Rock & Folk

Nick Cave And The Bad Seeds

“GHOSTEEN” MUTE/ PIAS

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En 2016, Nick Cave sortait un album qui ne ressemblai­t à aucun autre de sa longue carrière. Certaines chansons de “Skeleton Tree” avaient été composées avant la mort accidentel­le de l’un de ses fils, d’autres par la suite. Toutes ont été enregistré­es après le drame, donnant au disque une unité funéraire sans précédent : Warren Ellis avait offert au chanteur les éléments d’une nouvelle syntaxe musicale. L’album à la pochette noire avait cogné au plexus solaire, une tournée triomphale avait suivi, puis Nick Cave, transformé, s’est mis à répondre studieusem­ent aux questions de ses fans sur internet. Après quoi, tout le monde pensait que le songwriter reviendrai­t faire un maximum de boucan avec Grinderman ou les Bad Seeds. Rien ne s’est passé comme prévu. Trois ans après “Skeleton Tree”, “Ghosteen” va plus loin encore dans la douleur : on ne se remet pas aussi rapidement d’un tel événement, surtout lorsqu’on a passé une bonne partie de sa vie à chanter la mort, le meurtre et le diable. “Ghosteen”, au titre explicite, est donc autant un chant d’amour qu’une longue lamentatio­n dédiée au fils perdu. L’album mentionne les Bad Seeds sur sa pochette, mais il s’agit bien d’une collaborat­ion quasi exclusive entre Cave et Ellis, ce dernier bâtissant un univers sonore minimalist­e, avec synthés, boucles, bruits bizarres, quelques choeurs féminins. Le double album se partage en deux disques. Le premier est, de l’avis de l’intéressé, “celui des enfants”, le second “celui de leurs parents”. Le premier comporte ce qui ressemble encore à des chansons, le second est atmosphéri­que, Cave ne chante plus il parle la voix pleine de larmes. Faut-il être morbide pour apprécier la beauté phénoménal­e de cet ensemble ? Evidemment non : passé un certain âge, tout le monde a connu l’expérience de la perte, d’un ami ou d’un parent (un enfant, c’est heureuseme­nt plus rare), et chacun est donc en mesure de comprendre la profondeur de ce tombeau, au sens littéraire du terme. On peut aussi sans doute apprécier “Ghosteen” sans avoir perdu qui que ce soit et sans savoir ce qui est arrivé au chanteur en 2015. C’est, tout simplement, un très bel album d’un genre particulie­r : on connaissai­t les disques fous (tout Nico en solo), les disques douloureux (“Crèvecoeur” de Daniel Darc), les disques noirs (“Berlin” de Lou Reed), les disques spleenétiq­ues (“Seventeen Seconds” de Cure, “Closer” de Joy Division”) les disques au coeur brisé (“Blood On The Tracks” de Dylan), on connaît moins les disques de deuil. Une chose sauve celui-ci : il n’est pas sordide. Ironie du sort, c’est sans doute même le moins macabre de toute la discograph­ie de Nick Cave... Si “Ghosteen” ressemble à un long chant interrompu par quelques silences (en particulie­r la seconde partie), il reste encore de vrais morceaux d’une beauté affolante : “Spinning Song”, “Night Raid”, “Galleon Ship”, “Waiting For You”, d’autres encore frappent dès la première écoute. La pochette kitsch n’est pas à prendre au second degré : c’est le royaume naïf de l’enfance. Les paroles sont, plus encore que d’habitude, saturées de références bibliques entrelardé­es de messages simples : “I am beside you, look for me”, “Everybody’s losing someone, it’s a long way to find peace of mind”, “Darling, your dreams are your greatest part, I carry them in my heart”, “’Cause I’m just waiting for you, waiting for you to return”, parfois répétées comme des mantras. Warren Ellis confection­ne un écrin sonore encore plus fort que ce que bricolait Eno pour Bowie. C’est un magicien : il a transformé la tragédie en une renaissanc­e musicale. L’avenir dira si cette révolution intérieure a porté ses fruits... L’ultime phrase de “Skeleton Tree” —“And It’s allright now”— est déjà de l’histoire ancienne : la dernière de “Ghosteen” dit : “And I’m just waiting now, for my time to come, and I’m just waiting now, for peace to come”.

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NICOLAS UNGEMUTH

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