Raymond Listen
“LICORICE ROOT ORCHESTRA”
Shimmy-Disc
QUAND SON BLASE SURGIT, UN MAUVAIS COUP SE PREPARE. Kramer : le franc-tireur de l’indie rock nineties, gourou du psychédélisme lo-fi et du garage baroque, prophète du DIY épique, aussi fripouille que visionnaire. Compositeur, ingénieur, musicien, patron de label, le NewYorkais a produit, accompagné ou signé Daniel Johnston, Moe Tucker, Ween, Galaxie 500, Butthole Surfers, Will Oldham, John Spencer, Jad Fair, John Zorn, The Mabuses, etc. “Girl, You’ll Be A Woman Soon” sur la BO de “Pulp Fiction”, c’est Kramer aux manettes. Il a lui-même composé de sacrés albums, mais le fleuron de sa carrière, c’est Shimmy-Disc, meilleur label du tournant des années 80/ 90. Comment Kramer a-t-il flingué son trésor ? Avec une coucherie. Sa femme est enceinte, il sort avec sa partenaire du groupe Bongwater, tergiverse, revient avec sa légitime : l’abandonnée le traîne en justice, réclame 4,5 millions de dollars. Shimmy-Disc peinera à s’en remettre. Mais Kramer aura eu le temps de produire des merveilles comme Raymond Listen. L’auteur-présentateur Richard Metzger se souvient : “Kramer m’a remis en main propre l’album de Raymond Listen quand il est sorti, en 1993. Il m’a dit, à sa façon très WC Fields : ‘Tu verras, c’est un chef-d’oeuvre. Le gars derrière ça est un putain de génie.’ Il avait raison : c’est devenu un de mes albums favoris de tous les temps.” Raymond Listen ? Pas un gars, mais un groupe formé en 1990 à Newark, dans le Delaware, par trois étudiants, dont Edward Moyse, compositeur-leader. L’album “Licorice
Root Orchestra” sort en pleine époque grunge, l’année où triomphent les Smashing Pumpkins. Niveau puissance sonore, Raymond Listen ne fait pas le poids. Ce qu’on entend dans son premier album, ce sont des effluves d’ “Octopus” (Syd Barrett), un John Lennon de poche, “Hurdy Gurdy Man” (Donovan), “The Red Telephone” (Love), avec une voix incroyablement familière : la même que celle de Marc Bolan, chevrotements compris. Tout ça pourrait sembler complètement anachronique, sauf qu’à 1700 miles de là, à Denver, Colorado, une tribu adopte la même démarche, une esthétique similaire — le collectif Elephant Six. Neutral Milk Hotel, Olivia Tremor Control, Of Montreal, Apples In Stereo, Elf Power, ils émergent en bande : tous obtiendront une reconnaissance conséquente. Isolé dans le Delaware, Raymond Listen ne bénéficie que d’un seul parrainage, celui de Kramer — embourbé dans ses embrouilles judiciaires. Le disque reçoit d’excellentes critiques dans la presse anglo-saxonne, le Melody Maker parlant de
treize délices de rêve, qui réussissent l’impossible : être maladroits mais jamais neuneus, naïfs mais jamais ringards.” Un quart d’heure de gloire qui ne génère rien : aucune vente, fin de Raymond Listen. Obscurité parmi les obscurités, “Licorice Root Orchestra” brasse trop de paradoxes : à la fois pop, structuré, et bizarre, singulier, à la fois baroque et humble, orchestral et fauché, grandiose et modeste. L’instrumentation est luxuriante, glockenspiel, piano, guitare, flûte, sagattes, claviers, mais il est impossible de parler de surproduction — ou alors, “Ram”, c’est du Toto. Il faut imaginer des combinaisons déroutantes, Daniel Johnston et R Stevie Moore produits par un Philip Glass sans le sou, Jacco Gardner reprenant T Rex dans sa caravane. Le tout au service d’une écriture époustouflante. Quels artistes sont capables d’aligner sur un même album des chansons aussi bouleversantes que “Everyday Supernatural”, “Garden Of Chalcedony”, “Cloud Symphonies”, “Ocean’s Long Floor/ Spell On This Room”, “Tangled Weeks”, “September In The Night” ? Trop de grandeur, aucun
: Raymond Listen finit au fond des poubelles de l’histoire, même pas cité dans les brochures underground, sa musique étant trop accessible — et dans un même temps incapable de se vendre à plus de douze exemplaires. Il existe d’autres albums uniques et sans suite, injustement passés à la trappe (à la même époque, celui de Cerebral Corps), mais de cet acabit, ils ne se bousculent pas au portillon.
En 1997, le procès entre Kramer et la chanteuse de Bongwater se règle à l’amiable, le new yorkais sortant son chéquier. Il vend son label et son studio, se tire à Miami, où il crée en 2005 Second-Shimmy, puis Shimmy-500. Il a entretemps bossé sur un disque fantastique, “Melodeon” de Licorice Roots. D’où sort ce groupe ? Alléluia : c’est la nouvelle formation montée par Edward Moyse. Le chanteur habite toujours dans le Delaware, fréquente encore l’université — désormais comme bibliothécaire. Licorice Roots enregistre entre 1997 et 2009, dans un anonymat total, sur des labels à faire passer Shimmy-Disc pour Universal, cinq albums truffés de chansons miraculeuses — “Pixilated Pixie”, “Wildwood Flower”, “Marushka”, “Loop-Loopy”... Silence radio depuis onze ans. Edward Moyse a disparu. Etre sous le feu des projecteurs n’a de toute façon, à notre grand dam, jamais été son quotidien.