Rock & Folk

JAMES ELLROY

Le romancier américain publie “La Tempête Qui Vient”, nouvelle évocation du Los Angeles des années 1940. Avant le rock’n’roll, donc, cette musique que l’auteur exècre plus que tout.

- Christophe Ernault

“Elmer bâille. Elmer balaye toutes les fréquences de son récepteur. Il trouve un émetteur public et la chance lui sourit : le réveillon de la police est retransmis en direct depuis l’Hôtel de ville. Au programme : le grand orchestre de Count Basie. La salle de réunion du bureau des détectives est truffée de micros de la radio. Le Count est au piano et Lester Young au saxo. D’après la rumeur, la raison de cette aubaine est la suivante : deux agents en tenue ont serré le Count en possession de plusieurs joints. Jack Horrall en a eu vent et lui a proposé un marché : je te laisse le choix, Count. Six mois dans un centre de réhabilita­tion, ou un engagement d’un seul soir avec ton orchestre.” A la rencontre de James Ellroy, donc, romancier américain volubile dont le dernier pavé (700 pages) se nomme “La Tempête Qui Vient”, grand maelstrom foutraque se déroulant à Los Angeles en 1942 au moment où les Etats-Unis entrent en guerre, après l’humiliatio­n de Pearl Harbor. Ouvrage qui ne déshonorer­a pas sa réputation, tant on y retrouve tout ce qui intéresse son lectorat : police parallèle, pachucos patibulair­es, FBI à double fond, entraîneus­es hollywoodi­ennes, nazis infiltrés, partouzes cocaïnées, Nippons cruels, Orson Welles priapique et Beethoven, de manière assez prévisible, sourd. Justement, au moment même où l’on pense au problème récurrent de la surdité dans les milieux musicaux, Ellroy s’immisce alors dans notre champ de vision, beaucoup plus grand, costaud et chauve qu’on ne l’imaginait pour parler des disques qui ont rythmé son existence pour le moins chargée. La poignée de mains est virile mais correcte, car bien que natif de Los Angeles, on ne peut pas dire que notre hôte soit smooth. Loin de là. Ainsi, l’interview commença :

James Ellroy : Tapez-moi ! Fort !

ROCK&FOLK : Premier disque acheté ?

James Ellroy : La “Symphonie N°5” de Beethoven. J’avais 12 ans. J’étais alors dans une classe d’éducation musicale à LA, c’était en 1960. Le maître s’appelait Alan Himes, j’espère qu’il est encore en vie. Un mec très classe. Il m’impression­nait par son élégance. Le premier jour, il s’est levé de son bureau, où trônait un énorme buste de Beethoven, et dont il a tapoté la tête, puis il s’est dirigé vers le tourne-disque, et a lentement fait descendre le diamant... Et soudaineme­nt surgit ce son : “Pom pom pom pom” ! Très fort ! Je suis allé l’acheter immédiatem­ent. Je ne me souviens plus de quel enregistre­ment, ni du chef d’orchestre. Je vois juste la pochette dans mes souvenirs.

R&F : Vous-vous souvenez du magasin ?

James Ellroy : Wallichs Music City, au coin de Sunset Boulevard et Vine Street, Hollywood.

R&F : En 1960, vous avez 12 ans et aux Etats-Unis, il y a Ray Charles, les Coasters, les Everly Brothers, Elvis au sommet des charts... Vous n’écoutiez pas ? James Ellroy : J’ai toujours haï le rock’n’roll. A l’exception de l’occasionne­lle

soft rock song, ou plus précisémen­t de la

girlfriend song... Genre “Baby I’m Gonna Make You Mine”, vous voyez le genre ? Par exemple, “Image Of A Girl” (1960) par... (il cherche) Les Impalas ? (il interroge notre regard vide, comprend qu’il n’y a pas d’allié, et se reprend) Non, les Safaris.

“J’ai toujours haï le rock’n’roll”

Enfin, n’importe quelle chanson qui pourrait faire revenir la fille... Peu importe laquelle. Il y en a une qui s’appelait Cindy. “Image Of A Girl”, c’était la chanson de Cindy, par exemple, qui m’a quitté pour un Espagnol au début des années 80 quand j’ai sorti mon premier roman. Elle est partie à Barcelone. Elle m’a brisé le coeur. Une autre fille, quand j’étais gamin, s’appelait Sue Bailey, une très grande blonde. J’étais le seul mec du quartier aussi grand qu’elle. Sa chanson à elle c’était “You’re The One” par les Vogues en 1965.

R&F : Mais vous n’achetiez pas les disques...

James Ellroy : Non, je les écoutais à la radio. Sur KFWB à Los Angeles. Bill Ballance était DJ, B Mitchel Reed aussi...

R&F : Dans la bande son de votre roman, on trouve des big bands, que vous évoquez à de nombreuses reprises : Glenn Miller, Tommy Dorsey, Count Basie... Nous vous avons imprimé la liste des titres numéro 1 au Billboard US en 1942. Vous en pensez quoi ? (Glenn Miller, “Chattanoog­a Choo Choo”; Glenn Miller, “A String Of Pearls”; Woody Herman, “Blues In The Night”; Glenn Miller, “Moonlight Cocktail”; Jimmy Dorsey, “Tangerine”; Harry James, “Sleepy Lagoon”; Kay Kyser, “Jingle Jangle Jingle”; Glenn Miller, “Kalamazoo”; Bing Crosby, “White Christmas”...)

James Ellroy : (il observe longuement la liste) Intéressan­t... Je ne savais pas que “Sleepy Lagoon” avait été un tube pour Harry James, je connais la version de Benny Goodman de 1946. Vous remarquere­z qu’il n’y a là aucun orchestre noir. Pas de Duke Ellington, ni de Count Basie...

R&F : Il y a aussi la mainmise absolue de Glenn Miller... James Ellroy : C’était le big band le plus emblématiq­ue de l’époque. Miller était un grand arrangeur et il avait un super groupe. “String Of Pearls” c’est la quintessen­ce, “Chatanooga Choo Choo”, pas mal non plus...

Je déteste aller aux concerts

R&F : Vous aimez le jazz ?

James Ellroy : J’aime principale­ment le bebop. Charlie Parker, le plus beau timbre de saxophone que vous n’entendrez jamais. Le plus facile. Il est profond, riche... Mais il sait aussi s’amuser. L’autre grand du saxophone c’est John Coltrane qui, lui, est si froid, qu’il semble en cavale. Je pense qu’il n’aimait pas beaucoup ce monde.

R&F : Un disque de Charlie Parker ? James Ellroy : Un enregistre­ment live de “A Night In Tunisia” sur “Live At Birdland” présenté par le DJ Symphony Sid, de New York. Enregistré en 1950. Il y a Bird, Dizzy Gillespie à la trompette, Bud Powell au piano, Roy Haynes et Tommy Potter à la rythmique...

R&F : Coltrane ?

James Ellroy : L’intégrale Atlantic que j’ai en coffret. Ma période préférée.

R&F : Vous évoquez aussi beaucoup la musique dite classique, notamment Chostakovi­tch et sa symphonie “Leningrad” qui est l’un des clous du roman. Mais aussi Wagner et Beethoven. Ce sont vos compositeu­rs préférés ?

James Ellroy : Chostakovi­tch, non. Je m’en sers parce que cette symphonie est écrite en 1941 et qu’elle représente l’époque. Ce que je préfère chez Chostakovi­tch c’est le “Concerto N°2 Pour Piano” ou la “Symphonie N°10”, qui est son grand fuck you à la face du monde.

R&F : Beethoven ?

James Ellroy : Les derniers quartets à cordes... Les ouvertures... Tout, en fait. Beethoven, c’est le plus grand artiste de tous les temps, dans n’importe quel domaine. Le seul véritable génie jamais engendré par la civilisati­on.

R&F : Mozart a plus de cartouches, non ?

James Ellroy : Rien à voir. Beethoven est là (il lève la main au plafond), les autres sont là (au niveau des chaussures).

R&F : Vous écoutez de la musique quand vous écrivez ? James Ellroy : Non.

R&F : Où écoutez-vous vos disques ?

James Ellroy : J’ai une pièce dédiée chez moi, où je peux écouter la musique très fort. Mais pas de vinyles, seulement des CD. Je n’ai jamais vu la différence entre les deux. Par ailleurs, je déteste aller aux concerts. J’aime écouter de la musique seul dans cette pièce face à ma chaîne McIntosh, qui est de très bonne qualité. Je n’aime pas trop bouger de chez moi, en général.

R&F : Vous découvrez encore des choses en musique ou vous avez l’impression d’avoir fait le tour ?

James Ellroy : Ah... (il réfléchit) Je ne m’étais jamais penché profondéme­nt sur le Modern Jazz Quartet et, récemment, je dois dire

“Eh, les mecs, arrêtez de vous habiller tout en noir, allez couper vos putains de cheveux, arrêter de vous rebeller contre vos parents et foncez dans le monde”

que je m’y suis mis. Certes, il y a beaucoup de vibraphone joué par Milt Jackson... Mais, j’aime bien. Notamment un truc qui s’appelle “Bags’ Groove”.

R&F : Vous n’avez pas l’air de trop aimer tout ce qui est vocal ? James Ellroy : En effet.

R&F : C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles vous n’aimez ni le rock, ni la pop ?

James Ellroy : Sans vouloir vous décevoir, ni me répéter... Le rock’n’roll m’a toujours semblé être de la rébellion institutio­nnalisée, même quand j’avais 10 ans. J’avais toujours envie de dire, et encore aujourd’hui : “Eh, les mecs, arrêtez de vous habiller tout en noir, allez couper vos putains de cheveux, arrêter de vous rebeller contre vos parents et foncez dans le monde”. Le pire, c’est en Angleterre, où tout cela est tellement sanctifié... Avec leurs putains de T-shirts, et où tout le monde est dans un groupe, bon sang... Comme dans les polars de cet auteur écossais Ian Rankin, où un policier alcoolique de 54 ans n’arrête pas de palabrer sur le rock’n’roll... Bullshit ! Rébellion institutio­nnalisée !

R&F : Ile déserte ?

James Ellroy : L’adagio de la “Sonate Pour Piano N°29” de Beethoven par Emil Gilels, un grand pianiste russe. C’est le mouvement de musique le plus hanté que je connaisse. Il me faut absolument ça sur cette île... Ensuite, les préludes et ouvertures de Wagner par Otto Klemperer et la “Symphonie N°9” d’Anton Bruckner. Sinon, un album de Stan Kenton de 1956, “Kenton In Hi-Fi”, où il y a tous ses classiques : “Artistry Jump”, “Minor Riff”, “Eager Beaver”... Pas une merde sur les deux faces. R&F : Pas très estimé Kenton pourtant, dans les milieux autorisés...

James Ellroy : Certes, mauvaise réputation. Quelqu’un a même dit : “On a l’impression qu’il a engagé 300 mecs qui arrivent tous à l’heure”. Des trucs de jazzeux snobinards. Vous savez quoi ? Je m’en fous. C’est ré-gi-men-té ! De la belle musique orchestrée.

J’adore ça.

Livre “La Tempête Qui Vient” (Rivages)

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