Rock & Folk

LELO JIMMY BATISTA

Ce critique rock à l’honnêteté féroce et à la culture déviante publie un livre sur Robert Mitchum. L’occasion d’évoquer avec lui les disques qu’il love et hate.

- Thomas E. Florin

LE VOL DE CD DANS LES AUCHAN, la transforma­tion d’une génération en bébés pleurnicha­rds, la pilosité des anorexique­s : voici autant de choses que l’on peut rencontrer dans les articles sur la musique de Lelo Jimmy Batista, émule de Christophe Lemaire, rock critic fabuleux et ancien rédacteur en chef de Noisey, le magazine musical de Vice. Depuis qu’il a démissionn­é de ce poste, cet auteur nerveux se consacre à ce qu’il fait si bien : écrire, un livre sur le Hellfest, une encyclopéd­ie des morts absurdes au cinéma et, dernièreme­nt, ce premier long récit qui retrace la vie de Robert Mitchum comme l’auraient fait les Replacemen­ts, l’un de ses groupes préférés : vite et avec beaucoup de classe.

Au-delà du divertisse­ment

ROCK&FOLK : Premier disque acheté ?

Lelo Jimmy Batista : C’est pas compliqué : “Rio” de Duran Duran, été 1988 à 12 ans. J’étais au Portugal chez ma tante qui venait de se remarier avec un type qui avait trois filles, toutes avec des looks genre Madonna dans “Recherche Susan Désespérém­ent”. Le matin, on écoutait des disques et regardait MTV, l’après-midi, on était à la plage et le soir avec leurs copains. J’ai été déniaisé rapidement. Jusque-là, la musique ne m’intéressai­t pas. C’était l’époque Europe, Jean-Jacques Goldman. Alors, le clip de “Save A Prayer”, je trouvais ça chouette. Les filles m’ont offert le maxi et, à la rentrée, j’ai acheté l’album en cassette. R&F : Votre truc, à la base, c’est plutôt le cinéma non ? Lelo Jimmy Batista : Oui. D’ailleurs, toute la musique qui m’avait vaguement intéressé venait des films ou de la télévision. Mon premier choc visuel, c’est Kiss dans l’émission 3-2-1 Contact et le clip de “I Love It Loud”. Ça m’impression­nait. L’autre truc, c’était David Bowie, “Ashes To Ashes” qui, à l’époque, représenta­it le top des effets spéciaux. Mais attention : Bowie est un mec qui ne m’intéresse pas du tout. Il ne faut pas oublier qu’en 1989, quand tous les dinosaures sont revenus avec de bons albums, lui monte Tin Machine. Donc bon.

R&F : Des BO qui vous ont marqué ? Lelo Jimmy Batista : Celle de “Top Gun”, pour le morceau “Mighty Wings” de Cheap Trick qui m’a fait acheter mon deuxième album, une daube de Cheap Trick des années 80. Le troisième truc, c’était Van Halen, le premier et “1984”. Sur MTV, j’avais vu le clip de “You Really Got Me”, et la première chose que j’ai pensé, c’est : “Si mes parents apprennent que j’écoute ça, ils vont me tuer.”

R&F : Vos parents écoutaient de la musique ?

Lelo Jimmy Batista : Quand mon père a vu que je m’intéressai­s à tout ça, il m’a refilé trois cassettes : “Led Zeppelin III” que j’ai détesté, “In Rock” de Deep Purple qui était OK, et surtout “Electric Warrior” de T Rex. Je me suis dit qu’il y avait peutêtre un truc sérieux à creuser. Je trouvais l’album fin, accrocheur, parfait. Mais si mon père m’a refilé ses cassettes de rock, c’est que — bon cliché — il était chauffeur routier et n’écoutait plus que de la country.

R&F : Beatles ou Rolling Stones ?

Lelo Jimmy Batista : A 12 ou 13 ans, un oncle m’a filé “Sticky Fingers”, sur lequel j’aimais bien “Wild Horses”. Mais les Beatles, pour moi, c’était impossible, car c’était la musique de mes parents. Vers 14/ 15 ans, le frère d’un ami s’est suicidé, un truc assez dur, et le mec m’avait proposé de récupérer ses disques. Il avait tous les Beatles et un Genesis. J’ai tout copié et j’ai écouté les Beatles tout l’été 1992. C’est l’album blanc et “Let It Be” qui m’ont attrapé, même si je sais que plein de gens ne l’aiment pas trop. C’est un groupe qui ne m’ennuie jamais et dont j’aime réécouter les disques dont j’ai une mauvaise image, comme “Rubber Soul”. Ce que je trouve le plus dur

“Bowie ne m’intéresse pas du tout”

à faire, avec le temps, c’est de faire un morceau pop qui soit au-delà du divertisse­ment, quelque chose qui t’engage, qui t’emmène vers une autre partie de ton esprit. C’est ça le révélateur.

R&F : Où achetiez-vous vos disques ?

Lelo Jimmy Batista : Je vivais dans un patelin en milieu rural, donc ce n’était pas idéal car le seul endroit, c’était les supermarch­és. C’est une époque où tout ce qui est devenu classique aujourd’hui était très difficile à trouver. Moi, j’ai connu tous les classiques du punk grâce à deux frangins algériens, Rabah et Fouad. Rabah était avec moi au collège, il jouait de la basse dans un trip funky, on aimait Prince tous les deux et tout le rap de chez Def Jam. Son grand frère, Fouad, faisait ses études à Paris et achetait plein de vinyles qu’il ramenait le week-end : le premier Suicide, “The Scream” de Siouxsie And The Banshees, “Fun House”, Clash, les Ruts, que j’adorais, “Machine Gun Etiquette” des Damned et des trucs un peu foireux comme Peter And The Test Tubes Babies. Mais, quelques mois avant ça, j’écoutais encore tous les Australien­s qui étaient dans les charts : Midnight Oil, INXS. Là où je suis vraiment tombé dedans, c’est quand j’ai commencé à écouter Depeche Mode, Cure, Oingo Boingo — qu’on entendait dans tous les films pour ados — et Prefab Sprout.

R&F : Depeche Mode ou Cure, c’est un peu le Rolling Stones ou Beatles de votre génération ?

Lelo Jimmy Batista : Oui. D’ailleurs, généraleme­nt, tu rencontrai­s très vite un fan de Depeche Mode ou de Cure qui avait tous les albums et avec qui tu pouvais en parler. “Music For The Masses”, le live “101” puis “Violator” de Depeche Mode ont été les portes d’entrée vers ce qui allait se passer pour moi. Cure beaucoup moins, parce que, parfois, les gens ne s’en rendent pas compte, mais ce qu’ils détestent chez un artiste, c’est son public. C’est pour ça que je ne supporte pas Sonic Youth par exemple. Contrairem­ent à Depeche Mode qui avait un public beaucoup plus varié, les curistes étaient vraiment dans la loi. Donc, il n’y a que “Disintegra­tion” qui compte pour moi, ce qui est un peu ma croix. R&F : Tous ces disques, vous les voliez ?

Lelo Jimmy Batista : On commence à piquer des CD au tout début des années 90. Le premier, c’était la version CD de “Disintegra­tion” parce qu’il y avait deux morceaux de plus que sur le vinyle. Un scandale. Puis je me souviens de “Songs For Drella” de Lou Reed et John Cale, c’est quand je commençais à tenter des choses qui avaient l’air trop chiantes mais qui avaient de bonnes critiques. Pendant trois ans, à la pause de midi, au lieu d’aller à la cantine, tout le monde courait au supermarch­é pour être le premier sur place. J’ai dû me faire une discograph­ie d’une centaine de CD comme ça.

“Mike Patton faisait skater attardé, Roddy Bottum ressemblai­t à un cow-boy, les autres ne ressemblai­ent à rien...”

R&F : Des concerts ?

Lelo Jimmy Batista : Le premier, c’est le Monsters Of Rock à l’hippodrome de Vincennes en 1991 avec Whitesnake et Aerosmith. J’y vais pour Faith No More que j’adore depuis “The Real Thing”. Il y avait énormément de news sur eux dans Best et Rock&Folk, parce qu’ils avaient tout le temps des problèmes, notamment avec la SPA. Je me disais : “Mais c’est quoi ce groupe ?” Et puis, visuelleme­nt, Mike Patton faisait skater attardé, Roddy Bottum ressemblai­t à un cow-boy, les autres ne ressemblai­ent à rien... J’ai misé 100 balles sur ce disque et j’ai adoré.

Cow-boy gay

R&F : Quand commencez-vous à faire attention aux paroles ? Lelo Jimmy Batista : Avec Wall Of Voodoo. Dans mes films cultes, il y a “After Hours” de Martin Scorsese, je trouvais que la musique et le physique de Stan Ridgway ressemblai­ent à Griffin Dunne dans le film. J’avais l’impression qu’il racontait des trucs un peu chelous, alors j’ai commencé à regarder les paroles et je trouvais ça superbe, ces petites nouvelles en format chanson. Je peux écouter quelque chose qui ne va pas me toucher musicaleme­nt mais dont les paroles sont bien, certains albums de Bob Dylan par exemple. Par contre, l’inverse, j’aurais du mal. Mais j’accepte les paroles sans intérêt, comme celles de Kacey Musgraves, sorte de superstar de la country d’aujourd’hui. Sinon, pour moi, les grands paroliers sont Warren Zevon, Dylan, Lou Reed forcément, et Randy Newman. J’aime bien quand il y a une narration. Ah, et Leonard Cohen, “Songs Of Love And Hate” que j’aime beaucoup, ainsi que le livre qu’il a sorti en même temps, “L’Energie Des Esclaves”.

R&F : Donc aujourd’hui, comme votre père, vous écoutez de la country ? Lelo Jimmy Batista : Oui, parce qu’il s’y passe plein de trucs intéressan­ts : ils sont en prise directe avec un public de gens qui ont voté Trump. Donc, quand un mec comme Orville Peck, un cow-boy gay masqué qui ne raconte que des histoires d’embrouille gay avec des bastons et des flingues, réussit à toucher un type du Midwest, je trouve ça plus impactant que Rage Against The Machine qui ne prêche que des convertis.

R&F : Vous emménagez à Paris en 2003, en plein retour du rock, et vous n’écoutez que de la techno.

Lelo Jimmy Batista : Ça ne me parlait pas trop parce que j’avais été dans la scène punk-hardcore avec des gens très engagés dans la musique. Puis, c’était les grandes années du Pulp, le club des Grands Boulevards où j’ai rencontré plein de gens qui, comme moi, étaient marqués par le rock, le punk, la techno. A cette période, j’écoute surtout des maxis sortis chez Get Physical, Output, Kompakt, comme “Innerstrin­gs (No Shuffle Mix)” de Black Strobe. Après, j’étais un peu intrigué par Pete Doherty, mais parce que c’était un fan des Manic Street Preachers et que Richey Edwards est pour moi l’icône absolue des nineties, devant Kurt Cobain. Voilà un groupe qui n’était pas toujours très bon, qui a fait du hard FM marxiste à slogans, puis qui s’est fourvoyé avec un album de grunge FM abominable, puis dans du post-punk très dark où il parle d’Auschwitz et, juste après, le mec disparaît. Les Manics reviennent, deviennent ultra populaires avec un album très politisé, “Everything Must Go”, où leur tube “A Design For Life” t’explique la fierté de la classe ouvrière sans jamais prononcer les mots de capitalism­e ou prolétaria­t. Donc je trouvais Doherty intrigant mais je n’ai jamais accroché à sa musique. Non, les groupes que j’aimais, c’était The Rapture, qu’on suivait dans les fanzines parce qu’il avait été signés chez Gravity, puis les Lost Sounds, le groupe de synth-punk de Jay Reatard, qui était l’un des rares groupes de ces années-là que j’écoutais vraiment.

R&F : En 2006, au moment où vous émergez de vos années techno, la scène rock va se radicalise­r à nouveau et vous allez vous remettre à écrire ?

Lelo Jimmy Batista : Je suis revenu à l’écriture à ce moment-là parce que ma vie était stabilisée et parce qu’on m’a proposé de collaborer à New Noise qui s’appelait Velvet à l’époque. J’ai accepté à la condition que j’apporte mes propres trucs. Car la scène française m’a vachement intéressé. Il commençait à y avoir plein de trucs, et plein de trucs à Paris, alors qu’avant c’était souvent en province qu’étaient les groupes intéressan­ts. Grâce à Born Bad, Teenage Menopause, XVIII Records, on sentait que ces gens avaient envie de faire des choses. Donc le premier album de Catholic Spray, “Amazon Hunt”, a été important. J’aimais bien Volt, que tout le monde a oublié depuis, le premier Cheveu qui ne ressemblai­t à rien de connu, Frustratio­n aussi, car même si le groupe n’avait pas un son nouveau, tu sentais qu’il avait confiance dans ce qu’il faisait, ce qui n’était pas commun en France. Aujourd’hui, il y a Le Villejuif Undergroun­d, sur qui je me suis demandé si je n’allais pas carrément faire un documentai­re. Et puis, il y a les Bryan’s Magic Tears, qui, musicaleme­nt, sont peut-être les plus forts de cette bande. Et Marietta qui, pour moi, a un disque énorme qui sommeille en lui.

Des inadaptés

R&F : Au fond, vous n’avez jamais fait grand cas du bon goût ? Lelo Jimmy Batista : Un mec qui me marque beaucoup depuis mes 16 ans, c’est John Waters. Quand il fait partie de tes idoles, tu perds vite cette notion. C’est pour cela que j’ai toujours aimé les groupes un peu à côté. Par exemple, Fat White Family, rien que de dire le nom, je m’emmerde.

R&F : Le disque que vous descendez avec vous dans le bunker de l’apocalypse ?

Lelo Jimmy Batista : Les Replacemen­ts, obligé. Ce qui est génial, c’est quand le groupe a une dimension en plus. La musique, il faut un déclic qui va te toucher particuliè­rement. Mais si, en plus, l’histoire du groupe est exceptionn­elle, c’est le strike. Eux, ils ont tout. Tous les albums sont super — mon préféré serait “Pleased To Meet Me”. En plus, ils sont tragiques : le guitariste bipolaire qui force son petit frère à jouer de la basse, le batteur qui préférerai­t devenir peintre et le concierge qui écoute les répétition­s en cachette avant de devenir leur chanteur... C’est des tarés, des inadaptés. Pour moi, c’est eux qui auraient dû être énormes à la place de Nirvana. Mais ils leur ont ouvert la voie... Eux et Jane’s Addiction, en fait... Livre “Robert Mitchum — L’Homme Qui N’Etait Pas Là” (Capricci)

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