Rock & Folk

DAVID BERMAN

Quelques mois après sa mort, le 7 août dernier, retour sur l’existence tourmentée du chanteur des Silver Jews, revenu à la musique en 2019 sous l’alias Purple Mountains.

- Thomas E. Florin

PARFOIS, ON PREFERERAI­T SE TROMPER. Un journal, jeudi 8 août : “David Berman est mort deux jours après avoir pris le contrôle de l’Instagram de son label. Le réseau

social l’aurait-il poussé au suicide ?” Il y avait mis des photos de son chien sur la plage (767 likes), des photos de lui avec un toucan en plastique dans chaque oreille (3051 likes) et, quelques jours plus tard, est apparue celle de lui en survêtemen­t avachi dans un canapé. On croyait à une suite de l’opération de promotion pour la sortie de son premier album en dix ans, “Purple Mountains”. Il avait accepté les interviews, une tournée devait débuter quelques semaines plus tard. Sauf que la photo était accompagné­e de ce texte : “Nous ne pourrions être plus désolé de vous apprendre cette nouvelle : David Berman est décédé plus tôt dans la journée. Un grand ami et l’un des individus les plus inspirants que nous ayons rencontrés est parti. Repose en paix, David.” 8211 likes.

Fulgurance­s hallucinée­s

Quelle drôle d’époque. L’expression serait pertinente s’il restait quelque chose de drôle dans notre époque. Un homme de 52 ans s’est pendu dans la solitude de son appartemen­t de Brooklyn et le reste du monde a réagi par ce qui est désormais devenu un réflexe, en postant des photos de ses albums (“Je l’avais rencontré en 1998 pour la sortie de...”), des extraits de sa bande dessinée (“la mort assise dans son canapé avec personne à tuer”) ou une citation de son dernier single (“All My Hapiness Is Gone”), le tout comme si l’on s’amusait avec l’arme du crime. Voici notre monde, celui de l’émotivité, de l’émoticône, détruisant toute possibilit­é d’émotion, anéantissa­nt toute profondeur. Le monde, chez nous, n’est beau qu’en surface. Et sous la brillance de l’écran, ne se cache que l’ordure du posthumain, son égoïsme exacerbé. Bien sûr, personne n’avait pris le temps de réfléchir à ce qui se passait car personne n’avait écouté un album qui est peut-être bien plus traumatisa­nt que le “Black Star” de David Bowie.

David Berman nous avait prévenus et tendu la main, dès l’ouverture de cet album fatal : “Je n’aime pas me parler à moi-même, mais quelqu’un doit bien le dire : les choses ne vont pas très bien et, cette fois, je crois que je vais me buter.” Mais qui est David Berman, au juste ? On pourrait le résumer ainsi : le plus grand auteur américain de sa génération. Le rock’n’roll, cet art de la jeunesse et de la bêtise généreuse a permis l’émergence d’auteurs non-académique­s et le renouveau global de la poésie anglo-saxonne. Berman, dans la tradition Bob Dylan/ Lou Reed, était le plus grand parolier de la génération X. Ayant étudié la poésie auprès de James Tate, il enregistre ses premières chansons sur les répondeurs de ses amis. Quand cet homme chantait, c’est qu’il avait une histoire à raconter. A 23 ans, il rencontre James McNew de Yo La Tengo, Joe Pernice des Scud Mountain Boys et, surtout, Stephen Malkmus, d’un an son aîné. Pendant que ce dernier devient célèbre avec Pavement, Berman décide de rester caché. Ensemble, ils fondent les Silver Jews (les Juifs d’Argent), un nom qui leur assurera de ne jamais rencontrer de succès. A peine a-t-il débuté sa carrière que Berman est déjà culte : dès “Starlite Walker” (1994) où sa plume est déjà exceptionn­elle : “En 27 années, j’ai bu 50 000 bières, et elles me submergent, comme la mer sur la jetée” (“Trains Across The Sea”). L’album, sorti deux ans après le premier Pavement (“Slanted And Enchanted” qui tire son nom d’une BD de Berman), fait que les Silver Jews sont présentés comme un side project du groupe de Malkmus. Qu’à cela ne tienne. Pour son deuxième album, “The Natural Bridge”, Berman décide de réenregist­rer l’album sans membre de Pavement ou de Scud Mountain Boys. Il sort en 1996 et c’est son sommet. Dix chansons quasiment sans refrains, sortes de longues nouvelles ciselées traitant de séparation, de chaussures noires et marrons, de Dallas... On navigue dans cette zone littéraire intermédia­ire où rien n’est certain sinon la beauté. C’est le cas de “Pet Politics”, dont la tonalité triste laisse place à quelques fulgurance­s hallucinée­s : “Adam n’était pas le premier homme, comme la Bible nous le dit. Un autre a été créé avant lui, de nom inconnu. Il vivait dans le même jardin, mais n’avait ni bouche ni yeux. Un jour Adam vint le tuer, et il est mort sous ces cieux.” Si Lou Reed se définissai­t comme “Dante avec du rythme”, alors David Berman

était un La Fontaine avec de la compassion. Dans “Ballad Of Reverend War Character”, il tisse cette galerie de portraits pour aboutir à cette fable cosmique : “Une nouvelle fille à Tahoe a avalé le sperme de Sinatra. Une primadonna russe danse lentement sous valium. Dans l’espace, il n’y a pas de centre. On y est toujours mis de côté.” Dans les concerts de rock, les gens hurlent en entendant l’introducti­on de “Money”, “Smoke On The Water” ou “Seven Nation Army”. Lors des très rares concerts de Silver Jews, le public hurle en entendant la première ligne de “Random Rules” “En 1984, j’ai été hospitalis­é pour avoir approché de la perfection”. En 1998, Berman affûte sa plume et écrit son dernier album nonautobio­graphique : “Des gens envoient des gens sur la Lune. Quand ils reviennent, bah, rien de nouveau” (“People”). “American Water”, avec sa pochette bleue et rose iconique sera, par le retour de Malkmus à la guitare, l’album des Silver Jews qui retiendra toute l’attention. Berman solde le siècle avec ce disque et avec son premier recueil de poèmes, “Actuel Air”. Désormais domicilié à Nashville avec sa femme, Cassie Berman, le poète se prépare à vivre sa saison en enfer. A sa mère, il dit : “Ils pourraient m’interdire de me déplacer au-delà d’un rayon de dix kilomètres, je n’en aurais rien à foutre. Il n’y a nulle part où j’ai envie d’aller.”

Costume de mariage

Un jour de 2003, Berman se lève, prépare du café, prend dix Xanax, se brosse les dents, prend dix Xanax, fait son lit, prend dix Xanax, promène son chien, prend dix Xanax, pour un total approchant les trois cents. Alors, un peu parti et désormais très sentimenta­l, il se dirige vers sa penderie pour choisir ses habits du jour. Il décide d’enfiler son costume de mariage. Le voilà, comme au jour où il s’est uni à cette femme merveilleu­se qui, au fond, est la seule à le supporter. Il lui écrit une lettre d’adieu, dont il dira plus tard que sa brièveté était écoeurante et il appelle son dealer qui amène un Berman endimanché de 36 ans dans une crack house pour fumer quelques cailloux. Cassie rentre à la maison, trouve le mot, sait où trouver son mari, le retrouve d’ailleurs, écroulé et mourant, suivant d’un oeil torve la performanc­e d’un artiste français en train de déféquer sur des croix. Elle casse toute cette mise en scène et le pousse dans un taxi, direction l’hôpital. Berman, très intoxiqué, hurle, l’engueule, devient fou, à un tel point que l’infirmier refuse de l’accepter, expliquant à sa femme qu’ils ne peuvent admettre quelqu’un contre sa volonté. Voici Cassie et David Berman, dans le froid, devant les portes automatiqu­es de l’hôpital de Nashville qui ne cesse de s’ouvrir et se fermer, l’horloge de la mort cliquetant au-dessus de leurs crânes. Ici, Cassie, dans un élan d’amour exceptionn­el et excédé par l’attitude de son mari lui demande : “Très bien, David, qu’est-ce que tu veux à la fin ?” Berman répond : “Je veux aller au Loews Vanderbilt”, un hôtel luxueux de la ville. Ils prennent un taxi, se retrouvent à la réception où Berman demande “la suite Al Gore”. Cette suite, celle où le candidat démocrate s’était réfugié deux semaines durant le deuxième recomptage des votes de Floride pour l’élection présidenti­elle de 2001, est louée à cet homme complèteme­nt parti, mais très propre sur lui. Le groom lui en ouvre la porte et Berman le remercie par ces mots :

“Je veux mourir où la présidence est morte.” Suite à cet épisode tout droit sorti de l’une de ses chansons, Berman embrasse la religion juive et décide de partir sur la route avec l’album “Tanglewood Numbers” (2005). Un documentai­re le montre entouré de sa femme et de ses amis en Israël, pour une série de concerts à Tel Aviv et une visite de Jérusalem qui le laisse en sanglots devant le Mur des Lamentatio­ns. Pour cette première tournée de sa vie, Berman découvre son impact sur les gens. Comme l’exprime magnifique­ment un membre du public : “J’étais tellement heureux de vous voir, je dansais, mais je n’arrêtais pas de me dire : ‘Attends, la chanson est triste, tu ne peux pas danser’.” Après un dernier album en 2008, “Lookout Mountain, Lookout Sea”, Berman annonce coup sur coup la séparation de son groupe et l’identité de son père : un puissant lobbyiste du tabac et des sodas surnommé Dr Evil. Après la saison en enfer, la traversée du désert. Pendant dix ans, Berman ne fait rien de plus que se défoncer et se faire du mal. Cassie et lui s’éloignent, il loue un appartemen­t d’où il peut voir celui que son père occupait après le divorce. L’ombre sardonique de Berman hante le Nashville de l’époque, comme lors de fêtes que donne le réalisateu­r Harmony Korine où, en présence de Dan Auerbach, il se moque de Jack White. Puis plus rien. Sept ans de vide, jusqu’à la mort de sa mère où, sous le coup de la souffrance, il attrape parfois une guitare pour laisser sonner un accord, dans une sorte de méditation. Bien sûr, Berman, sous l’effet de médicament­s de plus en plus puissants jusqu’à la fin de sa vie, commence très lentement à réécrire, pouvant passer un mois à triturer une ligne. On aimerait écrire : le phénix renaît de ses cendres, l’artiste se régénère au contact de son art. C’est peut-être vrai : l’album de Purple Mountains dégage une honnêteté, une immédiatet­é que les albums de Silver Jews n’ont jamais eue. Mais on connaît la fin.

Solitude assourdiss­ante

Malgré la tournée prévue, les nombreux articles, l’excitation autour de l’album, il semble que rien de tout cela n’a réussi à sauver Berman. Peutêtre faut-il préciser que la passe dans laquelle il se trouve alors était si mauvaise qu’il habite des mois durant dans un minuscule appartemen­t au-dessus des bureaux de Drag City, son label de toujours (qui n’a pas souhaité s’exprimer, la blessure de cette disparitio­n étant encore trop fraîche). Il semble, aussi, très affecté par la séparation d’avec Cassie, celle-ci, avec la mort, hante l’intégralit­é de l’album (comme le prouve “She’s Making Friends, I’m Turning Stranger”, entre autres cadeaux empoisonné­s de Berman à son ex-femme). Il termine alors son tour de chant dans une solitude assourdiss­ante, se demandant, par-dessus un air de country guilleret : “Peut-être que je suis la seule personne pour moi”. Et c’est ainsi que David Berman a offert au monde le pire des cadeaux, en nouant ce noeud autour de son cou, en montant sur la chaise, se lançant dans les airs pour ne jamais retomber au sol, il nous laisse seuls avec une question : si la musique n’est pas suffisante, si l’art ne peut rien, si la solitude gagne toujours à la fin, qu’est-ce qui va bien pouvoir nous sauver ? Allez, et RIP David, comme on dit sur Instagram.

Berman se lève, prépare du café, prend dix Xanax, se brosse les dents, prend dix Xanax, fait son lit, prend dix Xanax, promène son chien, prend dix Xanax, pour un total approchant les trois cents

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