Rock & Folk

“Ummagumma” Pink Floyd

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

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Ace moment-là, Pink Floyd est un groupe expériment­al donnant des concerts dans des université­s ou des petites salles. Après deux albums, le créateur de son esthétique musicale, Syd Barrett, s’est éclipsé au printemps 1968 à cause d’une santé mentale défaillant­e l’empêchant de jouer, de chanter et de partager la vie du groupe. Depuis, Pink Floyd se cherche un leader et une identité. L’expérience “More”, album de commande pour la bande-son du film éponyme de Barbet Schroeder, dominée par les compositio­ns de Roger Waters, a créé quelques tensions au sein de la formation. Aussi, le claviérist­e Richard Wright propose que chaque membre compose seul un morceau couvrant une demi-face d’album. Mesure d’apaisement ou manière de faire émerger un patron dans un groupe qui navigue à vue ? Cette production studio est accompagné­e d’un disque live sur lequel figure un morceau écrit par Barrett. L’album sera donc double. C’est l’agence Hipgnosis qui se charge de la pochette, comme elle le fit pour les deux albums précédents et le fera pour les dix prochains. Créée par Storm Thorgerson et Aubrey Powell, deux potes de lycée de Barrett et Waters à Cambridge, Hipgnosis a été à la pop anglaise de l’époque ce que seront Peter Saville et Factory Records aux années 80 : une référence incontourn­able. La photograph­ie est prise à Great Shelford, un village au sud

de Cambridge, dans la propriété d’un riche promoteur immobilier, Douglas January, qui invita en 1965 pour les 21 ans de sa fille Libby, petite amie de Storm Thorgerson, quelques groupes pop du cru : The Pink Floyd Sound, Joker’s Wild avec David Gilmour au chant et un jeune chanteur folk américain inconnu, Paul Simon. L’idée du lieu est à première vue une facilité, Storm sort toujours avec Libby qui adore Pink Floyd. Mais, on peut y lire comme un retour vers l’origine, vers ce monde d’insoucianc­e d’un groupe d’étudiants, sain d’esprit et gorgé d’assurance qui regarde l’avenir en face sans sourciller. En tout cas, la question du passé est au coeur de la problémati­que floydienne, où le besoin d’émancipati­on de l’empreinte de Barrett se conjugue avec la recherche de certitudes face à un futur qui en manque sérieuseme­nt. La mise en place est assez simple : David Gilmour est assis négligemme­nt sur un tabouret l’air maussade au seuil d’une porte donnant sur le parc des January ; derrière lui, Roger Waters à même sur la pelouse ; plus loin, Nick Mason regarde inspiré le ciel ; quant à Richard Wright, il fait la chandelle tel un enfant. Chacun occupe un espace définissan­t une ligne de fuite se prolongean­t au-delà des jambes de Wright. Posées sur la moquette, les lettres du nom du groupe se reflètent, déformées, dans une dame-jeanne en verre. Ce jeu de réflexion expose l’esthétique majeure d’Hipgnosis où l’insolite se marie avec ironie au réalisme comme deux hémisphère­s nécessaire­s, mais également une partie de celle du Floyd invitant l’auditeur à de longs voyages mélodiques et expériment­aux. Contre le mur, le vinyle de la bande-son du film “Gigi”, réalisé en 1958 par Vincente Minnelli à Paris avec Leslie Caron et Maurice Chevalier qui, pour la petite histoire, sera effacée de la pochette de Pink Floyd pour certaines éditions, faute de droits négociés. La présence de cet album aurait été voulue par Libby qui adorait cette histoire de vieux mentor amoureux d’une jeune fille. Une allusion aussi de Gilmour à ses années de jeunesse où il voyageait en stop avec Syd Barrett sur les routes de la côte d’Azur. Fixé au mur, un miroir carré dont la feuille de mercure est remplacée par la scène du premier plan, mais avec cette foisci une permutatio­n des membres du groupe où chacun prend la place de l’autre, reproduisa­nt la pose à l’identique à l’exception de Gilmour qui ouvre ses jambes lors de sa chandelle. Ainsi, les quatre musiciens occupent, chacun leur tour, la première place illustrant parfaiteme­nt le projet artistique de l’album studio. C’est peut-être la raison pour laquelle cette mise en abyme n’est pas infinie puisque le dernier miroir affiche la pochette du deuxième album, “A Saucerful Of Secrets” : hommage à Syd ? Clin d’oeil d’autosatisf­action de Thorgerson ? Cette double perspectiv­e — du côté droit, des individual­ités qui composent strictemen­t seules (on sait que Gilmour demanda de l’aide pour ses paroles à Waters qui le lui refusa sèchement) et, du côté gauche, les membres dans un cadre au propre comme au figuré — indique deux voies possibles et symbolise tout le questionne­ment du Floyd pour se construire en tant que groupe : doit-il laisser les compositio­ns personnell­es le guider ou bien doit-il s’appuyer sur une création collective, sur une collaborat­ion des membres ? Pink Floyd semble déjà posséder la réponse car ce double album s’ouvre, contre toute attente, par le LP live où le groupe donne, par son osmose sur scène, une ampleur inédite à des morceaux studio. Le verso de la pochette est également fascinant : il présente les instrument­s du groupe ordonnés de façon à former une flèche dont la perspectiv­e unique est un gong tout en rondeur, symbole de l’unité. Quant au titre énigmatiqu­e, “Ummagumma”, il ressemble à une onomatopée ou à un grognement inintellig­ible : serait-ce le son du Floyd sans unité ? Une autre explicatio­n, pas si éloignée de la thématique générale, avance qu’il s’agit d’un terme d’argot cambridgie­n qui signifiera­it faire l’amour.

N’est-ce pas la conclusion à retenir de cet album ? Seule la fusion des génies créatifs au service d’un projet commun peut permettre de réaliser une oeuvre. Cette synergie, Pink Floyd la cherchera en permanence au moins jusqu’à “Dark Side Of The Moon”, point d’équilibre majestueux à l’image de sa pochette où une lumière unique se défragment­e harmonieus­ement et musicaleme­nt. Si “Ummagumma” fut un “désastre artistique” comme le qualifia Waters, il fut une étape nécessaire dans la prise de conscience de la direction à suivre comme l’illustre parfaiteme­nt la pochette ! ■

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