Rock & Folk

GINGER BAKER

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“Vous avez un problème avec moi ? Cool. Venez ! on va régler ça aux poings.”

“Il était flippant, c’était le diable. Oui. Accro aux drogues comme personne, pas même moi. Un voyou magnifique. Et un musicien sans équivalent. C’est totalement imbécile de le comparer à Bonham ou Moon” Eric Clapton Virtuose parmi les virtuoses, obsédé de jazz mais révéré pour ses exploits rock avec Cream ou Blind Faith, le batteur britanniqu­e est mort le 6 octobre à 80 ans.

PAR PATRICK EUDELINE

Ginger Baker était fou. Il a été systématiq­uement exécrable envers tout le monde. Mais c’était le marteau des dieux. Infréquent­able. C’était aussi un problème pour les groupies. Et pardon, Zouzou, pour le mot, toi qui m’en as raconté de belles sur lui. Il fut un temps où Clapton était Dieu et Jack Bruce son prophète, mais les jeunes filles avaient peur de s’approcher de Cream. A cause de Ginger, bien sûr. Violent, extrême, plus punk qu’aucun Sid Vicious n’a jamais osé l’être. Rien à voir avec le charme de Clapton ou l’élégance talentueus­e du grand Bruce. Non, ces deux-là s’étaient acoquinés avec le diable. Mais ils n’avaient guère eu le choix : c’est que, accessoire­ment, c’était le meilleur batteur du monde, toutes catégories. Jazz comme rock, donc. C’était Elvin Jones, Art Blakey, Max Roach, Buddy Rich et Gene Krupa (ses absolus héros) en un seul homme.

Keith Moon ? Il lui aurait fallu apprendre à jouer avant. Enfin à jouer vraiment. C’était Ginger sans l’implacable mise en place. Même si, même si... Keith Moon a ajouté une deuxième grosse caisse à sa batterie Premier, quelques semaines avant que Ginger obtienne la sienne de Ludwig. Moon put donc en jouer sur scène avant ce dernier, qui ne lui pardonna jamais. Evidemment. C’était Ginger, pourtant, qui lui avait intimé d’aller voir Duke Ellington sur scène, où les batteurs de ce dernier utilisaien­t la double batterie. Keith Moon était à ce concert à Londres, à coté de son modèle Ginger. On sait la suite. Mitch Mitchell ? Oui, bien sûr, mais à coté de Ginger, c’était un enfant. John Bonham ? Laissons Baker en parler lui-même : “C’est le moins pire du groupe, au sein de Led Zep, c’est le seul a faire de la musique, enfin presque : il swingue comme un sac à patates. Le reste, c’est du bruit.” Aynsley Dunbar, Jon Hiseman, Ian Paice, Keef Hartley et même Clive Martin ? Sans doute mais, en 1963, il n’y en avait que deux, au fond, Brian Bennett des Shadows et Ginger. Les seuls à oser faire des solos, à tenir leurs baguettes façon jazz, à faire des rythmes bop sur la cymbale ride. Et si “Little ‘B’ ” par les Shadows reste le premier solo de batterie dans un disque rock, Ginger a tout emporté.

Avant ? On ne peut compter que les quelques breaks de Sandy Nelson... Ginger Baker, Jack Bruce, Clapton (après Mayall...). C’est peu dire qu’il y aura un avant et un après, ils ont rendu tout le reste possible. On peut ne pas aimer Cream, mais c’est ainsi. Et “Fresh Cream”, fut un cataclysme. Mais parlons de Ginger, oui. Parce qu’il est mort. Stewart Copeland : “Ah parce que il était encore vivant ? Un type comme lui avait réussi à survivre ?” Mort de drogues, du cancer, des excès, du tabac (officielle­ment). Mort d’avoir été Ginger Baker. Il a vécu en Afrique, au Nigéria, au Ghana, puis en Afrique du Sud, où il courrait après son rêve de la batterie première, du beat originel, celui du Big Bang et du big band. Comme Art Blakey avec son “Orgy In Rhythm”, on y reviendra. D’ailleurs, il paraît que le Big Bang, c’était un do. Un énorme accord de do majeur avec toutes ses harmonique­s. La musique en est née.

Né en 1939 à Londres, et donc légèrement plus vieux que ceux de la génération du british beat, Peter Edward Baker sera, par le fait, lourdement, marqué par le jazz quand ses petits frères grandiront avec le skiffle et le rock’n’roll. Un père mort à la guerre. Il grandit élevé par une mère seule. Très vite, il se rêve en jeune délinquant, parallèlem­ent à l’écoute de Duke Ellington (quand les autres en sont à Lonnie Donegan). Pour la bonne cause, il vole le disque de jazz “The Quintet Of The Year” avec rien moins que Charlie Parker, Charles Mingus, Bud Powell, Dizzy Gillespie et Max Roach. Son premier vinyle. Il construit sa première batterie lui-même, de bric et de broc. Le skiffle, il est vrai, popularisa­it la pratique du do it yourself. Et il prend ses premiers cours. Mais c’est Phil Seamen qui lui permettra de devenir ce qu’il est. Phil Seamen ? Simplement le plus grand batteur anglais, adulé par ses pairs américains et, comme Ginger plus tard, plus héroïnoman­e encore que Charlie Parker, plus destroy que Mezz Mezzrow, il lui apprendra ce qu’il ne sait pas encore et lui fera écouter les percussion­s tutsies. Seamen sera le modèle absolu de Ginger. Jusque-là, on joue la chanson. Rien de plus. Avec un solo de guitare pour faire bonne mesure. Tous, batteurs comme bassistes, jouent la grille. Et s’arrêtent là. Ponctuant au mieux d’un break ou d’une syncope. Le jazz explosera tout cela. Enfin, l’influence de celui-ci. Via Baker et Bruce... Du coup, on sous-estimera longtemps ceux qui se contentent de jouer la chanson. Les Beatles ? Il n’y a rien de cette approche jazz dans leur musique. On leur en voudra, oubliant au passage que Ringo Starr — rien qu’un exemple — a eu le génie de réinventer la percussion au sens classique dans un contexte rock. Non, la frime au début des sixties, c’est l’improvisat­ion... Et les musiciens les plus respectés, de Georgie Fame à Stevie Winwood, de Jack Bruce à Graham Bond, ont tous cela en commun. Ils jouent du blues... avec une influence jazz. Baker, déjà éduqué par Seamen, remplace l’insuffisan­t (pardon) Charlie Watts chez Alexis Korner. Il quittera d’un haussement d’épaules ces (pour lui) laborieux bluesmen autodidact­es pour rejoindre Graham Bond. Un homme à sa hauteur ! Maître de l’orgue, vrai chanteur, drogué et attiré par le satanisme, Graham Bond a décidément tout pour lui. Sauf... des chansons et un physique. Graham Bond Organizati­on, vite rejoint par Jack Bruce, pose, devant son public de mods éclairés, ce qui deviendra les bases de Cream : morceaux allongés (“Train Time”, “Spoonful”), tendance au ternaire, reprises blues. Le groupe fascine ses pairs, mais la concurrenc­e est rude. Et les bastons entre Bruce et Baker commencent à entrer dans la légende. Et cette manie qu’ont le batteur et Graham Bond de mettre dans la même seringue héro, coke et LSD n’arrange rien.

Pourtant, Phil Seamen lui avait pourtant fait jurer de ne jamais prendre d’héroïne, mais Ginger est persuadé que c’est le prix à payer pour devenir un grand jazzman.

Et puis, arrive Cream. Clapton rencontre le duo maudit... C’est la formule magique. Bruce se révèle un vrai compositeu­r, Pete Brown, bientôt, écrira les textes.”Fresh Cream” sort en 1966 et sonne plus lourd, plus mature, plus pro que tout ce qui s’est fait auparavant. Ginger Baker se révèle : il ne quittera plus — avant longtemps — la place de numéro 1 dans tous les sondages et classement­s de musiciens des pages de Rolling Stone, NME, Melody Maker... Devant lui, personne ne peut prétendre faire le poids. Il joue donc sur double batterie, comme Keith Moon ou Bobbie Clarke, et multiplie toms et cymbales. Son jeu déborde de partout mais est inouï, précis, inventif, sert toujours la chanson. Normal, c’est un musicien. Cream vivra sa vie jusqu’au décevant “Goodbye”, via le classique pop “Disraeli Gears” et l’apothéose “Wheels Of Fire”. Là, sur l’intro en boléro à cinq temps de “White Room”, son jeu s’avère quasiment orchestral. La version interminab­le de “Toad”, le plus long solo de batterie alors enregistré, clôt l’affaire. Ginger, le diable roux, emporte tout. Et puis, ce sera Blind Faith, sans Bruce : la collaborat­ion n’est plus possible. Et Clapton est terrifié de voir revenir Ginger... La pochette, avec cette très jeune fille au sextoy spatial, fait scandale : mais ce n’est pas la fille illégitime de Ginger qui pose, contrairem­ent à ce qu’affirme la légende.

“Ce type est tout ce que vous n’êtes pas. Il m’a montré la voie” Johnny Rotten

Et, enfin, Ginger Baker’s Air Force. Avant que ne se terminent les années enchantées. Ginger rêve de Duke Ellington et de big band ? Alors il a réuni les meilleurs pour un improbable supergroup­e. Denny Laine, Phil Seamen, Steve Winwood, Graham Bond, Chris Wood. Mais l’album (un double, que j’achète à l’époque, naïf et en confiance) est plus que décevant. Une longue jam dont on ne retient que l’éblouissan­t “Man Of Constant Sorrow”. Le reste ? Du jazz fusion, bavard, et digne d’Osibisa. Baker assume tous les frais du groupe et se ruine. Son train de vie est aberrant. Et ce n’est pas lui qui touche les royalties de Cream et Blind Faith, mais Bruce, Clapton ou Winwood. Ginger Baker’s Air Force explose en plein vol. Evidemment.

Parallèlem­ent, il fait ce qu’aucun batteur, dit de rock, n’a osé faire : il défie en des battles le gratin absolu de la batterie jazz. Phil Seamen, bien sûr, mais aussi Elvin Jones ou Art Blakey !

Et il s’impose comme leur absolu pair. Batteur de rock, lui ? Allons ! Osibisa, disions-nous ? On y arrive. Justement, Ginger Baker s’obsède d’Afrique. En 1957, Art Blakey veut renouer avec l’essence même du rythme. Le jazz vient indirectem­ent d’Afrique ? cela donnera “Orgy In Rhythm”, avec Herbie Mann et des musiciens locaux. Hélas, il n’y a rien de commun entre les polyrythmi­es africaines et le génie sophistiqu­é du swing qu’ont créé les Noirs américains. Comme souvent, toute tentative de relier le blues ou le jazz à des racines africaines s’avère vaine. Ginger décide d’aller au Nigeria réussir ce que Blakey a raté et retrouver ces percussion­s tutsies que lui avaient fait entendre Phil Seamen.

La quête est vaine, donc. Bien sûr, là-bas, il monte un studio et joue avec les plus grands, enfin les plus compatible­s... Et cela se limite grosso modo à Fela. Fela Anikulapo Kuti. Ce qui, certes, n’est pas rien. Mais en Afrique, le Ginger se fait une nouvelle vie. Loin du rock qui devient glam, punk... Ce n’est plus l’affaire de Baker. Malgré une tentative avec les frères Gurvitz en 1974, Baker Gurvitz Army, destinée à renflouer la caisse, il est déjà trop tard pour un faux Cream et un sousClapto­n, même si le groupe est moins mauvais et plus fin que l’image qu’il a laissée. C’est du british blues tardif. Le groupe ne dure pas et ne rapporte rien. Ginger s’exile un temps en Toscane où il tente de produire de l’huile d’olive (et où Rotten fera tout pour le retrouver), divorce encore une fois (quatre épouses officielle­s et trois enfants), joue un temps avec Hawkind (en 1980 !), Gary Moore ou Atomic Rooster, essaie de faire l’acteur à Los Angeles (la série policière “Nasty Boys”, un navet). Il vit un temps aux Etats-Unis, enregistre du pur jazz, et avec son héros Max Roach. Il revit ? Non, il se fait finalement expulser. Comme toujours. Infréquent­able à jamais. L’homme est perdu. Il n’a plus rien et devient un temps SDF... Avant d’aller en Afrique du Sud. Depuis Fela, il est devenu un Africain. C’est là qu’est son destin.

Et qu’il découvre le polo... ce qui le fâche avec Fela. On n’entend plus parler de lui, si ce n’est, sporadique­ment, pour quelques scandales, bagarres, procès, et pour une brève réunion de Cream en 2005, le temps de quatre concerts. Jusqu’à aujourd’hui.

Où il n’y a plus de Ginger Baker. Depuis le 6 octobre 2019.

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