PEU DE GENS LE SAVENT
PAR BERTRAND BURGALAT MON MOIS A MOI
Il y a 25 ans, je passais mon temps dans un petit studio de Chiswick tenu par un ancien ingénieur de Trojan, Vic Keary. Vic, qui créera plus tard la marque Thermionic Culture, était persuadé que les machines avaient une âme, que son vieux 24-pistes 3M M79 alignait ses performances sur la politesse de ses utilisateurs et que si le Leevers-Rich sur lequel il mixait envoyait des décharges électriques à certains clients, ceux-ci l’avaient probablement maltraité.
Je ne suis pas sûr que Jean-Michel Jarre voue un culte animiste à son EMS Putney, mais il y a beaucoup d’humanité dans ses souvenirs (“Mélancolique Rodéo”, Robert Laffont, 21 €) rythmés par la technique et les objets qui ont marqué sa vie. Elevé par une mère héroïque, abandonné par un père réfractaire (Johnny période Boudou, à côté, c’est Marthe Villalonga dans “Un Eléphant...”), il s’est construit son monde, tel un George Lucas des oscillateurs. Comme son ami Jean-Louis Remilleux, Jarre aime les rencontres et sa musique va lui en offrir d’excellentes : Arthur C Clarke, Lech Walesa, Salvador Dalí, Nicolas Hayek, industriel visionnaire, et une complicité douloureuse avec Francis Dreyfus, qu’il évoque avec élégance.
Si je remontais un label à partir de rien aujourd’hui, je prendrais exemple sur Megadisc Classics et Transversales Disques. Ces nouvelles étiquettes mettent à l’honneur ce que chez Universal on appelle des esthétiques difficiles, avec beaucoup de soin et un graphisme qui dépote : Moondog et Philippe Hersant chez Megadisc, Bernard Parmegiani ou Luc Ferrari chez Transversales. Bravo à eux, à Serge Thomassian, flambeur grandiose qui a relancé Megadisc Classics en un coup de dés (“J’étais venu acheter un disque, je suis reparti avec le label”), Grégoire Garrigues (Milano Records) et tous ceux qui continuent de se décarcasser. “La seule vérité c’est de faire” (Jérôme Laperrousaz, après la projection d’un de ses films à Beaubourg).
C’est bizarre qu’en France publier des disques et en faire soi-même soit considéré comme une anomalie ou une faiblesse. Aux Etats-Unis, Lenny Waronker ou Andy Paley siègent depuis longtemps aux postes les plus stratégiques, le fait de ne pas être nuls en musique ne semble pas les avoir desservis. C’est plus fréquent pour les livres ici. Jean-Pierre Montal est aussi nickel comme éditeur (Rue Fromentin) que comme écrivain. Chacune des dix nouvelles de “Nous Autres” (Pierre-Guillaume de Roux, 18 €), avec ses personnages qui se débattent avec le présent, ferait un film ou une chanson de qualité supérieure. Un type rend dingues ses amis parce qu’il ne leur dit pas où il est parti en vacances, un autre, auteur de best-sellers, sombre après être tombé, dans une solderie, sur un de ses bouquins annoté par un lecteur : comment se fait-il que certains arrivent à dépeindre leur temps avec finesse en 217 pages, alors qu’en deux couplets on n’y parvient pas ?
Naissance et vie d’un tube : Marie-Dominique Lelièvre, en couchant toute nue Coco Chanel avec son parfum explosif (“Le N°5 De Chanel. Biographie Non Autorisée”, Stock, 21,50 €), la rend encore plus humaine, comme les autres héros de cette aventure, la famille Wertheimer, le parfumeur Ernest Beaux, l’avionneur Félix Amiot, le décorateur Paul Iribe. Pas des belles personnes selon les normes frelatées d’aujourd’hui, mais des femmes et des hommes de haute intensité. Son premier livre, “Gainsbourg Sans Filtre” (J’ai Lu, 6,70 €), en 1994, faisait déjà tousser. Elle montrait comment l’homme public Gainsbourg avait dévoré Lucien Ginzburg, gladiateur sacrifié sur l’autel du prime time, mort pour la France et pour nous qui aimons tant qu’on se déglingue à notre place.
Pour rester dans la souffrance par procuration il faut lire et faire lire “Chocs”, de Marc Grinsztajn (Grasset, 22 €), rendu amnésique par les électrochocs qu’il a subis. Vince Taylor a été bousillé par cette pratique barbare, elle continue de plus belle aujourd’hui. Ce texte est important, Grinsztajn éclabousse d’intelligence et de colère froide, il n’épargne personne, ni Lacan (Jean-Paul Bourre avait décrit dans “Guerrier Du Rêve” une séance d’humiliation publique menée par le grand homme) ni les gentils apôtres de l’antipsychiatrie sauce La Borde. Suggestion d’accompagnement musical : “Mémoire D’Un Trou”, de Michel Magne (sa période tachiste des débuts), ou “An Electric Storm”, de White Noise. Attention, si on vous propose une séance de Thymatron System IV, ce n’est pas un synthé modulaire.
Il est également question de mémoire morte dans “Le Zéro Et Le Un”, de Josselin Bordat (Flammarion, 19 €), “première autobiographie d’une intelligence artificielle”. La confrontation du robot-narrateur avec Thomas Bangalter (une des personnes les plus brillantes et sympathiques au monde), accusé de blackface cybernétique (“vous dites que vous êtes humains tout en vous grimant en faux robots”) est un sommet. Il y a un passage très intéressant sur le même sujet dans le livre de Jarre, qui rêve d’une IA jouant le rôle d’une muse pour la composition.
Fréquentant beaucoup actuellement les magasins de bricolage, j’en sors généralement très déprimé par l’écoute de la musique qui y est diffusée, résultat d’un ciblage social ultravicieux. Peut-être une bonne cure d’électroconvulsivothéraphie viendrait à bout de ma mélancolie ? Chez Castorama c’est particulièrement douloureux : “Lead Me On” par Louise, “2002” par Anne-Marie (mais qui sont ces nanas sans nom qui semblent fabriquées à la chaîne ?) : des chansons geignardes, probablement bidouillées par une machine ayant ingurgité le pire des vingt dernières années. Rendez-nous la Muzak, Caravelli et le 101 Strings Orchestra ! Heureusement, il y a Bricolex et sa playlist d’avant Ed Sheeran : je n’aurais jamais imaginé qu’entendre “Soca Dance” devant un étal de tringles me rendrait heureux un jour. “Want to play you some of this sweet sweet music.
It’s music for happy people better believe it...”