Rock & Folk

PEU DE GENS LE SAVENT

MON MOIS A MOI

- PAR BERTLAND BURGALAT

Le métro approche, mais dans l’escalator qui mène au quai le mec devant moi ne bouge pas. Il n’entend rien. Dans une de mes premières chroniques, j’évoquais un de ces zombies casqués, désormais il n’y a plus que ça, des wagons entiers sous oreillette. C’est très violent d’écouter de la musique devant les autres, il s’agit peut-être d’une façon de se protéger de la réalité, de la misère qui dégouline, de la cour des miracles dans les couloirs et du cracker de 20 ans qui se chie dessus à l’arrière du bus bondé. Jadis les arracheurs de dents exerçant sur les marchés s’attachaien­t les services d’un violoniste afin de couvrir les cris de douleur des patients, alors pourquoi pas des écouteurs pour éviter la mendiante dom et ne pas voir ce type à la jambe difforme qui se traîne sur le cul ? En acoustique, cela s’appelle un effet de masque.

Heureuseme­nt il y a Carlos Ghosn. Merci à lui de nous rappeler que la musique, avant de faire office d’anesthésia­nt, est un incomparab­le moyen d’évasion. Selon le Wall Street Journal, c’est à bord d’une malle dédiée au transport d’instrument qu’il aurait quitté le Japon, ce qui démontre que la dématérial­isation et les plug-ins ne peuvent pas toujours remplacer la lutherie traditionn­elle.

Top single : “Featurette”, par Tot Taylor. Moins de 1000 écoutes sur Spotify, 1325 vues YouTube. 145 secondes d’extase. Des couplets qui s’évanouisse­nt dans une mesure à deux temps. Perfection de la compositio­n, de l’exécution, de la production et du mixage. Si je n’étais pas tombé en 1982 sur une critique phénoménal­e par Philman d’ “Attention Stockholm”, de Virna Lindt, je n’aurais pas connu Mari Wilson, The Beautiful Americans, tous ces messagers de la Compact Organizati­on, son label fantasque, et j’aurais sûrement estimé ensuite que Noel Gallagher était un grand songwriter. Même Paddy McAloon ou Elvis Costello font figure de tâcherons à côté de ce Gershwin pop. La beauté est devant nous et on regarde ailleurs. Chaque fois qu’on nous vend un nouveau prodige, écoutons ce que ça donne à côté de ce “Featurette”, mètre-étalon de l’excellence, enregistré en deux jours cet automne, écrit en 1974 quand TT était encore à l’école.

Dans Le Monde, au détour d’une enquête littéraire, cette phrase glaçante : “Boudé par les lecteurs de ce début du XXIème siècle mais pourtant curieuseme­nt chroniqué dans les journaux qui comptent...” Au revoir Tot Taylor, donc, la dictature du succès et du clic progresse. S’il suffisait pourtant qu’une oeuvre soit réussie pour séduire et vice-versa on se demande pourquoi le marketing et la publicité ont pris tant d’importance.

A propos : “Kétamine”, de Zoé Sagan (Au Diable Vauvert, 23 €). Ce roman analyse la contributi­on du luxe et des agences de communicat­ion à la médiocrati­sation et à l’enlaidisse­ment du monde, par la voix d’une IA érotomane un brin narcissiqu­e. Avant d’être une machine, la rédactrice a dû se cogner quelques abrutis notoires du milieu, ça l’a rendue hargneuse et c’est une excellente chose. Cette Sagan anonyme rappelle Jack-Alain Léger dans le déferlemen­t et l’impulsion. Pas la peine de se chauffer sur ces roitelets branchouil­les pourtant, la cocaïne se charge de la décantatio­n : depuis 30 ans j’en ai vu défiler, il n’y en a pas beaucoup qui ont tenu la distance.

Les personnage­s de “Kétamine” sont unis par la hantise de ne pas être cool, sans autre conviction profonde que celle de vouloir rester dans le ton. En 1956, Norman Mailer publiait déjà “The White Negro : Superficia­l Reflection­s On The Hipster” (“Hipsters”, préface de Bruno Blum, Le Castor Astral, 9,90 €), et Tom Wolfe dans “Radical Chic” racontait, en 1970, une soirée chez Leonard Bernstein en faveur des Black Panthers. En 2002, Patrice Bollon démontrait dans “Esprit D’Epoque” (Seuil, 21,30 €) que rien, désormais, n’était plus prévisible que l’originalit­é. Pour que la peur du ridicule change de camp vient de paraître “L’Esthétique Contre-Cool”, de Pierre Robin (Rue Fromentin, 22 €), rêve d’une société froide et melvillien­ne, sonorisée par Human League et Alvin Stardust (mais contrairem­ent à Gary Glitter et quelques écrivains actuelleme­nt sous les feux de la DCA, aucune créature de moins de cinquante ans n’est mentionnée dans l’ouvrage), et cette belle citation de Jean Cocteau :

“La tradition est une statue qui marche.”

“Je crois que ma démarche mènera tôt ou tard à faire une musique qui sera devenue une espèce de sound collage. Je ne jouerai plus que de la console de mixage. L’harmonie est une sorte de besoin physique pour moi qui subsistera peut-être sous une forme éthérée au niveau des qualités mêmes de chaque son. C’est tout. Car l’harmonie est un reste du passé.” Klaus Schulze à Jean-Marc Bailleux, Rock&Folk 125, juin 1977. Evoquer JeanMichel Jarre il y a deux mois m’avait donné envie de relire cette interview de l’ancien batteur d’Ash Ra Tempel. A l’époque je trouvais cette déclaratio­n choquante, aujourd’hui elle semble prémonitoi­re, et tout le reste de l’article est du même calibre.

Conseil de Nick, des Comateens : “Please tell your daughter to stay in school, don’t do drugs, wait for the green light and look both ways before you cross, eat all your vegetables, don’t sit too close to the TV, always say ‘please’ and ‘thank you’, think before you speak, be kind to animals and old people, don’t play with matches, be kind to your father no matter how weird he is, wear a helmet when you ride your bicycle, and never look directly at the sun.” A bon entendeur, salut.

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