La musique que crache l’autoradio
Clarence Clemons
“WHO DO YOU THINK I AM?” Virgil Films/ MVD
Lorsqu’en juin 2011, Clarence Anicholas Clemons Jr a quitté cette Terre, sa disparition n’a pas seulement attristé ses proches, sa famille, Bruce Springsteen et les autres membres du E Street Band. De fait, Clarence Clemons était bien plus que le saxophoniste du groupe particulièrement efficace et originaire du New Jersey, dont la vocation aura été de mettre le Boss et sa musique en valeur. Clemons, et ce n’était pas sans rapport avec son instrument fétiche et sa manière d’y injecter de l’air, était considéré comme une usine à gaz à lui tout seul, un fournisseur d’énergie propre et, les siens en sont convaincus, dégringolé du ciel. Justement, la force et l’originalité de ce documentaire de Nick Mead résident dans la mise en exergue de la spiritualité qui émanait du personnage. Elle a été plus flagrante encore lorsqu’au terme du Rising Tour en 2003, il a eu besoin de faire un break et est parti en Chine ; il comptait s’y ressourcer et ignorait qu’il s’agirait de son ultime voyage. “Who Do You Think I Am?”, à l’image et au son particulièrement soignés (il est proposé en 16/9 et 5.1 — le boîtier renferme le DVD et le Blu-ray), qui témoigne de ses dernières pérégrinations, physiques et mentales, revient sur le parcours et est un portrait plutôt inattendu (mais certainement fidèle...) de Big Man. Bill Clinton, Joe Walsh ou Nils Lofgren (il chante la somptueuse “Miss You, C” du générique de fin) ont mis du coeur à le brosser.
General Elektriks
“ELEKTRIK MEN” La Huit
La Huit publie des documentaires musicaux qui sortent de l’ordinaire et ne dévie pas de sa ligne de conduite avec “Elektrik Men”. Une affaire de famille, en fait, puisque son réalisateur, Laurent Salters, n’est autre que le frère de Hervé (Salters), l’homme qui, depuis une grosse quinzaine d’années, anime le projet dingo General Elektriks. Ce Français qui a préféré l’exil pour faire maturer son art (il habite désormais en Allemagne après une période américaine) est une sorte d’hommeorchestre en studio, mais, lorsqu’il s’agit de transposer sa musique à la scène, il sait s’entourer de sacrés loustics. Avec six albums derrière la cravate (Hervé en porte une en live), General Elektriks mériterait cent fois de vendre des tonnes de disques et de squatter la tête des charts, en France, mais pas uniquement. Les dieux du succès, sourds comme des pots, en ont décidé autrement, et si le grand public mourra certainement sans avoir frétillé à l’écoute de cette décoction habile de soul habitée et d’électro-rock nerveux, une horde de fidèles se presse aux concerts du groupe dès qu’il en donne, et continue d’acheter ses disques (“Carry No Ghosts”, le plus récent, est paru en 2018). Durant ces cent quinze minutes, on écoute Salters évoquer ses débuts, discuter arrangements et causer matos vintage. On le voit également sur la route et sur scène avec ses acolytes (parmi eux, à la basse, Jessie Chaton, ex-Fancy, un passionné de rock et de funk pailletés...) et, sans interruption, dans les trois titres live fournis en bonus dont le plus connu est l’épatant “Raid The Radio”.
“Christine” Carlotta Films
Au début des années 80, après s’être planté avec son (pourtant bon) remake de “The Thing”, John Carpenter consent à porter à l’écran “Christine” de Stephen King. L’idée n’est pas du cinéaste et il ne se plie à l’exercice qu’à condition de pouvoir tordre le scénario dans le sens de ses propres essuie-glaces. Pour Carpenter, le héros n’est pas le fantôme du premier propriétaire de la voiture ; c’est le véhicule luimême. A priori, “Christine” (le prénom donné à cette Plymouth Fury de la fin des années 50), n’est pas un film rock sauf que le réalisateur (également compositeur de la plupart de ses BO) l’est, rock’n’roll, et que c’est la seule musique que crache l’autoradio de la ride rutilante (“Bad To The Bone”, de George Thorogood et ses Destroyers, est la chanson d’ouverture). Carlotta a vu juste et grand en commercialisant, aux portes de l’automne, une réédition luxueuse de ce pur joyau, horrifique mais pas trop. Treizième coffret collector édité par la compagnie, “Christine” y est servi en version Blu-ray 4K ultra-HD avec des suppléments dont une master class de John Carpenter à Cannes en 2019 qui, par chance, se termine mieux qu’elle ne commence. Mais, bien sûr, la bougie sur le carter est le livret de deux cents pages intitulé “Plus Furieuse Que L’Enfer”, signé Lee Gamblin et inséré dans le boîtier cartonné. L’essai est agrémenté de photos d’archives sensationnelles qu’apprécieront forcément ceux qui préfèrent les automobiles de caractère aux caisses sans âme.
Aretha Franklin
“AMAZING GRACE” GM Editions
Puisque c’est Noël, on s’abstiendra — mais ce n’est pas l’envie qui nous manque — de punaiser dans leurs tentures respectives les filles d’ici qui se croient chanteuses. Par compassion, on leur recommandera le visionnage de “Amazing Grace”, le documentaire de Sydney Pollack sur l’enregistrement de l’album du même nom qu’Aretha Franklin, l’impératrice de la soul, a mis en boîte en janvier 1972. Femme à voix mais aussi de tête, Aretha avait convaincu son label d’enregistrer un disque de gospel, non pas en studio où tout est plus exigu et prévisible, mais à la New Temple Missionary Baptist Church de Los Angeles, devant un public de fidèles, en présence d’un vrai révérend (James Cleveland, sorte de Monsieur Loyal ici) et d’une chorale (le Southern California Community Choir) à faire passer celles qu’on subit parfois pour des grappes d’ex-punks alcoolisés s’adonnant au karaoké. Ici, le DVD est proposé avec la version française du livre (abondamment) illustré d’Aaron Cohen sur l’enregistrement, et aussi le double-CD correspondant à l’album de 1972. On rappellera également l’existence d’une version audio complète de cette captation, en CD, streaming et, depuis peu, vinyle. Les raisons pour lesquelles la parution de “Amazing Grace” a été maintes fois repoussée sont complexes, mais après le décès d’Aretha Franklin en 2018, alors que, toute sa vie, elle avait refusé qu’il existe, ses héritiers, comme par magie, se sont entendus avec les producteurs du film. Pas très étonnant et pas très gracieux non plus.
The Cure
“40 LIVE CURAETION” Eagle Vision
Il n’y a pas que les stars du rock des sixties et des seventies qui commémorent. C’est désormais à celles des années 80, de la new wave dans le cas présent, de sortir les bougies et les gâteaux pour les planter. En 2018, dans la bonne ville de Londres, The Cure a donné deux concerts historiques pour célébrer ses quarante ans de carrière : deux shows marathon et exceptionnels qui sortent sur plusieurs supports aujourd’hui, dont des versions 4CD/ 2DVD et 4CD/ 2Blu-ray. Le premier, “Curaetion-25 : From There To Here/ From Here To There”, est celui livré à Meltdown. Dans le cadre du désormais mythique Royal Festival Hall, Robert Smith et sa clique (au sein de laquelle officie le guitariste Reeves Gabrels, ex-partenaire de David Bowie), ont présenté un répertoire constitué de treize chansons (extraites de chacun de leurs albums studio) agencées chronologiquement, de deux nouveautés, avant de repartir dans le sens inverse (treize autres titres ont été joués jusqu’à “Boys Don’t Cry”). Le second concert, “Live In Hyde Park”, filmé par Tim Pope en juillet et en 4K, a rassemblé plus de soixante mille personnes qui ont eu droit à une setlist rétrospective d’une trentaine de titres. Le tout a été mixé en 5.1, préalablement projeté dans certains cinémas et constitue un survol, en rase-mottes, de la discographie d’une formation devenue mastodonte presque malgré elle. Les deux plus belles éditions ajoutent un livre de photos de quarante pages qui mettent en exergue l’univers visuel que le groupe a toujours peaufiné avec la complicité des meilleurs dans leur genre.
Freddie Mercury
“NEVER BORING” Universal
C’est donc officiel : depuis le film “Bohemian Rhapsody”, on peut raconter n’importe quoi au sujet de Queen et Freddie Mercury, le public gobe, consomme, engrange. Des livres lamentables sont entassés en piles vertigineuses chez les marchands de papier et le longmétrage de Bryan Singer (fomenté par deux survivants du groupe, le troisième s’est apparemment mis lui-même hors circuit...), une farce bien faite, mais une farce tout de même, a cartonné dans le monde entier. Universal, qui aurait bien tort de ne pas profiter de cet aveuglement collectif, y va d’un coffret rétrospectif de la carrière solo de Mercury, qui n’est pas le premier Queen à avoir publié un album en solitaire. Roger Taylor, le batteur qui ne se souvient plus très bien, a fait paraître “Fun In Space”, premier de ses cinq efforts, quatre ans avant “Mr Bad Guy”, l’unique album de Freddie sous son nom seul. Ce CD compte parmi les trois réunis dans “Never Boring” (les deux autres regroupent des tubes et les enregistrements avec Montserrat Caballé) auxquels a été jointe une compilation de clips (en DVD et Blu-ray). Image et son en ont été remasterisés et ils rappellent que, visuellement, le chanteur était surtout extravagant à la scène (ou lors des fêtes qu’il donnait...), un travers que n’ont pas manqué d’exploiter David Mallet, DoRo et Gavin Taylor, vidéastes dépensiers régulièrement sollicités dans les années 80. Parce que le monde marche décidément sur la tête, c’est Rami Malek qui signe le texte introductif de l’épais (et coloré) livret qui sert d’écrin à ces galettes.
Teddy Pendergrass
“IF YOU DON’T KNOW ME” MVD
C’est en visionnant “Supermensch”, l’excellent documentaire sur Shep Gordon (le manager d’Alice Cooper) dans lequel Teddy Pendergrass est cité, qu’Olivia Lichtenstein a eu l’idée d’en réaliser un sur lui, tout aussi bon. Avec le soutien de Gordon et de la famille de ce monstre sacré de la soul de Philadelphie emporté par la maladie en 2010, la cinéaste a composé ce tableau en puisant dans des images d’archives et en recueillant les propos des témoins de sa montée en puissance, de son déclin prématuré et de son retour au premier plan dans une industrie qui donne rarement une seconde chance. Surtout connu aux USA pour avoir mis en valeur des classiques tels que “Don’t Leave Me This Way”, “If You Don’t Know Me By Now”, “Love TKO.” ou “Close The Door”, Pendergrass, avant de voler de ses seules ailes — à partir de la seconde moitié des années
70 — a été la voix de Harold Melvin And The Blue Notes, une formation signée sur le label Philadelphia International, dont les disques étaient produits par Kenneth Gamble et Leon Huff. Egalement managé par Shep Gordon, Teddy Pendergrass va connaître un succès énorme en solo et, pour ses qualités vocales et sa popularité auprès de la gent féminine, sera comparé à Marvin Gaye. Victime d’une sortie de route de sa Rolls-Royce qui va le laisser tétraplégique, il va traverser le désert au début des eighties avant de réapparaître, pour la première fois sur scène après son accident, au John F Kennedy Stadium de Philadelphie dans le cadre du Live Aid. Il renouera avec le succès à la fin de la décennie, mais sera emporté par une maladie respiratoire en 2010. Signe que Teddy passionne toujours les Américains, un biopic est en préparation
“Blue Note Records Beyond The Notes” Eagle Vision
Déjà, le sujet de ce film attirait comme un aimant. Mais l’avoir confié à Sophie Huber, dont le premier documentaire, “Harry Dean Stanton : Partly Fiction”, était certainement le mieux fichu de l’année 2012, a boosté l’intérêt qu’on y portait. Sept ans plus tard, la cinéaste suisse s’est attelée à narrer, en images, la saga d’un des plus prestigieux labels de l’histoire de la musique enregistrée dont le destin était de finir sur un support, rond et noir, glissé dans une pochette cartonnée généralement aussi sublime que son contenu. En 2019, Blue Note a eu quatre-vingts ans et c’était un anniversaire comme un autre pour revenir sur l’hallucinant parcours d’Alfred Lion et Francis Wolf, deux mélomanes allemands au nez très creux qui, peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, ont fui leur pays et démarré une nouvelle vie aux USA. Cette maison de disques, avec un toit, en était vraiment une : ses dirigeants ont laissé aux musiciens de jazz qu’ils ont accueillis (signés est trop réducteur), toute liberté de créer et surtout de repousser les frontières de leur genre musical. Thelonious Monk, Bud Powell, John Coltrane, Art Blakey ou Miles Davis ont écrit la légende de Blue Note, mais aujourd’hui, sous la houlette de Don Was et grâce à des artistes tels que Norah Jones ou Robert Glasper, le coeur du label continue de battre. Ces deux-là, d’ailleurs, comptent parmi les contributeurs de ce voyage dans le temps et le talent, ponctué de documents historiques et de séquences live, pour la plupart saisissantes.
The Rolling Stones
“BRIDGES TO BUENOS AIRES” Eagle Vision
Ce concert des Rolling Stones est tellement génial qu’on ne sait par quel bout l’attraper. Cette prestation du cinq avril 1998 au Monumental de Buenos Aires n’est peut-être pas la meilleure des Stones, mais ne peut figurer qu’assez haut dans le top 10 de leurs plus sauvages depuis... un bail. Des shows du “plus grand groupe de rock’n’roll du monde”, Eagle en sort souvent. Mais celui-là, mazette ! C’est du souple, du qui fait ployer, qui n’en perd pas une dans l’ourlet. Le boulot des guitares est exceptionnel. Ça triture, ça se complète, ça riffe et ça raffe ; ça griffe, ça arrache tout. Keith, le roi léopard, Ronnie, le fou qui fait marrer toute la cour et assure comme un chef. Chuck Leavell, aux claviers, en tartine presque partout, mais n’empiète sur aucune autre tessiture ; il fait dans le complément d’objets, direct. Le regretté Bobby Keys (soufflé en 2014) est hallucinant dès qu’il porte son saxophone à ses lèvres. Darryl Jones à la basse ? Un mur de pneus élastique. La setlist ? Une implacable messe. Quant au Jag, il est sublime, comme un petit canardeur dans l’eau du décor de Mark Fisher ; chatoyant, bistournant les syllabes, l’oeil sur tout et tous. Même sur Bob Dylan, hilare pendant “Like A Rolling Stone”, parce que ça ne peut que le faire marrer de chanter faux à ce point.
Ça gicle, mais ne salit pas.
C’est du rock.
Talking Heads
“STOP MAKING SENSE” Carlotta Films
On a demandé à Chris Frantz ce qu’il pensait de la ressortie de ce film de concert. Sa réponse, en léger différé de Compass Point aux Bahamas : “Ce qui est formidable à propos de ‘Stop Making Sense’, c’est que tous les gens qui y ont participé, le groupe, l’équipe technique et celle du film, ont fait un boulot magnifique. Le visionner est merveilleux et le sera toujours. Le côté négatif, c’est que David Byrne s’en est servi comme d’un argument pour qu’on ne tourne plus jamais. Il a prétendu que le film allait pouvoir le faire à notre place ; c’est bigrement malheureux et dommage.” On ne marque pas l’histoire du rock sans casser d’oeufs et cet avis du batteur de Talking Heads est partagé par bien des amateurs de la formation américaine que, dans les bonus, à l’occasion de la première sortie du film en DVD (en 1999), Byrne qualifiait de funk et non plus de new wave. Selon lui, c’est la discordance des goûts qui a fait que le groupe, à partir du milieu des années 80 et même s’il a continué à enregistrer des albums, n’a plus donné de séries de concerts. Cette remarquable captation, par Jonathan Demme, de shows au Pantages Theatre à Los Angeles début 1983 (à la sortie de “Speaking In Tongues”), lui donne tort puisque le brassage des meilleurs genres y est parfaitement maîtrisé par les Têtes Volubiles. En vérité, celle de David Byrne était devenue trop grosse pour continuer de côtoyer les trois autres. Tina Weymouth, bassiste, pousse le bouchon plus loin en considérant que Byrne n’a jamais éprouvé le moindre sentiment pour ses collègues.