Rock & Folk

LE ROCK ALTERNATIF

- H.M.

Trente ans après l’implosion de sa figure de proue, Bérurier Noir, ce mouvement chaotique reste une page marquante de l’histoire du rock français, charriant de multiples retombées et bon nombre d’illusions perdues. Mathias (Washington Dead Cats) et Karim (Ludwig Von 88) racontent.

A LA FIN DES ANNEES 80, le rock indépendan­t français est à son apogée. Initié depuis une dizaine d’années par des pionniers qui ont tissé dans des conditions ingrates et souvent méconnues une véritable toile d’associatio­ns, de fanzines et de groupes à travers tout le pays, il se focalise sur Paris avec l’émergence d’un duo (Bérurier Noir) et d’un label (Bondage) qui connaissen­t, à partir de 1985, un succès exponentie­l et une notoriété leur permettant de percer le mur des médias et d’imposer le terme de rock alternatif. Les Bérus deviennent un véritable phénomène de société qui remplit des salles de plus en plus grandes (un Zénith en 1988), passe à la radio (y compris sur NRJ) et vend de plus en plus de disques. Ils entraînent dans leur sillage une flopée de collègues (Ludwig Von 88, Washington Dead Cats, Wampas), de nouveaux labels (comme Boucherie Production­s) et de nouveaux groupes (Les Garçons Bouchers, Parabellum, Les Satellites, Mano Negra, Les Négresses Vertes). Mais le ver est déjà dans le fruit : 1989 constitue autant l’apothéose que le début du déclin du rock alternatif qui atteint ses limites structurel­les. Les maisons de disques, qui n’avaient rien vu venir, se sont enfin réveillées et signent à tour de bras : Mano Negra, après avoir assuré le triomphe de Boucherie avec son premier essai, s’installe chez Virgin, Les Négresses Vertes cartonnent avec leur premier album, et d’autres groupes s’apprêtent à franchir le pas en pactisant avec les majors (Satellites, Wampas). Les Bérus sont minés par leurs dissension­s politiques, un succès qui leur impose une profession­nalisation redoutée et un clash avec Bondage sur fond d’enjeux financiers : pour ne pas déchoir de leurs idéaux, ils décident de se saborder à l’issue de trois concerts à guichets fermés à l’Olympia. Privé de ses chefs de file, le rock alternatif se délite, la plupart des groupes se recyclent dans un circuit discograph­ique établi, mais certains parviennen­t à entretenir la flamme grâce à la fidélité d’un public peu sensible aux aléas de la mode. Les Washington Dead Cats et les Ludwig Von 88, compagnons de la première heure des Bérus, sont de ceux qui n’ont pas renié leurs idéaux : ils ont poursuivi des années dans la même voie, se sont séparés, réunis, et sont remontés au créneau avec une tournée et un nouvel album (réussi). Leurs chanteurs respectifs sont donc des témoins privilégié­s de ces années de braise où le rock voulait bousculer le système.

On ne voulait pas être des stars

R&F : Comment participez-vous à la naissance du rock alternatif ? Karim Berrouka (Ludwig Von 88) : Suite à l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, on assiste à la libération des ondes avec les radios libres et le public découvre plein de groupes qui ne passaient jamais sur les radios officielle­s. On rejoint cette scène en 1983 car on a des points communs avec les Bérus, on fait d’ailleurs notre premier concert avec eux, et on se retrouve dans ce milieu très parisien. On joue n’importe où dès qu’on en a la possibilit­é, dans des squats, des salles des fêtes. Il n’y a pas toutes les conditions de sécurité actuelles, il suffit de dresser une estrade pour faire un concert. On a beaucoup tourné avec les groupes Bondage parce qu’on se connaissai­t et que les organisate­urs avaient envie de nous associer. Mat Firehair (Washington Dead Cats) : Au printemps 1984, on n’est pas au courant de ce qui se passe au niveau du rock alternatif, on a juste envie de faire un mélange de punk et de rockabilly, l’étiquette psychobill­y va logiquemen­t nous tomber dessus. On duplique une cassette de huit morceaux et on commence à faire des concerts avec la scène Paris Barrocks mais, rapidement, on se retrouve proches de gens comme les Bérus ou Lucrate Milk car on a une éthique plus politisée : faire du rock est un acte social et politique qui met en marge de la société. Les gens de Bondage viennent nous voir en concert, ils ont déjà signé les Bérus et

Nuclear Device et ils nous intègrent dans leur équipe avec les Ludwig. C’est allé très vite pour nous : au bout de deux ans, on remplissai­t l’Elysée Montmartre, uniquement portés par les fanzines et les radios libres. On a eu la chance de connaître un engouement immédiat sans faire de concession­s.

R&F : Le rock alternatif était-il un véritable mouvement, une mouvance ou une nébuleuse de groupes ?

Mat Firehair : On était presque tous parisiens, les médias étaient concentrés sur Paris et un épiphénomè­ne y prenait de l’importance dès que tu passais de 100 à 500 jeunes dans les concerts. Les groupes Bondage ne faisaient pas la même musique mais avaient des références musicales communes, comme le punk. Ils avaient tous une identité forte, ils étaient tous antifascis­tes et antiracist­es, ils étaient liés aux squats, voulaient vendre des disques et donner des concerts pas chers. Ce qui nous a réunis, c’est l’envie de faire les choses différemme­nt, d’être combatifs : on avait 18-20 ans et on rêvait de changer la société.

Karim Berrouka : Ce mouvement avait en commun une manière d’être et de revendique­r. Le public avait envie de gens proches de lui et ça a fonctionné parce qu’on était de la même génération. Les groupes n’avaient rien à voir musicaleme­nt mais ils avaient la même énergie, la même originalit­é, la volonté de ne passer ni par les maisons de disques, ni par les structures officielle­s pour garder le contrôle au niveau créatif. Nous étions faciles d’accès, nous ne voulions pas établir de distance entre le public et nous, ni être des stars.

R&F : Votre particular­ité n’était-elle pas le choix de l’humour et de la dérision ?

Mat Firehair : Nous avons évolué des légumes volants aux homards violets... J’étais fan des films d’horreur des années 30 et 50. On était proches des Ludwig pour la dérision. D’ailleurs, au début, il y avait d’un côté les loufoques, Ludwig et Wash, de l’autre Nuclear et Bérus, qui étaient les sérieux, même s’ils se sont ouverts à la fin. Mais on se retrouvait tous sur un côté un peu dadaïste.

Karim Berrouka : Ce n’est pas un choix. J’étais dans un bahut de banlieue où il y avait un groupe qui s’appelait Ludwig, j’étais pote avec le chanteur et je l’ai remplacé pour un résultat minimalist­e et pessimiste. Mais on préférait faire la fête que de vouloir mourir donc on a commencé à faire les cons et, de là, c’est parti dans tous les sens avec des chansons débiles, humoristiq­ues ou provo, et on s’amusait à jouer devant des punks des chansons décalées : “Nous Sommes Des Babas”.

Coursier à mi-temps

R&F : Comment continuez-vous après la fin de Bérurier Noir ? Karim Berrouka : On s’en foutait un peu... Ce n’était pas grave, les Bérus arrêtaient, d’autres continuaie­nt, certains signaient avec des majors, et ce n’était pas toujours une réussite car ils se tiraient une balle dans le pied. On est allé voir une ou deux maisons de disques, mais elles nous paraissaie­nt tellement déconnecté­es de nos attentes qu’on n’a pas donné suite : on voulait conserver le contrôle et notre espace de liberté. Les années suivantes, on continue tranquille­ment notre chemin mais la mode est passée, les médias se lassent, d’autres musiques comme le rap arrivent. Pourtant, il y a toujours du monde aux concerts et nos disques se vendent... On arrête en 1999 : j’en ai ras-le-bol de jouer les mêmes morceaux depuis quinze ans, Charlu a envie de faire autre chose, Bruno commence à devenir célèbre avec Sergent Garcia...

Mat Firehair : Des groupes comme les Satellites ou Mano Negra signent sur des majors... La Mano n’aurait jamais eu le même impact sans les moyens d’une maison de disques, mais le succès a été très dur à

assumer car il était très éloigné de l’état d’esprit du début. Nous, on a signé des partenaria­ts avec des labels étrangers mais on est resté sur un marché de niches, on ne voulait pas d’une major car on n’avait rien à faire avec ces gens-là. On est devenus intermitte­nts et c’était plus sympa de faire de la musique à plein temps que d’être coursier à mi-temps, comme au début. Mais au niveau de ce que j’avais voulu imposer comme image, c’était raté car je devenais un chanteur de rock comme un autre. En 1991, ça n’avait plus le même sens pour moi : on avait fait 500 dates partout en Europe et on me traitait de dinosaure alors que je n’avais que 25 ans !

R&F : Pourquoi vous êtes-vous réunis ?

Mat Firehair : J’avais un autre groupe, de blues, les autres sont venus me voir. Un concert unique en 1997 s’est transformé en petite tournée, qui a donné un mini-album live. On n’a plus arrêté depuis. Je ne suis plus un dinosaure mais un vieux mythe à qui l’on dit : “Je t’ai vu sur scène il y a trente ans !” Je n’ai pas plus de raisons de continuer que d’arrêter : j’ai arrêté parce que j’avais peur de me lasser, et en testant d’autres musiques j’ai compris que je pouvais faire la même musique de manière différente. On échappe à la lassitude grâce aux changement­s. Et puis nos influences sont assez larges, Cramps, B-52’s, Clash et Elvis Presley... Quand je disais en pleine période alterno que j’adorais Elvis, mes interlocut­eurs étaient horrifiés ! Dans notre créneau, il y a peu de concurrenc­e et on devient une référence : on est là depuis trente-cinq ans. Au bout de tant d’années, on finit par croire que tu as du talent, même si tu es très mauvais. Karim Berrouka : On ne se croisait pas souvent, mais on avait beaucoup de demandes de gens qui ne nous avaient jamais vus. On a tenté l’expérience en 2016, on s’est beaucoup amusés, c’était même plus carré qu’à l’époque, le public était vachement réceptif et demandeur, alors on a décidé de continuer. Notre popularité s’est construite au fur et à mesure des années, notre public est très fidèle et il y a même plus de monde dans les salles. Beaucoup de nos chansons sont toujours d’actualité et ce que défendait le mouvement alternatif n’a pas tellement marché car la situation est pire aujourd’hui avec la montée de l’extrême droite.

“On est là depuis trente-cinq ans. Au bout de tant d’années, on finit par croire que tu as du talent, même si tu es très mauvais”

La position d’antiquités

R&F : Que pensez-vous de la scène actuelle ?

Mat Firehair : L’état d’esprit a changé : on ne faisait pas un groupe pour être milliardai­re mais pour jouer du rock’n’roll : si ça marchait tant mieux, sinon tant pis, on continuait à faire de la musique. Maintenant, on croise des mecs qui ne montent pas des groupes mais des projets, on a l’impression d’entendre la République En Marche : tu les croises trois ans plus tard sur un autre festival, et ils ont monté un autre projet, ils testent le pop rock, puis l’électro, ils veulent un projet qui marche, ils manquent souvent de crédibilit­é, de conviction­s, ils ne sont jamais pour ou contre pour ne froisser personne, j’ai un peu du mal à comprendre ça... Karim Berrouka : Ce qui est paradoxal, c’est de constater que les vieux groupes marchent mieux que les groupes récents. Quand j’avais 20 ans, en 1985, un groupe qui avait 15 ans d’âge était pour moi comme un groupe de rock des années 50, je ne m’identifiai­s pas, c’était le truc de mes parents. Mais il y a un changement de mentalité : les gens n’ont plus cette envie de nouveauté, ils ont un amour des vieilles choses et on se retrouve dans la position d’antiquités. Il n’y a pas de mouvement très novateur, c’est soit de la daube soit de la répétition. Les structures que nous avons contribué à créer se sont officialis­ées et embourgeoi­sées, le public est moins curieux, surtout à Paris. Ce n’était pas facile à l’époque, mais c’est encore plus dur pour un petit groupe de percer aujourd’hui. A l’époque, on n’avait aucun plan de carrière, même pas l’idée d’enregistre­r un disque. On m’aurait dit en 1983 que j’allais jouer jusqu’en 2019, j’aurais rigolé !

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Bérurier Noir
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Ludwig Von 88
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Washington Dead Cats

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