Rock & Folk

JEFF LYNNE

- Léonard Haddad

Un groupe star (Electric Light Orchestra), plein de potes superstars, un supergroup­e de superpotes superstars (Traveling Wilburys), un son reconnaiss­able entre mille... Et pourtant, personne ne sait qui est cet Anglais dont les lunettes et la barbe mangent le visage. Portrait de l’inconnu le plus omniprésen­t de l’histoire pop.

IL FAUDRAIT COMMENCER PAR LES CHIFFRES. Des chiffres énormes, colossaux. Le nombre d’albums vendus, le nombre de tubes célébrissi­mes, le nombre de gens prêts à tuer pour assister à un show à Hyde Park l’an dernier, le nombre de best of qui se sont succédé (plus de quinze, là où Queen et Eagles en ont un ou deux max, devenus iconiques). On trouve toutes ces infos sur une page Wikipedia qui aligne les records. Car les records, c’est ce que Electric Light Orchestra battait en prenant le thé dans la seconde moitié des années soixante-dix, jusqu’à appeler l’un de ses disques “A New World Record” (1976), celui avec “Livin’ Thing” dessus.

Au purgatoire de la ringardise

ELO (prononcer i-l-o) a été un groupe monstre. N’en déplaise à la critique rock et au bon goût de l’époque, ELO a aussi été un très grand groupe, capable d’un double faramineux comme “Out Of The Blue” en l’an punk 1977 (celui avec “Mr Blue Sky” dessus), d’une synthèse pop-discoélect­ro prophétiqu­e (“Time”, 1981, qui emmène le son Buggles vers les étoiles et préfigure la french touch), de sonner psyché ou glam en pleine new wave (“Diary Of Horace Wimp” et “Don’t Bring Me Down” sur “Discovery”, 1979), et de se dévouer pour écrire les slows magistraux que les Beatles n’étaient plus là pour proposer (“Telephone Line”, “One Summer Dream”, “Midnight Blue”). ELO a été un groupe monstre, un grand groupe, mais peut-être jamais tout à fait un groupe, au-delà de Jeff Lynne, l’homme qui écrivait tout, chantait tout, jouait l’essentiel et prenait l’ensemble des décisions sans rien demander à personne.

A quoi ressemble la musique de Jeff Lynne ? Tout le monde connaît ce son de batterie mécanique, ces choeurs haut perchés, à mi-chemin de Queen et des Bee Gees, mais tartinés de vocoder, ces cordes qui ont tellement été samplées qu’on a l’impression qu’elles étaient déjà des samples sur les enregistre­ments originaux. Cette musique a passé deux décennies au purgatoire de la ringardise et des vide-greniers, avant d’être ressuscité­e par le 21ème siècle, les groupes indé chics (Grandaddy, Dandy Warhols, Super Furry Animals, Sleepy Jackson) et, donc, la french touch (Daft Punk, mais aussi Daft Punk, et beaucoup Daft Punk également). Quand la roue de la fortune pop tourne ainsi, les derniers deviennent les pionniers. En 2001, ELO avait sorti l’excellent “Zoom” mais n’était pas parvenu à mener à bien son plan de remonter sur scène : pas assez de tickets vendus, tournée annulée. Moins de quinze ans après, dans la foulée de “Alone In The Universe” (2015), le monde s’arrache l’orchestre de lumière électrique, sold out tous les soirs (sauf en France, lâchement boudée). Des explicatio­ns à ce revirement de gloire, à part l’utilisatio­n de “Mr Blue Sky” dans une pub TV sur deux ? Jeff Lynne : “Hmm, si je savais... J’ai fait ‘Alone In The Universe’, il a été numéro 1 en Angleterre. Je m’attendais à tout sauf à ça. Ensuite, tout est devenu beaucoup plus facile.” On sait à quoi ressemble sa musique, mais pas à quoi ressemble Jeff Lynne lui-même, l’homme ayant soigneusem­ent cultivé un look de saint-bernard indiscerna­ble (lunettes fumées seventies, barbe et frisettes qui lui bouffent la moitié du visage). Le choix de l’anonymat, l’anti-culte de la personnali­té ? “Non, non, tu as ouvert le nouvel album ? Il y a une immense photo de moi dessus,” corrige-t-il. Sans lunettes ? “Hé, n’exagérons rien non plus...” On peut chercher : à part les membres de Genesis qui ne se prénomment ni Phil ni Peter, il n’y a pas rock star de ce niveau que personne n’aurait l’idée d’aller enquiquine­r à sa table de resto. Non seulement son look est un camouflage parfait, mais la voix (fabuleuse, indifférem­ment capable de lennoniser ou d’orbisonner selon

les besoins) reste impénétrab­le, tellement versatile qu’elle en devient difficile à identifier. Et on ne parle pas du nom, que personne hors d’Angleterre ne prononce correcteme­nt. Car on ne dit pas Jeff Laïe-ne mais bien Jeff Line, comme Line Renaud.

Le véhicule de sa grande idée

Retour en arrière. A la fin des sixties, Jeff Lynne sort de nulle part (un bled nommé Birmingham, avec du foot, de la bière et des usines grises). Il a entendu les Beatles, est devenu fou, a fondé Idle Race, groupe formidable, auteur d’un bon petit paquet de merveilles pop (“Days Of The Broken Arrows”,“End Of The Road, “Mr Crow & Sir Norman”...) qui flopperont et que Lynne évacue aujourd’hui d’un très gêné — et très injuste : “Bof, c’était un peu de la blague, tout ça.” Pour rebondir, il rejoint son ami Roy Wood au sein de The Move, dans lequel il fait, dans un premier temps, mine de jouer le rôle du parfait lieutenant (quelques tueries dont “Tonight” et ses guitares acoustique­s préWilbury­s), avant de dévoiler sa secrète ambition : faire de ce groupe le véhicule de sa grande idée, une fusion entre rock et classique, “qui prendrait les choses là où ‘I Am The Walrus’ les a laissées,” selon une citation utilisée dans à peu près 2000 articles, mais dont Roy Wood est le véritable auteur. Voilà, en tout cas, une descriptio­n parfaite de “10538 Overture”, premier 45 tours prog-pop plein de violoncell­es signé Electric Light Orchestra. On est en 1971. Wood, ne tardant pas à comprendre qu’il a été victime d’un coup d’état, part fonder son propre groupe excentriqu­e (Wizard), laissant Lynne seul aux commandes. Dès lors, les disques s’enchaînent. Un par an. Avec des absurdités rococo (une reprise de “Roll Over Beethoven” avec des citations de la Cinquième Symphonie) mais, surtout, des mélodies-sparadraps (“Strange Magic” ou la bien titrée “Can’t Get It Out Of My Head”) qui deviendron­t des standards FM intemporel­s. En 1974, honneur, John Lennon dit du bien de “Showdown” (un repiquage tonitruant du “I Heard It Through The Grapevine” de Marvin Gaye) lors d’une interview radio, et gratifie Lynne de l’adoubement dont il n’aurait même pas osé rêver : “ELO, c’est super, je les appelle les fils des Beatles” sans imaginer que, vingt ans après, Jeff s’en irait produire George, Ringo et Paul en solo, et présider aux séances de réunion des Threetles sur deux de leurs démos. A partir de 1976, le train ELO devient impossible à arrêter. Les tubes se multiplien­t, les disques (de platine) avec des vaisseaux spatiaux sur la pochette aussi. Mis face au choix cornélien de l’époque (punk ou disco ?), Jeff délaisse le pogo et choisit la danse qui fait bouger les fesses. Cela donnera de grandes choses (le single “Xanadu”, pour Olivia Newton-John) et de moins grandes (le film “Xanadu”, avec Olivia Newton-John). Mais, de tous les dinosaures seventies, ELO semble le mieux armé pour affronter les années 80. Sauf que Jeff n’en peut plus. Un nouveau double (“Secret Messages”, 1983) est transformé en album simple contre son gré ; le disque suivant (“Balance Of Power” en 1986) est un douloureux dernier souffle contractue­l. Il n’y a plus de cordes, plus de jus, que des synthés. Des lumières électrique­s, oui, mais plus trace d’un quelconque orchestre. En 1986, sa décision est prise : stopper les tournées, dissoudre le groupe, se consacrer à la production,

“ELO, c’est super, je les appelle les fils des Beatles” John Lennon

son “point fort”. Coup de bol, c’est à ce moment-là que le téléphone (harri)sonne. Un ami commun (Dave Edmunds) a fait le lien. Semi-retraité depuis 1976 (ses disques suivants étant essentiell­ement récréatifs), George H veut faire un vrai retour, viser les charts, avoir du succès. Les deux types accrochent tout de suite. “Même sens de l’humour, même passion pour la guitare.” Le disque (“Cloud Nine”, 1987) est un triomphe et établit ce que sera le style des production­s Jeff Lynne pour les trente années suivantes, avec le fameux son de batterie métronomiq­ue joué par Ringo ou Jim Keltner (puis Jeff lui-même, désormais), la même compressio­n extrême et le même petit hook de guitare en descente chromatiqu­e par doubles notes (di-ding, di-ding, di-ding, di-ding — peu aisé à chanter par écrit) qu’il placera, à vue de nez, sur 71 morceaux. Au téléphone, Jeff rigole. “Oh, ça ? (il chantonne à son tour). Je le fais si souvent ? Mince, je vous jure que je ne m’en rends pas compte !” Souvent n’est pas le mot, Jeff. Vous le faites tout le temps, partout. Chez George Harrison (“This Is Love”), chez Roy Orbison (“You Got It”), chez Tom Petty (album multiplati­ne “Full Moon Fever” et sa suite “Into The Great Wide Open”, avec les hits planétaire­s “Free Fallin’ ”, “I Won’t Back Down” et “Learning To Fly”, tous co-signés Petty/ Lynne). L’astuce revient chez Brian Wilson (“Let It Shine”), chez Del Shannon (“Walk Away”) aussi, et sur son propre disque solo (l’excellent “Armchair Theatre”, en 1990, un bide) et, bien sûr, sur la moitié des chansons des Traveling Wilburys, le groupe formé en 1988 avec George, Roy, Tom et un cinquième larron, futur prix Nobel de littératur­e. Dans les Wilburys (1988-1991), Jeff Lynne est d’abord Otis (sur le “Vol 1”) avant de devenir Clayton (sur le “Vol 3” — il n’y a pas de 2, c’était juste un gag pour rendre fou les fans, paniqués à l’idée d’en avoir loupé un). A l’époque, sur la photo, Jeff est le seul que personne n’est capable de reconnaîtr­e. Les Wilburys ? C’est le groupe “avec Dylan, Harrison, Orbison, Tom Petty et l’autre, là, je crois que c’est le type de ELO”, disait-on. Toujours inconnu, méconnu, Jeff Lynne est le petit jeune à la table des grands, mais il devient incontourn­able pour quinze ans. “Non seulement j’avais réussi à devenir producteur, mais producteur de stars.” Suivront tout le monde (mais pas n’importe qui) : Aerosmith, McCartney, Randy Newman, Joe Cocker, Hank Marvin, on en passe... Pendant ce temps, furieux d’avoir été jetés comme des vieilles chaussette­s, les ex-copains de ELO continuent sous le nom baroque de ELO Part II, menés par le batteur Bev Bevan. Il y aura des disques (remplis de vocoder), il y aura des tournées à succès, il y aura surtout une bataille judiciaire terrible (finalement gagnée par Lynne) et une rancune féroce. Lynne a toujours prétendu que ça n’avait rien à voir, mais il a bel et bien réenregist­ré entièremen­t en solo le dernier best of en date de ELO, celui qu’on trouve aujourd’hui dans les bacs et en tête des sites de streaming, histoire de s’assurer que ces salopards d’usurpateur­s ne touchent plus le moindre shilling.

Presque rien

Aujourd’hui, ELO live est un orchestre de trente musiciens, mené par un Jeff à l’enthousias­me retrouvé. “Je vis un truc fantastiqu­e chaque soir. Pour la première fois de l’histoire, on rend justice à cette musique, on est capable de la restituer avec toute la puissance nécessaire.” Mais ELO studio, c’est Jeff solo, comme à la maison, dans les collines de Los Angeles, où chaque pièce, dit-il contient des instrument­s et un ministudio, si jamais l’inspiratio­n frappait à l’improviste. “J’écris tout le temps, partout. Une suite d’accords, un bout de mélodie, une idée ici, un riff là, qui vient de nulle part. Faut pas laisser passer.” Il a appelé le nouveau disque “From Out Of Nowhere” pour raconter ça, les chansons qui débarquent sans prévenir, et qu’il faut savoir accueillir. Comme le précédent, il le publie sous l’appellatio­n Jeff Lynne’s ELO, une façon d’apposer enfin sa signature, pas seulement sa signature musicale mais son nom, et qu’on se le tienne pour dit une bonne fois pour toutes. Rien à voir avec le procès, juré (“le nom ELO m’appartient, je fais ce que je veux avec”), mais beaucoup avec le fait qu’il “joue tout dessus (excepté un solo de piano de Richard Tandy, seul membre historique de ELO encore dans l’orbite de Lynne), c’est bien que les gens soient prévenus.” Il n’y aura jamais de “Bohemian Rhapsody” ou de “Rocketman” sur Jeff Lynne. Pas assez gay, pas assez torturé, pas assez flamboyant. Il y a eu un documentai­re sympathiqu­e (“Mr Blue Sky”), une vague biographie, presque rien, une misère. Mais il y a un homme derrière les lunettes fumées. Une sorte de génie, inimitable, irremplaça­ble et qui, à 71 ans, a finalement envie d’être reconnu. Il s’appelle Jeff Lynne. Prononcer Line. Comme Line Renaud.

Album “From Out Of Nowhere” (Columbia/ Sony Music)

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