“Nevermind” Nirvana
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non. Première parution : 24 septembre 1991
Après un premier album prometteur que le label indépendant Sub Pop a eu toutes les peines à sortir faute de moyens, Nirvana tourne en Europe où “Bleach” a suscité l’enthousiasme. La pochette est le négatif d’un cliché du groupe, pris en noir et blanc par Tracy Marander, sur scène, en plein headbanging. Grâce à cet effet, les visages des musiciens disparaissent sous les longues chevelures, véhiculant cette énergie sauvage qui illustre parfaitement les grandes thématiques de Kurt Cobain telles que la haine de la société et le malaise existentiel. De retour aux Etats-Unis, Cobain affine ses nouvelles compositions en leur apportant une touche mélodique et cherche une nouvelle maison de disques qui offrirait au groupe un peu plus de confort pour son prochain album. Les vétérans Sonic Youth (déjà 8 albums au compteur) présentent Nirvana à DGC Records, la filiale
indé de Geffen, qui rachète le contrat auprès de Sub Pop. Sur les directives de Kurt Cobain, Robert Fisher, le DA de chez Geffen, cherche le cliché d’un bébé nageant sous l’eau pour la pochette de Nevermind. Rapidement, le coût d’acquisition d’une telle photo (7 000 dollars) excède le budget alloué à la pochette d’un groupe
à peine connu. Car Geffen, en dépit de l’effervescence des fans lors des concerts, n’espère pas vendre plus de 250 000 copies de cet opus, soit ce qu’a réussi à vendre Sonic Youth avec “Goo”. L’idée de prendre un photographe pas cher et spécialisé dans les vues aquatiques émerge rapidement. Pour 1000 dollars, Kirk Weddle décroche le job. Aubaine, il a dans ses relations un couple d’amis, Renata et Rick Elden, qui acceptent, pour 200 dollars, que leur fils de 4 mois, Spencer, joue le rôle du bébé nageur. La séance photo a lieu dans le petit bassin du Rose Bowl Aquatics Center à Pasadena en Californie en mai 1991. Les parents du petit Spencer ainsi qu’un maître-nageur sont présents dans l’eau de la piscine. Kirk Weddle fait plusieurs tests de lumière et d’angle de vue avec un baigneur en plastique sachant que la vraie séance avec le bébé en apnée ne pourra pas durer longtemps en raison de son jeune âge. Une fois Kirk prêt, les parents glissent l’enfant sous l’eau. Sept photos sont prises lors de la première immersion de Spencer, puis quatre nouvelles avant que l’enfant commence à pleurer, mettant un terme définitif à la séance. Les mains des parents ainsi que le fond de la piscine avec son carrelage à bandes sont effacés en postproduction et un billet d’un dollar au bout d’un hameçon y est ajouté. Le bleu envahissant de l’eau comme du fond tranche singulièrement avec la noirceur de la pochette de “Bleach”, dont le titre faisait référence au conseil donné aux junkies de nettoyer leur seringue pour ne pas attraper le sida. Le sourire béat du bébé semble également bien loin de l’univers désillusionné chanté sur “Nevermind”. Quant à l’environnement aquatique, il rappelle symboliquement le liquide amniotique, moment pur et sans compromission avant l’entrée dans un monde violent et sans espoir, comme les chansons de “Nevermind” aiment le rappeler. Mais voilà, cette quiétude originelle est troublée par un billet, objet de toutes les attentions de l’enfant, insinuant que la corruption de cette société cupide est inscrite dès les premiers moments de la vie du nouveau-né, voire durant sa vie intra-utérine ; le réduisant à une vulgaire proie. Le sexe du bébé se détache assez remarquablement sur le fond bleu, semble presque en érection, soulignant la réorientation de son désir premier — supposé être oedipien — vers le dieu dollar. A ce propos, quelques chaînes de grande distribution feront pression sur Geffen pour effacer le pénis, mais, face au refus du groupe, un sticker sera fourni en option pour le masquer. La différence entre les nuances de bleu — l’un, profond et uniforme, s’opposant à l’autre, plus clair et trouble, voire tumultueux en surface — peut rendre compte des dangers qui attendent l’entrée de l’enfant dans le monde des adultes ; mais aussi du passage pour le groupe d’un circuit underground à une échelle plus professionnelle et commerciale. La peur de la compromission avec le monde de l’argent est centrale dans le discours de Nirvana face aux médias et à sa maison de disques... Cobain dénoncera le cirque médiatique accompagnant le groupe à chaque sortie et le matraquage de l’immense tube “Smells Like Teen Spirit” par MTV qui passe à l’époque le clip une dizaine de fois par jour. La pochette de “Nevermind” est probablement l’image la plus simple et forte du rejet de la société consumériste de toute une génération, étiquetée X par les sociologues, et dont Nirvana deviendra malgré lui l’emblématique porte-parole. Quant au titre de l’album, référence certaine au “Never Mind The Bollocks” des Sex Pistols, il propose une attitude à adopter à l’image des déclarations régulières du chanteur : laisse tomber, oublie le leurre de cette société pour atteindre la béatitude perdue — le nirvana. En effet, Cobain ne prônera jamais la révolution, ni un engagement politique. L’idée de cette pochette lui est venue en regardant, vautré devant sa télévision, un documentaire sur l’accouchement aquatique. Cet intérêt n’était pas éloigné de son désir de nidification qui prendra forme avec la rencontre, puis son mariage avec Courtney Love. Dès lors, sa fille, Frances Bean Cobain, occupera toute son attention. L’album suivant se nommera
“In Utero”, dans l’utérus. Une étape supérieure dans sa remontée vers l’absolu, avant le grand saut vers la mort qui bouclera l’histoire. ■