La variété des années Giscard
Soumis aux aléas du quotidien et aux impératifs économiques, nombre de groupes indépendants sont contraints de voir leur formation évoluer sur la durée, changeant de format au gré des départs et des arrivées, comme ce fut le cas pour la quasi-totalité des huit sélectionnés du mois parmi les vingt-quatre albums parvenus à la rédaction.
Formé à Paris en 2008, The Reed Conservation Society fut au départ un duo créé par deux anciens membres de Vérone avant d’évoluer en trio entouré de nombreux intervenants pour les besoins de ce second EP. Il a pour particularité de citer expressément ses influences : le Velvet Underground sur son premier essai (à travers un titre consacré à Moe Tucker), Joni Mitchell et David Crosby sur “Joni & David”. Les six morceaux en anglais déploient une pop baroque et se présentent comme de petites orfèvreries gracieuses truffées d’harmonies vocales et de complaintes éthérées
Tazieff, de Genevilliers, était un quartette en 2010 mais, après un premier album et le départ de son bassiste, le groupe a pris un nouveau départ en 2018, sous forme de trio, et ce premier EP entérine la nouvelle formation resserrée qui privilégie guitares et synthé. Revendiquant l’étiquette cold wave, au carrefour du post-punk et de la new wave, les cinq morceaux en anglais peaufinent des ambiances sombres et obsédantes tout en se permettant des ouvertures plus pop qui diversifient le propos
Le quatuor Cheyenne doit affronter la concurrence quant à son patronyme : il existe en effet deux autres groupes homonymes, sans compter une chanteuse... Le cas qui nous intéresse s’est formé en 2017, à l’initiative d’une chanteuse, nommée Cheyenne elle aussi, qui a officié en solo et en duo. Sur son premier album, il défend un rock énergique porté par une voix incisive, et le choix anglophone est plus pertinent vocalement que l’unique essai en français, même si le morceau bilingue, qui donne son titre à l’album, constitue une surprise dansante et moderne
En 2015, Julien Belliard, d’Argenteuil, enregistra son premier essai, présenté comme un travail collectif sous le nom de Zo et Les Dents De Scie. Il publie le troisième album sous son nom et cite en clin d’oeil son ancienne identité dans le titre. Les dix ballades réunies autour d’“un
cultivent une inspiration très cinématographique et des ambiances oniriques qui s’illustrent par la fluidité des textes (francophones), de la voix agréable et d’une folk-pop servie par des réussites instrumentales comme “Lady Lilith” ou “Rio Lobo”
En activité depuis 2014, le trio parisien Baron Crâne a changé de bassiste et de batteur mais pas d’option musicale, toujours aussi atypique. Avec ce troisième album, il continue de se jouer des étiquettes (rock progressif, ambient, stoner, psyché, noise, jazz) pour mieux les amalgamer en une potion hybride qui cultive le choc des climats et le télescopage permanent entre phases planantes et déflagrations sonores au fil de longues pièces de plus de sept minutes. Avec, pour seule entorse à ce parti pris instrumental, l’intervention bienvenue de deux chanteurs (dont un rappeur) sur deux des cinq morceaux
Le troisième album de Camille Bénâtre (établi à Toulouse) a été enregistré en solo dans un home studio et bénéficie d’une fraîcheur et d’une spontanéité qui font mouche. Depuis 2015, l’auteur-compositeur-interprète évolue sous son nom après avoir participé pendant dix ans avec sa soeur à un duo folk qui a beaucoup tourné. Son nouvel essai s’illustre par le charme et la fluidité de chansons pop-folk très intimistes dont les mélodies s’accordent parfaitement aux textes en français et à une voix délicate
S’il a fondé le groupe qui l’accompagne en 2015, Jack Art, de Paris, oeuvre sous différentes formes depuis le début des années 90. D’ailleurs, sur la plupart des morceaux de son second album, ce chanteur multiinstrumentiste joue en s’accompagnant au piano ou à la guitare, sans l’aide de ses quatre musiciens. Ce côté intimiste, souvent acoustique, convient bien à cet émule de Tom Petty, John Mellencamp ou Bruce Springsteen, qui opte pour une simplicité réjouissante et sait concocter des ballades rock rétros authentiques
Venu de Pau, où il étudia le piano au Conservatoire, Charles-Baptiste débuta en 2012 et célébra avec humour, sur un premier album, la variété des années Giscard. Après un silence de quatre ans, il revient avec un projet de chanson électro-pop. Entouré de quelques soutiens, il assure les claviers sur tous les morceaux de cet album intrigant qui se singularise par des mélodies soignées et des textes où s’ébroue une poésie satirique
portée par une voix au flow apaisé
FRANGIN DE JORMA KAUKONEN, Peter a fait partie de cette tribu californienne qui regroupait des membres de Jefferson Airplane, Grateful Dead ou encore Quicksilver Messenger Service. Esprit libre, inventif, séducteur invétéré et guitariste hendrixien, ce cow-boy cosmique ne publiera qu’un unique opus, trip sonore chamarré.
Fils de diplomate, le petit Peter papillonne de contrée en contrée. Sa famille est mélomane : mère pianiste, père collectionneur de disques, féru de musique classique, de rock’n’roll et même de musique traditionnelle indonésienne. Après avoir usé le Steinway du salon, Peter attrape une guitare et se lance dans le bluegrass avec quelques camarades de l’université de Stockholm. Un ultime déménagement le mène du côté de Stanford, en Californie. Ce jeune homme blond à l’allure sage, bésicles en métal et col roulé, se lie alors, dans le sillage de son grand frère Jorma, à toute la frémissante scène de San Francisco : Jerry Garcia, Paul Kantner, David Freiberg sont déjà là, mus par l’attrait du rock’n’roll, du LSD-25 et de l’amour libre. Peter forme brièvement Petrus avec la chanteuse folk Ruthann Friedman, puis dépose quelques notes liquides sur “Morning Becomes You”, issue de l’unique opus solo de cette dernière, “Constant Companion” en 1969. L’année suivante, convié par Grace Slick et Paul Kantner, il laisse apprécier son style élégant sur l’atonale et nerveuse “Mau Mau (Amerikon)”, sur l’album “Blows Against The Empire” de Jefferson Starship. On le croise à nouveau un an plus tard sur “Sunfighter”, avant qu’il tienne la rythmique au sein de Hot Tuna. En 1971, Peter agrège enfin son propre power trio, Black Kangaroo, avec Mario Cippolina (basse) et Bill Gibson (batterie). C’est un songe étrange qui est à l’origine de cette affection pour le bondissant marsupial : Peter distingue d’immenses kangourous au centre de son campus, cigares aux becs et tennis aux pattes, qui flanquent de belles raclées à ses camarades de fac conservateurs qui tentaient de lui couper les tifs ou de cramer son lit... L’album est gravé aux studios Wally Heider de Tenderloin à San Francisco, avec l’aide de l’ingénieur du son Mallory Earl (qui officiera plus tard sur “No Other”) et d’un gargantuesque tas de cocaïne. Lâché par son groupe, Peter embauche les bassistes Mark Ryan (Quicksilver Messenger Service) et Larry Weisberg (ex-Spirit), ainsi que les batteurs Joey Covington (Jefferson Airplane) et Shelley Silverman. Le long-format est publié sur Grunt en 1972, sous une lumineuse pochette shootée par le célèbre photographe Jim Marshall, responsable de clichés iconiques comme celui du doigt d’honneur de Johnny Cash à la prison de San Quentin. Peter y apparaît, cheveux très longs et jeans à patchs psychédéliques, dans un paysage aride, ocre rouge et postapocalyptique — en fait un gigantesque réservoir asséché, en béton. Cet excellent “Black Kangaroo” place Peter Kaukonen, dès “Up Or Down”, comme un talentueux fidèle de l’église Hendrix : chant nonchalant, groove lascif teinté de wah-wah, rythmiques entremêlées en stéréo, miaulements slide, batteries tempétueuses. Un mimétisme que l’on retrouve sur le chaloupé “Dynamo Snackbar” et qui se poursuit jusqu’à “Billy’s Tune”, qui rappelle énormément la planante “1983... (A Merman I Should Turn To Be)”. “Postcard” est une ballade légère, aérienne, teintée de soul. Plus distinctif, l’acoustique “Barking Dog Blues” est un country blues badin, rafraîchissant. L’album s’achève sur l’instrumental folk “That’s A Good Question”, aux surprenantes ruptures mélodiques. Peter Kaukonen part en tournée épaulé par Jimmy Hillen et Michael Lindner, mais la promotion, mal orchestrée, s’avère insuffisante. Il ouvre alors pourtant pour Steely Dan au Max’s Kansas City. En 1973, Peter accompagne Johnny Winter sur scène, puis participe à la vaporeuse “Jay”, sur “Manhole” de Grace Slick ainsi qu’à la pimpante chanson-titre du légendaire “Be What You Want To” de Link Wray (produit par l’illustre Thomas Jefferson Kaye). En 1975, on le retrouve aux mandolines sur le chef-d’oeuvre “Juarez” de Terry Allen, concept album country constellé de chansons hantées, sublimes. Un an plus tard, Peter s’envole pour Rome, pistonné pour devenir ingénieur du son. La dolce vita. Notre chevelu s’occupe de capter les efforts de la chanteuse Jenny Sorrenti (le solaire “Suspiro”), des plombants Banco Del Mutuo Soccorso et de Canzionere Del Lazio (l’étonnamment prog-folk “Spirito Bono”), avant de remettre les voiles direction la mère patrie. Refusant le poste de bassiste au sein de Jefferson Starship, Peter préfère se concentrer sur son propre power trio, qui voit passer Andy Kulberg et Roy Blumenfeld du Blues Project, couchant de nouveaux titres, toujours très hendrixiens, en 1978 (dont une visionnaire “Solitary Confinement” et la réjouissante “Unsatisfactory Sex”). Peter poursuivra sa carrière en autoproduction, publiant encore deux albums confidentiels au cours des décennies qui suivront.