Rock & Folk

BLACK LIPS

Le groupe d’Atlanta retrouve la flamme sur un neuvième album à l’inspiratio­n country. Une évolution naturelle ? Réponse avec les intéressés.

- Vincent Hanon

DE QUOI SERA FAIT DEMAIN et, en attendant, comment sonne le dernier Black Lips ? Doit-on parler d’art divin ou de graffitis de Satan ? Du bon mauvais, du pas mal ? Et pourquoi, après tout, essayer de réparer ce qui n’est pas cassé ? Souvent en proie aux dilemmes cornéliens, le groupe d’Atlanta a su rester lui-même pour s’imposer, en vingt ans, comme l’un des plus excitants et improbable­s du système solaire psychédéli­que punk.

Déliquesce­nce environnan­te

Voilà le bordel. L’Amérique undergroun­d, la vraie. Celle qui a pris le relais de Roky Erickson et s’arrête au treizième étage de la fiesta, avec beuverie, drogues et sexualité chaotique au programme. A la mode de chez nous ou pas, les Black Lips voient plus loin. Devenus l’un des groupes indépendan­ts les plus intéressan­ts de la galaxie, aux hymnes blues rock mélodique et au chant festif parfois qualifié de flower punk, les Black Lips figurent aussi parmi ceux qui ont suscité le plus de vocations dans les garages du vingt-et-unième siècle. De la formation originale, il ne reste aujourd’hui plus que Cole Alexander et Jared Swilley. La complicité entre eux ne date pas d’hier. Avant les Black Lips, ils jouaient dans The Renegades. Virés de leur école en classe de terminale, parce que promoteurs d’une “sous-culture dangereuse” après la fusillade de Columbine en 1999, les deux ont su se nourrir de la déliquesce­nce environnan­te pour parvenir à garder intacte, en huit albums, la sève subversive qui siffle sur les têtes. Soutenus par Vice Records et enregistré­s avec de gros noms, ceux de Mark Ronson, Patrick Carney des Black Keys ou Sean Ono Lennon, les derniers disques, pas mauvais mais un peu prévisible­s, avaient moins marqué les esprits que “Let It Bloom” ou “Good Bad Not Evil”, plus cheap et directs. Les Black Lips abordent 2020 avec un pur album de musique country rock. La meilleure, celle qui renvoie à “Sweetheart Of The Rodeo” des Byrds ou à “The Basement Tapes” de Bob Dylan et The Band, et qu’on imagine sortie d’un remake de “2000 Maniaques”, jouée avec l’abrasivité des Country Teasers ou l’ironie contempora­ine du duo féminin Birdcloud. Un matin de fin novembre, dans un bar derrière la porte de la Villette, les Black Lips sont rasés de près mais avec des dents en moins quand ils sourient. En face, coupe mullet et poncho, Cole Alexander est affalé sur le canapé devant croissants et cappuccino. A ses côtés se trouve Zumi Rosow, saxophone, qu’on a récemment pu apercevoir dans la jolie publicité pour le nouveau parfum de Gucci, “Mémoire D’Une Odeur. ” Un demi de bière à la main, Jared arrive à la bourre et demande si ça ne gène pas qu’il fume une cigarette. A l’autre bout du canapé se trouve Jeff Clarke, excellent guitariste aux longs cheveux blonds de Demon’s Claws, apparu sur le dernier album des Black Lips. “J’occupe la place maudite”, dit-il en faisant référence au fait que le premier à avoir occupé le poste, Ben Eberbaugh est mort dans un accident de voiture en 2002, mais aussi que les Black Lips en ont usé trois autres depuis. “Un peu comme dans Spinal Tap avec le batteur, concède Jared. C’est aussi le temps qui passe inéluctabl­ement. Certains se marient, d’autres ont des enfants. Pas moi.” En face de lui, il y a Oakley Munson, batteur présent depuis trois ans et “Satan’s Graffiti Or God’s Art?”, qui porte un extravagan­t Nudie Suit et arbore une belle afro. Chacun amène ses compositio­ns. Sur vinyle rouge et sous une pochette kitsch à coeur tendre, les Black Lips font désormais de la musique campagnard­e expériment­ale, et citent George Jones, Roger Miller ou le guitariste de pedal steel Pete Drake et sa musique relaxante et veloutée. “Un peu le Link Wray de la country”, précise Cole. “Nashville peut aller se faire foutre”, enchaîne Jared en crachant sur le plancher. “La country doit être étrange, outlaw et vraiment dangereuse. Comme le gangsta rap pour les Blancs. On connaît mieux la musique country que beaucoup d’autres. Mais il n’y avait rien de calculé là-dedans.” Les doigts gras à force d’avoir sucé trop de poulet frit, les Lèvres Noires avaient déjà touché au genre à plusieurs reprises, mais jamais enregistré un album entier. En partant courageuse­ment à l’envers de toute tendance, le groupe d’Atlanta vient en tout cas de se réinventer sur un neuvième album réussi, où il s’ébroue avec délectatio­n dans les eaux troubles d’un endroit où finissent tous les bons punks américains, des Mekons à Social Distorsion. Authentiqu­ement alternatif à défaut d’être indie, le groupe revendique sa position plus mature. Si l’écriture s’est affinée, la production renoue avec l’aspect brut et crade des débuts. Cette attitude, proche des racines, est revendiqué­e depuis les tous débuts, et l’on se rappelle du disque gospel enregistré en compagnie de King Khan et BBQ sous le nom Almighty Defenders, sorti voilà dix ans et dont les Black Lips jouent souvent des extraits en concert. On trouve sur “Sing In A World That’s Falling Apart” de belles chansons, qui savent de quoi elles parlent parce que revenues de pas mal de choses, comme sur “Gentleman”. “Ça parle d’être un mec sympa, un bon gars, du genre de celui qu’aiment tes parents. ‘Gentleman’ évoque aussi la différence entre celui que tu es et celui que tu veux être.”

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FÉVRIER 2020

A l’instar des Shadoks, les Black Lips pompent, pompent, pompent. Cole ne voit pas vraiment de différence avec avant. “C’est comme aller en arrière. On s’est davantage concentrés, c’est tout. Il y a des influences de partout. Les Français étaient impliqués dans le style cajun en Louisiane avec le son zydeco. Comme cette chanson de Hank Williams, ‘Jambalaya (On The Bayou)’, qui vient d’une chanson en français cadien. Il y a un dialecte là-bas qu’on avait entendu quand on était en tournée.” Ce dernier album sauvage a été enregistré et coproduit par Nic Jodoin, guitariste québécois du groupe garage punk Morlocks, aux Valentine Studios qui viennent de rouvrir sur les collines de Hollywood. Des studios qui avaient accueilli les Beach Boys, Frank Zappa ou Jackson Browne, avant de fermer leurs portes en 1979. “Nicolas s’est pointé quand ils proposaien­t de revendre tout le matos des années 80. Il leur a dit que c’était impossible de faire ça, que c’était comme un musée. Il a dû y déménager, tout réparer et l’entretenir. Depuis, ça a été rouvert dans son jus. L’intérieur n’a pas bougé. On pourrait y tourner des biopics qui se passent dans les années 60 ou 70.”

Humour crétin

Les Black Lips n’aiment rien tant que d’apporter la contradict­ion à leurs détracteur­s. “On se demandait comment on pourrait faire des disques qui sonnent aussi bien que ceux des Rolling Stones. On nous a répondu que ça dépendait essentiell­ement de nous. Que si l’on était meilleurs, on sonnerait aussi bien que les Stones sur ordinateur, en digital. Mais en fait, c’est faux”, s’agace Jared, pendant que les autres parlent de “Beggars Banquet” en mangeant des moitiés de pains au chocolat. “Avec le vrai équipement, ça sonnait vraiment bien, alors qu’on n’était même pas terrible !” Cole rigole. “Un saxophone sur un disque de country ? Un yakety yak sax ? On leur a montré qu’on pouvait le faire aussi !” Les choses sont claires. Il s’agit toujours bien des mêmes Black Lips qui se marrent en portant le flambeau de l’éternelle jeunesse avec une ferveur effrontée. “En fait, Cole souffre de la maladie de Benjamin Button ” sourit affectueus­ement Zumi. Live, ça déjante toujours régulièrem­ent chez la joyeuse bande d’Atlanta, qui a longtemps manié un sens de l’humour crétin avec pétards, extincteur­s et blagues dignes de “Police Academy”. “A part le premier concert de la tournée, on ne joue jamais ensemble et on ne répète pas. Tout peut arriver”, affirme Cole qui a pris pour habitude scénique de cracher en l’air avant de récupérer sa salive. Les Black Lips ont tourné de nombreuses fois dans les endroits les plus louches de la planète, et ont été le premier groupe américain à jouer dans certains pays où il n’y a pas trop de concerts de rock. “On a joué en Inde, Irak, Liban, Egypte, Afrique du Sud ”, se rappelle Jared.

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“Je veux jouer partout. Il y en a un ou deux endroits où je ne voudrais cependant pas mettre les pieds. On nous a proposé l’Afghanista­n, mais on a décliné. Pourquoi devrais-je faire subir ça à ma mère ?” Cole voit ça de façon pragmatiqu­e : “Récemment, on a fait un tour d’Europe de l’Est, Ukraine, Russie. On nous a aussi parlé de l’Asie du Sud-Est, de la Malaisie. Ça dépendra des offres. ” Le titre de l’album, “Sing In A World That’s Falling Apart”, vient d’une phrase de ‘Live Fast Die Slow”, dernière chanson de ce disque plein de joie. “Le monde part en couille, il n’y a plus vraiment de bons moments. Tout est toujours plus déglingué. La musique country parle toujours de choses plus horribles et affreuses les unes que les autres. On le chante quand ça se passe, c’est tout.” Chaque artiste country a une chanson sur un chien, et les Black Lips ne dérogent pas à la règle. Jeff en a écrit une à propos d’un ami à quatre pattes qui s’appelle “Chainsaw”. Plus prolifique­s que jamais, les Black Lips disposent de tout un stock de chansons, et de suffisamme­nt de chutes de studio pour refaire un autre disque qui devrait s’appeler “Come To Our Country”. On parle chiffon, strass et Nudie suits, les costumes pleins de parures popularisé­s par Porter Wagoner, que portaient les chanteurs de country. “Généraleme­nt, ce n’étaient pas les grosses stars qui les portaient, plutôt les petites. On jouait à Nashville et Manuel Cuevas est venu à notre concert, c’était cool. Il était producteur de rock’n’roll, mais c’est lui qui porte maintenant le flambeau des Nudie suits. C’est mieux quand ils sont personnifi­és.” Manuel Cuevas est aussi le couturier mexicain qui avait conçu les uniformes des Beatles sur “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” Zumi, elle, est aujourd’hui devenue la muse de Gucci. “Ils ont filé mon nom à un sac. Je dois moi-même être un vieux sac”, explique-t-elle en souriant, avant de préciser : “Gucci fait preuve de respect pour les artistes et les musiciens. Alessandro Michele, le directeur de création, est un grand fan de musique : Deerhunter, Curtis Harding, et il connaissai­t les Black Lips. Il y avait Iggy Pop dans la campagne, mais aussi Leslie Winer, la grand-mère du trip-hop, une artiste undergroun­d et culte qui a instruit Basquiat, et fait de la super musique avec le disque ‘Witch.’ Bref, tout ça faisait sens.”

Apprécier les miettes

Les Black Lips, qui connaissen­t l’histoire et ne respectent rien d’autre que le rock’n’roll, ne peuvent en revanche pas saquer Gene Simmons de Kiss. “On était en Allemagne, quand quelqu’un nous a appelés en disant qu’on avait l’opportunit­é de lui lancer un défi, dit Cole. On s’est arrêtés sur une aire d’autoroute, et nous sommes sortis du van, à la recherche de maquillage.” Dans une pharmacie, Zumi explique avoir alors trouvé du eyeliner et de la poudre pour maquiller les garçons. “Jusqu’ici, la Kiss Army n’a rien fait contre nous...” Narquois, Jared interrompt Cole : “On a lancé un défi à la Kiss Army pour une bagarre, et on a reçu beaucoup de menaces de morts. Mais ça n’est pas une vraie armée. Ce sont juste des connards sexistes et misogynes, qui sont tous retournés dans le sous-sol de leur maman et à bosser dans leurs restos de burgers de merde. Gene Simmons est un trou du cul, un gars qui ne fait même pas la fête. L’antithèse du rock’n roll.”

Sur ce, on part s’en jeter un au comptoir. Il est midi et demi, on prend une poignée de cacahuètes, avant que les Black Lips ne partent chanter un peu plus loin dans un monde dont il n’est pas encore interdit d’apprécier les miettes.

Album “Sing In A World That’s Falling Apart” (Fire/ Vice Music)

“Gene Simmons est un trou du cul. L’antithèse du rock’n roll”

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