Rock & Folk

Lost Sounds

“BLACK-WAVE”

- 086 R&F JANVIER 2020

DEPUIS 1994, C’EST LE SERPENT DE MER : QUI VA RECUPERER LE TRONE DE KURT COBAIN ? De Jack White à Ty Segall en passant par Julian Casablanca­s ou Dan Auerbach, les prétendant­s se succèdent, sans enrayer l’inéluctabl­e : le rock’n’roll disparaît des charts. Que fait Jay Reatard, le plus surdoué des candidats ? Rien : il est mort en 2010, à 29 ans, alors qu’il explose les frontières du garage, tourne en première partie des Pixies, enregistre des disques plus produits — Universal et Columbia veulent le signer, il est prêt à affronter le grand public. “Les haters me sont

tombés dessus. Du style : ‘Je t’ai vu dans Spin, tu as été acheté par les Juifs, tu vas mourir’.” Une overdose s’en est chargée. Né en 1980, Jimmy Lee Lindsey Jr découvre Hendrix et les Beatles avant de passer directemen­t à Nirvana. “J’allais écouter tous les artistes dont parlait Kurt Cobain : c’est comme ça que j’ai compris ce que je voulais faire”, raconte-t-il dans le documentai­re “Better Than Something”. Il a 17 ans quand sort, en 1997, la cassette “Fuck Elvis Here’s The Reatards”, suivi de deux autres albums sous le nom Reatards, des disques à faire passer les White Stripes pour les Spice Girls. En 1999, associé à Alicja Trout, il monte une nouvelle formation, Lost Sounds. “Je balançais la même merde, me roulant par terre et me foutant à poil ; la différence c’est qu’il y avait un synthé, et que celui-ci était tenu par ma copine... qui ne trouvait pas obligatoir­ement rigolo tout mon cinéma freak. Alors je me suis davantage concentré sur la musique.” Il se met aux claviers, le couple partageant tout, instrument­s, appartemen­t, compositio­ns, hurlements, pour un résultat inédit. Un accoupleme­nt épileptiqu­e et bionique entre Suicide et Siouxsie ? Add N To (X) percutant Jon Spencer de plein fouet ? Les Screamers saccageant le “Trans” de Neil Young ? Un clavier Roland String est branché sur une pédale d’overdrive pour guitare, et c’est l’inventivit­é du premier Roxy Music passée au broyeur garage punk. Memphis n’a jamais engendré un tel son, alliage de guitares et synthés distordus, démoniaque­s. Et pourtant, Lost Sounds est bien le produit de cette ville, au même titre qu’Elvis Presley et Alex Chilton. Jay a traîné dans des endroits aussi louches. “Ma mère était trop contente quand un Pizza Hut s’est implanté dans notre quartier. Mais au bout d’une semaine, il a explosé : c’était une couverture pour fabriquer de la meth.” Il restera toujours à Memphis. “Trouver un endroit tranquille, pourquoi ? Pour dormir toute la journée ?”

Un programmat­eur : “Il foutait la merde, cassait tout, cherchait les embrouille­s.” Alicja : “Il s’extirpait des bouteilles de l’arrière-train pour faire marrer les gens dans des fêtes. Il pouvait être très drôle, mais ce qui le définissai­t, c’était son anxiété, qui atteignait des niveaux vraiment malsains, avec des crises colériques de plus en plus effrayante­s.” Entre 2000 et 2004, Lost Sounds aligne quatre albums. Tous démentiels. Pour aller aux morceaux les plus percutants : sur “Memphis Is Dead” (2000), “Better Than Somethings” et “Soul For Sale”. Sur “Rat’s Brains & Microchips” (2002) : la chanson-titre et “Read A Requiem Mass For Me”. Sur “Lost Sounds” (2004) : “And You Dance?” et “I Get Nervous”. “Black-Wave” (2001) n’est pas supérieur, mais plus fourni : un double album, enregistré dans un entrepôt près des studios Sun, Reatard habitant là avec un collectif punk. Jay et Alicja s’érigent ici comme les Frank Black et Kim Deal de la fin des temps — “Trompe le Monde” version “Planète Terreur”. Pour le titre : wave renvoie au côté Devo, mais façon black, au sens metal du terme — Burzum comme influence supplément­aire. Portés à ébullition, black et

wave produisent cette potion psychotoni­que, ces “Do You Wanna Kill Me”, “Ocelot Rising”, “Die Pax”, “I See Everything”, “Heart Felt Toys”, “Soon This Tomb”... Et l’apothéose, “Walk In Line”, martial, martien. Certaines formations sont puissantes, d’autres bouleversa­ntes, d’autres novatrices. Miracle : Lost Sounds cumule tout ça à la fois. Et boum : peu de temps après la séparation du couple, implosion du groupe. Alicja : “Le seul côté positif, c’est que je pouvais arrêter de chanter la fin du monde.” Jay s’adonne alors au crack : “Comme balancer une putain de bombe atomique au milieu de ma vie : me détruire pour repartir à zéro.” En 2007, un an après le succès de son premier album solo, le classique et bien nommé “Blood Visions”, Reatard enregistre en douce l’incroyable “World Of Shit” sous le nom Terror Visions : du Lost Sounds en solitaire, un coup de boule thermonucl­éaire. Il déclare peu de temps avant son OD : “Ma vie, c’est pied au plancher. Je dois toujours être branché sur on. Ce que je fais n’a rien à voir avec se sentir bien dans le monde. J’ai été balancé là, je serai éjecté. Je ne pourrai plus faire de disques quand je serai mort, alors j’en profite.” A nous de profiter de ses sons perdus.

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