Rock & Folk

BILL CALLAHAN

Après un long break, l’Américain a sorti cette année “Shepherd In A Sheepskin Vest”, chef-d’oeuvre intimiste qui explore la profondeur de la vie de tous les jours.

- Thomas Andreï

PERSONNE NE PARLE COMME BILL CALLAHAN. Si l’on devait retranscri­re chaque pause, chaque hésitation, chaque soupir, cet entretien serait illisible. Il paraît sélectionn­er chaque syllabe avec précaution avant d’ouvrir les valves d’un ruisseau dont on a la sensation qu’il pourrait ne jamais s’arrêter. Souvent, il parle du temps. Avec lui, c’est comme s’il s’allongeait, à défaut de s’arrêter. Les mots sont comme des rochers mous dans un cours d’eau sur lesquels on butte en se laissant porter. Certaines réponses sont ponctuées d’un petit rire bref, au coin de ses lèvres. Les temps d’arrêts sont parfois si longs qu’on craint qu’il ne réponde jamais. En même temps, il semble avoir réponse à tout. Il boit un jus verdâtre nonidentit­é dans une drôle de tasse métallique. Ses nerfs sont sensibles. Son visage remue à peine quand il parle. Les muscles sous ses traits bougent d’un coup sec. Pendant quarante-cinq minutes, presque immobile sur une chaise en bois, il maintient une jambe croisée sur l’autre, qui laisse apparaître une chaussette rouge sous son pantalon marron de prof d’histoire. “Je suis comme un chat quand il rentre dans une pièce, expliquait-il récemment à Pitchfork. Il regarde tout autour pour être certain que l’endroit est sûr, qu’il peut se pelotonner et dormir.” Callahan est “hyperconsc­ient de tout ce qui l’entoure” développe-t-il, jetant un regard oblique au frigo vide qui fonctionne mal à l’entrée de cette pièce froide, tout en haut d’un dédale de tunnels à l’Eventim Apollo, au sud-ouest de Londres. Son dernier album dure une heure et trois minutes mais semble se poursuivre au delà du vingtième titre. Le silence après l’écoute, c’est encore du Callahan. Peut-être parce qu’il chante son bonheur et sa fascinatio­n pour la vie de famille, après des années à crier sur des disques plus tristes, énervés et électrique­s sous son alias Smog. Il ne fait pas non plus du Courtney Barnett. Il ne parle pas de jardinage. Lui s’enfonce dans la profondeur de la vie normale. Ces six dernières années, il s’est marié, a eu un fils et a perdu sa mère. Pour lui, l’être humain ennuyeux n’existe pas et la vie est un miracle. Sur l’album, son mariage se change en évènement cosmique, sa relation à la colère s’assimile à celle de Hulk, la mort et la vie sont comme un voyage en avion. Sa fascinatio­n de l’humain est telle qu’il est convaincu qu’elle est partagée par l’ensemble de ses semblables. Il assure pouvoir passer douze heures à contempler un visage. Sa réponse la plus courte intervient quand on lui explique que non, les gens ne s’intéressen­t pas nécessaire­ment aux autres et qu’il aurait des problèmes si il contemplai­t les passagers de sa rame de métro. “Ah oui ?”, demandet-il, innocemmen­t. Aussi innocemmen­t que quand il s’interroge sur le titre “Writing” : “Sometimes

I have to wonder on where have all the good songs gone. Where have they gone ?”

Une chanson parfaite

ROCK&FOLK : Vous pensez vraiment qu’on produit moins de bonnes chansons à notre époque ?

Bill Callahan : Je crois que la musique est en train de changer en profondeur.

Tout comme la manière que les gens ont de l’écouter. La plupart du temps, ça sort de leur ordinateur alors qu’ils sont en train de faire autre chose. Tu sais que tu vieillis quand la musique qui sort ne te paraît pas aussi bonne qu’avant. Mais il y a toujours de bonnes chansons, je pense...

R&F : Vous avez des exemples de bonnes chansons sorties récemment ?

Bill Callahan : (il réfléchit vingt secondes) Là, comme ça, rien ne me vient à l’esprit.

R&F : En 2008, sur le titre “Eid Ma Clack Shaw”, on entendait : “I fell back asleep some time later on and I dreamed the perfect song”. Etes-vous vraiment à la recherche de la chanson parfaite ?

Bill Callahan : Une chanson parfaite ? Non. Si je la trouve un jour... Enfin, je pense que la seule raison pour laquelle je continue à faire de la musique, c’est parce que je n’ai pas encore trouvé la chanson parfaite. Je la cherche toujours. C’est le but. Quand j’écoute la musique des autres, il m’arrive souvent de n’y trouver aucun défaut. Mais quand j’écoute la mienne, j’en trouve. Les chansons des autres peuvent facilement être parfaites.

R&F : Quelle serait la chanson sur cet album la plus proche de la perfection ?

Bill Callahan : (Il réfléchit une minute et douze secondes) Je ne sais pas. Peut-être... J’aime la chanson “Writing”.

R&F : La chanson la plus parfaite de votre album est donc une chanson sur le fait d’écrire des chansons ?

Bill Callahan : Oui. C’est quelque chose sur lequel je n’aurais jamais pensé écrire. Ça évoque d’importants aspects de mon être et de ce que je fais. Donc, rien que pour ça... C’est une facette de ma vie très particuliè­re, sur laquelle je ne pensais jamais écrire. Et puis, c’est une chanson sur le fait d’écrire des chansons et ce qu’on en ressent en le faisant. C’est spécial, pour moi, de la chanter.

R&F : Le titre de l’album évoque un berger dans une veste en peau de mouton. Comment le thème du berger vous estil venu ?

Bill Callahan : C’est quelque chose qui m’intrigue depuis ma jeunesse. C’est dans beaucoup de contes folkloriqu­es, dans la mythologie et, bien sûr, dans la Bible. Les bergers sont en dehors de la société mais prennent soin de quelque chose. Ils forment une sorte de microcosme. Ils vont dehors avec leurs animaux, ils ont tout un monde à eux. Ils y pénètrent, puis reviennent dans la société normale. Le berger a un pied dans chaque monde. Il est isolé et en même temps très attaché à des choses vivantes.

R&F : Vous considérez-vous comme une sorte de berger ? Bill Callahan : Quand tu essaies de faire de la musique, tu passes beaucoup de temps seul. Mais tu le fais pour des foules de gens. C’est donc une dichotomie assez étrange.

R&F : Cette veste en peau de mouton est donc faite à partir de quelque chose que le berger aime. Est-ce pour cela qu’il a peur de trouver ses moutons ?

Bill Callahan : Je pense qu’avoir peur de trouver ses moutons, c’est avoir peur d’épouser sa vocation. Certaines personnes ne veulent pas prendre l’appel passé par leur vocation. Je pense que j’ai été comme ça. Quand j’avais la vingtaine. Avant que je commence à faire de la musique, ça ne paraissait pas vraiment être une possibilit­é.

Et puis... la veste en peau de mouton, ça avait beaucoup de sens différents. C’est comme si il essayait de se fondre dans son troupeau. Et aussi, il tue ces bêtes qui l’aiment. Et qu’il aime.

Des chaînes de montagnes

R&F : Vous n’avez rien sorti pendant des années parce que vous avez eu un fils, Bass. Vous avez aussi perdu votre mère. Vous évoquez ces deux évènements sur le titre “747”. Votre mère est décédée longtemps après la naissance de votre fils ?

Bill Callahan : Il devait avoir trois ans... Ce vers qui parle de se réveiller dans un 747, ça vient d’une fois où je m’étais assoupi dans un avion. Je me suis réveillé et, pendant quelques instants, je n’arrivais pas à comprendre où j’étais. Tu sais, quand tu es dans un avion, au dessus des nuages, tu es un peu suspendu dans le temps. Tu n’es nulle part. Enfin, tu es quelque part, mais pas vraiment. Tu es conscient que tu n’es nulle part. La vie et la mort sont également comme ça. Elles traînent ensemble, quelque part.

R&F : Sur “Certainty”, vous chantez : “I never thought I’d make it this far/ Little old house, recent-model car/ And I’ve got the woman of my dreams.” Pourquoi pensiez-vous que vous n’auriez jamais de petite maison, de voiture moderne et la femme de vos rêves ?

Bill Callahan : Au début de ma vingtaine, nombre de mes amis avaient déjà leur vie entièremen­t planifiée : ils allaient avoir trois gamins, se trouver une grande maison, etc. Je n’aspirais à rien de tout ça. Je trouvais étrange que de si jeunes gens pensent déjà au mariage. Je ne pensais pas que je voudrais de ces choses un jour. Puis, un jour, je les ai voulues.

R&F : Dans la musique, les gens veulent rarement de ces choses-là. Si on prend la musique folk, des artistes comme Elliott Smith ou Townes Van Zandt ont exprimé leur talent à travers la douleur, la dépression, la tristesse. Ça vous surprend qu’être heureux puisse aussi produire de bonnes chansons ? Bill Callahan : Oui. Je sais que tout le monde dit que la musique vient de la mélancolie. J’imagine que je suis une personne contraire. Je remets tout en question. Ce type de croyances, je vais toujours les regarder et me demander si elles sont vraies. Je voulais voir si je pouvais faire de la musique sans la tirer de la mélancolie. Et... c’est définitive­ment faisable (petit rire satisfait).

R&F : Vous pensez ça chaque matin ?

Bill Callahan : Peut-être pas quand je me réveille. Mais à 14 heures, oui.

R&F : Pourriez-vous décrire votre méthode d’écriture ? Bill Callahan : Habituelle­ment, je commence avec un titre. Pour moi, le titre contient la chanson tout entière. C’est comme une graine que je plante et que je laisse pousser. Si j’ai un bon titre, la chanson poussera à partir de là, elle racontera sa propre histoire. Un mot ou deux peuvent dire une histoire. Je n’ai plus qu’à la raconter.

R&F : Sur “Black Dog On The Beach”, vous chantez : “Dad always said if he coulda he woulda loved to live this way. Sick and lonesome and in need of discipline and company.” Il disait vraiment ça ? Vous n’étiez pas très proche de lui.

Bill Callahan : Quand mon père a pris sa retraite, il était amer et déçu. On ne l’a pas traité aussi bien que ce qu’il espérait après avoir

consacré quarante ans de sa vie à son travail. Mes parents travaillai­ent pour la NSA. Ils écoutaient des appels téléphoniq­ues de terroriste­s divers. D’abord, ils traduisaie­nt. Puis je pense que nombre de ces conversati­ons étaient codées, donc ils décodaient. Je l’ai appris très tard. Ils m’ont révélé ce qu’ils faisaient il y a seulement quelques années. C’était classifié. La carrière de mon père n’a pas généré autant d’argent qu’il aurait souhaité. Il n’a pas reçu autant de respect que ce qu’il escomptait. Il n’a pas grimpé les échelons aussi haut qu’il l’espérait. Quand il a vu que je faisais simplement tout ce que je voulais faire et que ça marchait, je pense qu’une partie de lui s’est dit qu’il aurait pu faire quelque chose comme ça. Même si ça n’irait pas avec sa personnali­té. Il y a donc un peu de vérité là-dedans.

Les complexité­s de la vie

R&F : “Young Icarius” semble parler d’un pilote de ligne qui rentre dormir dans son appartemen­t de Scranton, dans le labyrinthe qu’est sa vie. C’est à Scranton, parce que c’est là que se déroule la série “The Office”. Vous évoquez aussi Hulk sur l’album. Cherchez-vous à montrer que la vie normale peut-être une odyssée ?

Bill Callahan : Je pense que toutes les vies sont des aventures mythologiq­ues. Nous sommes tous dans un labyrinthe. On essaie tous d’en sortir. On essaie tous de voler. Vous ne ressentez pas ça ?

Je pense que c’est comme ça pour tout le monde. Je ne crois pas qu’il existe de vie ordinaire, de vie ennuyeuse. Nous avons tous en nous des chaînes de montagnes qu’on essaie de gravir.

R&F : En 2011, le New York Times définissai­t vos chansons ainsi : “Il place une grande idée mystérieus­e dans un endroit modeste.” Ça vous convient ?

Bill Callahan : Oui, je pense que c’est ce qu’on fait avec la vie. Il y a tellement à explorer. Les humains sont tellement complexes et infiniment intéressan­ts. Je ne me fatigue jamais en regardant les gens à l’aéroport. Je peux m’asseoir et fixer les visages des gens pendant douze heures. Et j’ai 53 ans. Pourquoi sommes-nous infiniment intéressan­ts les uns pour les autres ? J’ai toujours été comme ça et encore plus depuis que j’ai une femme et un gamin. Etre avec quelqu’un, c’est comme avoir un miroir. On se réfléchit l’un l’autre. Constammen­t. Et regarder un gamin devenir une personne, c’est fascinant. Mon fils est la personne la plus excitée d’être en vie que j’aie jamais rencontrée. Il adore la vie. Ses professeur­s, qui ont vu des milliers d’enfants, disent la même chose. Mon job, c’est de ne pas étouffer ça. De le laisser être ce qu’il est censé être. Parce que je n’étais pas comme ça. Ma femme non plus. Il est juste né comme ça.

“Quand tu essaies de faire de la musique, tu passes beaucoup de temps seul. Mais tu le fais pour des foules de gens”

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