Rock & Folk

A CERTAIN RATIO

Le groupe de Manchester, l’un des plus étranges des années post-punk, est toujours actif. Sur une péniche parisienne, Jez Kerr donne des explicatio­ns sur ce mélange de funk et de new wave glaciale qui intrigue depuis quatre décénnies.

- Olivier Cachin

“On a essayé d’être mainstream, mais ça ne fonctionne pas pour nous”

UN GROUPE CULTE. La première signature du label Factory Records (“All Night Party”, Fac 5). Proche de Joy Division. Un premier LP produit par Martin Zero Hannett. Une collaborat­ion avortée avec la diva disco Grace Jones. Une dizaine d’albums studio immaculés. 43 ans d’exercice. Pourquoi donc A Certain Ratio reste-t-il un groupe connu uniquement par de trop rares initiés ? Eléments de réponse avec Jeremy Jez Kerr, indéboulon­nable chanteur et bassiste de ces créateurs du cold funk.

Funk blanc désincarné

“On n’a jamais été un groupe punk”, affirme Jez dans la loge minuscule du Petit Bain, cette péniche amarrée sur un quai de la Seine où A Certain Ratio, groupe fondé en 1977, va jouer dans quelques heures. En cette fin d’après-midi glaciale du 25 octobre 2019, 300 personnes s’apprêtent à venir voir sur scène ce groupe légendaire. Son dernier passage par la capitale ne date pas d’il y a si longtemps : il y a trois ans presque jour pour jour, le 22 octobre 2016, ACR était à La Maroquiner­ie pour un comeback certes moins populaire que celui de NTM, mais apprécié de la poignée de fans qui les suit depuis la fin des années 1970. “Le public de nos concerts, c’est une bande de cinquanten­aires chauves, confirme Jez, et on est cool avec ça. Ceci étant dit, la dernière fois qu’on a joué à Manchester, il y avait pas mal de petits jeunes. Il suffit qu’on sorte un nouvel album pour être à nouveau connectés. On est vieux mais on s’en fout. Les Rolling Stones aussi sont vieux, mais c’est toujours des putains de bons musiciens qui savent jouer. Nous aussi, sauf qu’on n’a jamais eu de hit single donc on est resté undergroun­d.” ACR a pourtant essayé : quand la formation signe chez A&M en 1989 pour l’album “Good Together”, le single “Won’t Stop Loving You” essaie de draguer le public dance. On est certes loin de Village People, d’ailleurs le grand public

“Le but n’était pas de se faire du fric mais d’être au sommaire du Melody Maker”

ne s’y trompe pas, et le single restera bloqué à la 55ème place des charts britanniqu­es. Deux ans plus tard, A&M rend son contrat au groupe. Fin du rêve en major. ACR signe alors sur Robs Records, l’éphémère label de Rob Gretton, puis marque une pause dans sa carrière. “Ça n’était pas la fin du groupe mais on avait tous des gosses et des emplois, donc on a fait un break. On n’a pas arrêté la musique, mais on n’a plus donné de concerts pendant sept ans. On est revenus en 2002, quand Soul Jazz Records a sorti la compilatio­n ‘Early’ et nous a demandé de refaire un concert. Ce qui était nouveau pour nous, c’est que pour la première fois on a rejoué nos anciens morceaux comme ‘Do The Du’, qu’on n’avait pas fait depuis 25 ans ! On n’était plus que trois, Donald Johnson, Martin Moscrop et moi, et on s’est surpris nous-mêmes, le son était formidable. Ça a été une révélation, on est repartis en tournée, on a même refait un album en 2009, ‘Mind Made Up’. Et on a retrouvé le plaisir de jouer.” Mais cette fois, l’intégrité est au rendez-vous, ACR assume son statut souterrain. “On a essayé d’être mainstream quand on était chez A&M, mais ça ne fonctionne pas pour nous. De toute façon, quand on fait trop d’efforts pour avoir un succès commercial, ça oblige à des compromis. Et la musique en pâtit. On a toujours été un groupe à part, les gens n’arrivent pas à nous classer dans une catégorie précise.” Ceux qui ont essayé ont trouvé une niche : punk funk. On préfère cold funk, qui définit mieux ce curieux mélange de basse slappée, de voix atonales, de funk blanc désincarné, de new wave blafarde, de structures jazz et de rythmiques brésilienn­es. “On écoute plein de musiques de différents styles et on essaie de les rejouer à notre façon. Un jour, à New York, on a vu le concert d’un groupe brésilien qui nous a tellement plu qu’on s’est mis à acheter toutes sortes de percussion­s : cuíca, surdo... Et on les a utilisées, mais à la sauce Manchester. Ça ne sonnait pas comme un groupe brésilien, mais comme des Mancuniens qui utilisent des rythmes du Brésil. Autant vous dire qu’à l’époque, ça n’a pas convaincu notre public, dont la plus grande partie était branchée sur la musique industriel­le de Throbbing Gristle, avec qui on a joué pas mal de concerts d’ailleurs. Tout le monde s’est dit : ‘What the fuck ?!’ On avait des impers en mastic, des gueules de quinze pieds de long et on jouait des percus en soufflant dans des sifflets, ah ah ! Si on avait voulu plaire à nos fans orthodoxes, on serait restés sombres et mystérieux. Quand on a tourné en première partie des Talking Heads, à l’époque de leur troisième album ‘Fear Of Music’, leur ingénieur du son disait qu’on sonnait comme un incendie dans une animalerie, une cacophonie frénétique. David Byrne regardait nos concerts depuis le côté de la scène, complèteme­nt fasciné.”

Gros conflit

Sur cette magistrale “ACR Box” qui rassemble sur 8 vinyles (ou 4 CD) le meilleur de plus de quatre décennies d’enregistre­ment, on trouve d’ailleurs une reprise de “Houses In Motion”, écrit par Byrne pour le quatrième album des Talking Heads “Remain In Light”. Enregistré­e au début des années 1980, cette version a une histoire insolite, typique d’ACR. “En fait, un directeur artistique d’Island Records a eu l’idée de reprendre ce morceau des Talking Heads qui serait joué par nous et chanté par Grace Jones, qui avait déjà un lien avec la new wave anglaise puisqu’elle avait repris ‘Love Will Tear Us Apart’ de Joy Division, c’est d’ailleurs sûrement ça qui a donné l’idée au DA. Le mec a loué le studio Strawberry (fameux pour avoir été utilisé par Joy Division pour son premier album “Unknown Pleasures”), Grace Jones est venue nous voir à Stockport, on a fait des photos ensemble. C’était juste après la sortie de ‘To Each...’, notre premier album. On a enregistré le morceau avec des voix témoins... Et ça s’est arrêté là. Quand Chris Blackwell, le boss d’Island, a eu vent de l’affaire, il a viré le DA. La production de Grace Jones, c’était Blackwell et Sly & Robbie, un son unique et fantastiqu­e d’ailleurs, et il a dû se dire : ‘Martin Hannett à la production ? Fuck off !’ On avait oublié cet épisode et quand on a réécouté nos bandes de l’époque pour la compilatio­n que Mute Records voulait sortir, on est tombé sur deux versions du titre. On a juste rajouté une trompette et quelques handclaps, on souhaitait garder la vibe de l’époque.” La version ACR de “Houses In Motion” est désormais incluse dans leurs concerts et un clip a même été réalisé pour l’occasion. Juste avant cette collaborat­ion fantôme avec Jones, c’est une autre galère qui a marqué le groupe : alors qu’il a passé trois semaines au studio EARS, dans le New Jersey, pour enregistre­r son premier album, “To Each...”, le producteur Martin Hannett s’aperçoit au moment du mixage que l’ingénieur du son a remis tous les potards de la console à zéro, rendant impossible le mix complexe qu’il avait envisagé. “Du coup, l’album a été mixé en Angleterre à Strawberry et les trois jours de mix prévus ont été utilisés par ESG (le groupe des trois soeurs Renee, Valerie et Marie Scroggins, brièvement signé chez Factory), pour qui Martin a produit ‘You’re No Good’, ‘Moody’ et ‘UFO’. Notre perte, leur gain. Après, on s’est embrouillé­s avec Martin, gros conflit. Comme Joy Division, qui avait un son proche du nôtre, on voulait du brutal, et on était à l’âge de l’arrogance, quand on croit tout savoir. Martin avait son idée du son, il voulait que les musiciens enregistre­nt et foutent le camp pour qu’il puisse faire sa cuisine sonore. C’était difficile de bosser avec lui, mais c’était un vrai génie. Ce qu’il a fait avec la version maxi de notre morceau ‘Flight’ était formidable, la face B ‘Blown Away’ encore plus, avec ces percus accélérées et ce delay dans les voix... Sans oublier ‘Spiral Scratch’ avec les Buzzcocks, le premier album de Joy Division... Je n’en revenais pas quand je l’ai écouté, parce qu’on a fait plein de concerts ensemble. Martin a donné au groupe un son tellement différent de celui qu’il avait en live ! C’était vraiment une époque particuliè­re pour la musique, le but n’était pas de se faire du fric mais d’être au sommaire de Sounds et du Melody Maker, ou de faire une session avec John Peel”.

Officiers nazis

La sortie de “To Each...” se passe donc dans la douleur avec, en bonus, une controvers­e dont le groupe se serait bien passé : à l’intérieur de la pochette, dont le visuel est coordonné par Peter Sleazy Christophe­rson de Throbbing Gristle, une photo montre quatre officiers nazis en uniforme. Jez : “Ah, tout ce délire comme quoi on était fascistes... On a toujours été de gauche. Comme les Buzzcocks, Steel Pulse et tous les groupes de Manchester, on a joué au fameux concert Anti Nazi League ! La photo était une blague : si tu regardes la fenêtre en haut des quatre officiers, il y a notre batteur Donald, qui est noir. Malheureus­ement, peu de gens ont compris la plaisanter­ie.” Donald Johnson, recruté par ACR après plusieurs mois sans batteur, fut recommandé au groupe par Vini Reilly de Durutti Column et Rob Gretton, le manager de Joy Division. “On voulait un batteur funky parce qu’on aimait Cameo et ce genre de funk. Donald est venu à la répétition, on a joué sept ou huit de nos compos et il a jammé dessus, ça a instantané­ment fonctionné, le punk funk était né”. Quarante ans après le premier single, il vibre encore.

Coffret “ACR Box” (Mute/ Pias)

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