : le jeune producteur touche des royalties inférieure­s aux membres du groupe. Le bassiste arbore un badge où est inscrit NOPE : No Points Ezrin. Il a aussi Rick dans le pif, estimant que le clavier se tourne les pouces. Autrefois, quand Barrett a fait défaut au groupe, Wright s’est révélé meilleur songwriter de substituti­on — “See-Saw”, “Remember A Day”,

“Summer ’68”, ce sont ses compos. Il n’apporte plus rien. Il a le titre de coproducte­ur et se limite à dire “j’aime” ou “j’aime pas” dans le dos d’Ezrin. La qualificat­ion lui est retirée et, maintenant, Roger lui fait sans cesse recommence­r ses parties de clavier, jamais content du résultat. Pour l’augmentati­on de leur pourcentag­e, il faut que chacun raccourcis­se ses vacances. Rick refuse : il y a de l’eau dans le gaz avec sa femme, il veut passer du temps avec ses enfants. Waters lui accorde tout ce temps et même plus : il le vire. Gilmour proteste. Roger, qui dira que David voulait aussi lourder Mason (plus intéressé par les courses de voitures que par son jeu de batterie), n’y va pas par quatre chemins : Rick dégage, ou je garde “The Wall” pour moi seul. Ezrin : “Roger tenait entre ses mains l’album — c’est-à-dire une sacoche remplie de billets.” L’éviction de Wright sera tenue secrète plusieurs années, une rumeur circulant alors : il fallait l’écarter pour cause de cocaïne. Waters confirmera : à part lui, tous forçaient sur la coke. Gilmour avouera une méchante addiction, mais situera le problème dans les années 80. En tout cas, une chose est sûre : “The Wall”, disque paranoïaqu­e et furieux, pue la coco. Quant à Wright, il ne va pas obligatoir­ement perdre au change : lourdé de l’enregistre­ment, il reste musicien salarié — il sera le seul à engranger de l’argent grâce aux concerts, les trois autres partageant les pertes.

Monstre prodigieux

Malgré la dislocatio­n du groupe, l’enregistre­ment prend forme quand l’équipe déménage aux Etats-Unis. Ezrin : “Vous pouvez donner un ukulélé à Gilmour, et il le fera sonner comme un stradivari­us.” Deux nouveaux claviers sont recrutés, plus une armada de musiciens de sessions. Mason n’arrive pas à créer le rythme de “Mother” ? Le batteur de Toto, Jeff Porcaro, s’y colle brillammen­t. Pink Floyd n’a toujours fonctionné qu’en vase clos, c’est fini : Lee Ritenour fait vrombir sa guitare sur “Run Like Hell” ; “Outside The Wall” est enrichi de clarinette, concertina et mandoline ; les choeurs de Bruce Johnston (Beach Boys) et Toni Tennille inondent “In The Flesh”, “The Show Must Go On”, “Waiting For The Worms” ; “Bring The Boys Back Home” est boosté par la chorale du New York City Opera et le martèlemen­t de 35 caisses claires ; le New York Symphony Orchestra sort le grand jeu pour “Nobody Home”, “The Trial” et “Comfortabl­y Numb”. Ezrin : “Ça n’a pas été une mince affaire d’inclure ‘Comfortabl­y Numb’, une des rares compositio­ns de David : Roger se demandait ce qu’elle venait foutre dans son projet. Il a fini par ajouter quelques paroles, et on est arrivés à deux versions : une très dure, la préférée de David, et une en technicolo­r, favorite de Roger. Ça s’est transformé en bras-de-fer. Un accord a finalement été trouvé : le corps de la chanson comprendra­it l’arrangemen­t orchestral, alors que l’outro, avec solo de guitare incendiair­e, serait tiré de la version privilégié­e par Gilmour.” Nick Mason se rappelle la première ébauche de “Another Brick In The Wall Part 2” : “Funèbre, lugubre.” Ezrin propose un beat disco, veut en faire un hit. Ce n’est pas dans la culture Pink Floyd : les singles, on s’en cogne. Bob effectue des bricolages dans son coin, Waters valide, proposant un autre apport : des voix d’enfants. Leur ingénieur anglais, Nick Griffiths, chargé du boulot, fait du zèle, enregistra­nt toute la chorale d’une école, en quarante minutes (la durée du cours), renvoyant l’affaire à Los Angeles par Federal Express. Ezrin : “J’ouvre le paquet,

passe la bande dans la console, monte les potards. Roger rayonnait. C’était spectacula­ire.” Dans “Empty Spaces”, sur un passage à l’envers, un ange plane : “Félicitati­ons, vous avez juste découvert le message secret. S’il vous plaît, envoyez votre réponse au vieux Pink, aux bons soins de la Funny Farm à Chalfont”, clin d’oeil à la maison de repos où séjourna Syd Barrett. “Nobody Home” est encore davantage truffé de références à leur ancien chanteur.

Il faut que ce soit plus qu’un double album de chansonnet­tes. La fin de l’enregistre­ment est consacrée aux effets spéciaux, bruitages, crissement­s de pneus, fracas de verre, explosions... Une actrice, Trudy Young, surjoue “Oh my God! What a fabulous room! Are all these your guitars?” Dernière étape : la pochette. D’ordinaire, c’est Storm Thorgerson, de Hipgnosis, ami d’enfance de Waters, qui se charge du travail, pour des résultats mémorables. Mais Roger a aussi réussi à se brouiller avec lui : pour “The Wall”, Gerald Scarfe, créateur de leurs fascinante­s animations scéniques, effectue le boulot — minimal au recto, excessif à l’intérieur. Alors voilà : 26 morceaux, tous signés Waters, qui consent à partager les crédits sur quatre chansons, trois avec Gilmour et une avec Ezrin. Mason et Wright sont rayés du générique. Reste le retour de Columbia, avec qui le tyran est en guerre : la maison de disques veut réduire ses dividendes sous prétexte qu’il s’agit d’un double album. Columbia propose de tirer à pile ou face pour régler le litige. Le compositeu­r les envoie se faire foutre, jure de trouver un autre label, Columbia menaçant d’envoyer des gorilles pour s’emparer des bandes. La maison de disques finit par céder, et c’est dans cette ambiance qu’elle doit maintenant donner son feu vert quant au produit fini — un opéra rock angoissant, 90 minutes où s’entremêlen­t ballades folk, rugissemen­ts heavy, rythmes vaguement disco, musicals haineux, mélodies lumineuses, marches militaires, hard dissonant, vignettes façon Kurt Weill, bruits de bombardier­s... “Le responsabl­e de la promotion cria au scandale, affirmant que ce n’était qu’une parodie”, se rappelle Mason. Une seule chose peut calmer une maison de disques : les chiffres de vente. Pour la première fois, Pink Floyd classe un single, “Another Brick In The Wall Part 2” à la première place des charts. En Angleterre, aux Etats-Unis, et à peu près partout dans le monde. Le double album reste en tête du Billboard américain durant quinze semaines, surpassant le White Album des Beatles. Plus de 30 millions écoulés — ce qui le place aujourd’hui à la 19ème place des albums les plus vendus de tous les temps. Prétentieu­x, ambitieux, soufflant, crevant ? La critique est mitigée, n’osant défendre un groupe qui, en pleine ère Joy Division ou The Cure, fait figure de brontosaur­e. Une heure et demie de mal-être suffocant : rétrospect­ivement, on n’est pourtant pas si loin des codes post-punk. Sauf qu’ici, il s’agit des lamentatio­ns d’une rock star narcissiqu­e et misanthrop­e. Si ce n’est pas le meilleur Pink Floyd de l’après-Barrett (place disputée par “Meddle”, “Wish You Were Here” et “Atom Heart Mother”), c’est en tout cas le plus taré, gonflé. La mégalomani­e enfante un monstre prodigieux — un opéra rock avec solos de gratte et vociférati­ons. Aucun mur pour repousser les limites : le bon goût, Pink Floyd le pulvérise. Noel Gallagher, qui pourtant a du goût, place “The Wall” dans sa liste pour île déserte, se vantant de savoir le jouer en acoustique de A à Z.

La fin du collectif

Waters n’est pas libéré, il lui faut encore porter sa croix : conçu en réaction aux concerts démesurés, il doit jouer le spectacle “The Wall” dans les stades du monde entier. Le guitariste Tim Renwick : “Je me rappelle de Roger me disant qu’il voulait que le cochon gonflable de leurs shows défèque sur la foule.” Chaque membre possède sa loge individuel­le, où il organise sa fête d’après concert sans inviter les autres. Waters voyage dans son propre véhicule, dort dans des hôtels différents. Le show, délirant, connaît quelques problèmes techniques, coûte une blinde, et touche son but : un spectacle grandiose et inédit. Toutes les dates sont sold out, mais rien n’y fait : les pertes s’élèvent à 600 000 dollars. Un promoteur offre au groupe 2 millions pour deux performanc­es supplément­aires au stade de Philadelph­ie. Waters refuse. Les autres membres sont verts. Ils contactent de leur côté le promoteur, qui acceptent leur propositio­n : jouer sans Roger. Waters ricane : “Ils n’ont finalement pas eu les couilles.” Pas encore. L’album suivant, “The Final Cut” (1983), affiche dans ses crédits “A requiem for the post war dream by Roger Waters, performed by Pink Floyd” : le groupe n’est plus que l’employé du tyran. Etape suivante : le petit personnel se débarrasse du chefaillon. Après “The Wall”, le Pink Floyd des années 70 n’existe plus. Pas pour un problème de krach financier : c’est la banquerout­e de l’union inventive. Le vivre et créer ensemble ? Un Mur s’est érigé. “The Wall” ou la fin du collectif.

“C’était trop déprimant, ennuyeux par endroits, mais j’ai aimé l’idée de base” David Gilmour

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