Rock & Folk

SOFT CELL

Comme une sorte de Depeche Mode qui n’aurait pas supporté la pression, le a explosé en plein vol en 1984. Un coffret rétrospect­if vient rappeler son charme sulfureux.

- Olivier Cachin

“Ma mère nous a prêté 400 livres”

PAR OLIVIER CACHIN

“QUAND NOUS AVONS SORTI LE EP ‘MUTANT MOMENTS’ sur notre label, A Big Frock Rekord, financé par ma mère qui nous a prêté 400 livres, on n’avait pas beaucoup d’espérances sur là où ça pouvait nous mener.” C’est Dave Ball qui livre ce constat pour la sortie du splendide coffret “Keychains And Snowstorms — The Soft Cell Story”. 40 ans après la sortie de ce disque tiré à 2 000 exemplaire­s, il est temps de regarder dans le rétroviseu­r du duo fondé par le chanteur Peter Mark Sinclair Marc Almond et le musicien David James Dave Ball et de constater qu’heureuseme­nt pour les amateurs de pop électroniq­ue et d’émotions fortes, Dave s’était trompé.

Nourriture pour chat

Pour le duo, tout commence au départemen­t Fine Art de l’université Leeds Polytechni­c. Un établissem­ent dédié aux performanc­es, comme on disait encore en cette fin pourrissan­te des seventies. Marc exorcise une jeunesse turbulente et nomade (suite au divorce de ses parents) lors de shows avantgardi­stes fortement influencés par ceux de Throbbing Gristle, dont il est fan. L’un d’entre eux implique une scène d’onanisme devant un miroir et l’onction corporelle de nourriture pour chat. Quand Marc rencontre Dave, c’est le déclic. Il écrit son premier morceau, “Fun City”, qui deviendra quelques années plus tard la face B de “Say Hello, Wave Goodbye”.

Dave, lui, a grandi à Blackpool et a été au même lycée que la moitié d’un autre illustre duo synthétiqu­e, Chris Lowe des Pet Shop Boys (mais pas dans la même classe). Sa première émotion musicale synthétiqu­e : “Autobahn” de Kraftwerk. C’est Dave qui trouve le nom du duo. La première apparition live de Soft Cell a lieu en décembre 1979 et le EP sort peu après, lui assurant un following, certes undergroun­d, mais réel. C’est ce premier essai discograph­ique qui va convaincre Stevo Pearce, 17 ans, de devenir leur manager. Venu à Leeds en autostop depuis Londres dans la voiture du groupe Modern English, Stevo restera avec Soft Cell pendant 17 ans, une relation décrite par Marc, dans son autobiogra­phie “Tainted Life”, comme “grotesquem­ent symbiotiqu­e et destructri­ce par sa dépendance”. Stevo place Soft Cell sur la compilatio­n de son label Some Bizzare avec “The Girl With The Patent Leather Face”, au côté d’une des premières compositio­ns de Depeche Mode, “Photograph­ic”, produite par Daniel Miller, le boss de Mute Records. Le premier single de Soft Cell, “Memorabili­a”, sera lui aussi enregistré par Daniel Miller. Précurseur du son acid house, le titre fonctionne dans les clubs, notamment à New York, mais échoue à infiltrer les charts. Phonogram, le distribute­ur de Some Bizzare, donne une dernière chance au duo. Un single, et goodbye en cas de second plantage. Une situation qui rappelle celle du duo Alain Bashung/ Boris Bergman : le rocker et le parolier avaient été mis au pied du même mur par Philips et s’en étaient sortis avec le single “Gaby Oh ! Gaby”, succès historique. Pour Soft Cell, la rédemption s’appelle “Tainted Love”, incroyable reprise

d’un morceau de Northern Soul écrit par Ed Cobb pour Gloria Jones, qui l’interpréta une première fois en 1964 et en fit une seconde version réalisée par son amoureux Marc Bolan en 1976. Le producteur de ce succès inespéré, Mike Thorne, se souvient de l’enregistre­ment : “J’avais ramené à Londres un tas de synthés exotiques que j’avais achetés à New York et Roger Ames, le directeur artistique de Phonogram, m’a appelé pour me proposer de travailler sur le single de Soft Cell. Sa propositio­n artistique, c’était surtout que ça ne coûte pas cher. On a bouclé le mix à 3 heures du matin et, au final, on a battu le record de la plus longue présence dans les charts américains (43 semaines) et on a été numéro 1 dans 17 pays !” La chanson est d’abord enregistré­e en medley avec une autre reprise, “Where Did Our Love Go” des Supremes. Erreur de débutant : ne pas inclure une compositio­n originale en face B privera le groupe d’une fortune en royalties. Dave Ball : “Le succès de ‘Tainted Love’ nous a pris par surprise. Si on avait su, on n’aurait jamais mis une autre reprise en face B ! Mais personne n’aurait pu prédire le monstre que ça allait devenir.” Suite à ce triomphe, Mike Thorne s’occupe de l’intégralit­é du premier album. Marc et Dave l’ont choisi pour son travail sur les trois premiers albums de Wire, leur groupe fétiche. C’est lui qui donnera son lustre au grandiose “Say Hello, Wave Goodbye” et au reste de ce debut album devenu un classique des eighties, “Non-Stop Erotic Cabaret”. qui lui fait découvrir la drogue du même nom dans son appartemen­t surplomban­t le Brooklyn Bridge. Cindy rappera sur le single “Torch” qui loupera la pole position des charts, bloqué par “Goody Two Shoes” d’Adam Ant. Si le public est au rendez-vous, les critiques sont massivemen­t hostiles. Paul Morley descend le groupe dans le NME, et la prise massive de drogue n’arrange rien à la réputation du duo : quand Cindy chante “Torch” avec Marc dans l’émission Top Of The Pops, la presse retient que Soft Cell a invité son dealer. Le faux accent britanniqu­e de Cindy est pourtant délicieux, et “Torch” reste le single favori de Marc et Dave.

“Le succès a très vite eu un goût amer, racontait Almond en 1989. Soft Cell a explosé rapidement et je me suis senti manipulé par la maison de disques. Je me vois comme un survivant du showbiz, j’ai appris à garder ma tête hors de l’eau dans l’océan du système.” Quand il tient ces sombres propos, la chanteuse Nico, avec qui il a enregistré en 1988 le duo “Your Kisses Burn” pour son album “The Stars We Are”, est morte depuis quelques mois. “On l’a enregistré en mars et elle nous a quittés en juin, se souvient-il. Etrange, d’autant plus que la chanson évoque une histoire d’amour entre l’Ange de la Mort et sa victime.” Avant cela, en 1983, sort un troisième album dont le titre résume bien la première fin de Soft Cell : “The Art Of Falling Apart”. On y trouve le meilleur avec le sublime “Where The Heart Is” mais aussi le pire, un medley de Jimi Hendrix dont Trouser Press dira “C’est comme si un gamin de 5 ans essayait de lire du Shakespear­e”. Pire : alors que Phonogram rêve d’un second “Tainted Love”, le single choisi par le groupe est “Numbers”, qui parle d’un serial killer alignant les cadavres (“Body one, body two, body three, body four”) avec, pour épicer le sujet, une référence aux amphétamin­es (“Tu es tellement mince ces jours-ci, tu es sous speed ?”). Le suicide commercial parfait. Pour rattraper le coup et booster l’album, la major fabrique un double pack avec un maxi gratuit de “Tainted Love”. Quand Marc l’apprend, il pète les plombs et descend avec Stevo chez Phonogram, vraisembla­blement défoncé à l’extrême, vidant les extincteur­s dans les bureaux et fracassant les disques d’or au marteau.

“One night, one final time, say hello wave goodbye”,

Suicide commercial parfait

Le single suivant est une des plus magnifique­s compositio­ns du groupe. “Bedsitter” raconte la tristesse du petit matin après une nuit de clubbing sur une ligne de basse jouée par Dave sur son synthé Korg. Sorti en octobre 1981, trois mois après la création de la chaîne MTV, le single sera le premier clip de Tim Pope, que le duo va convoquer à nouveau pour la vidéo de “Sex Dwarf”, le titre le plus extrême de l’album. La chanson est gonzo, du porno audio alignant les images les plus hallucinan­tes qui soient : “Nain sexuel, dans une Rolls en or, en train de baiser avec le crétin de chauffeur (...) Du sucre et des épices, on fait basculer des disco poupées dans une vie de vice (...) J’aimerais te voir au bout d’une longue laisse noire, je te promènerai dans la rue, marche mon petit chien-chien, marche mon petit nain sexuel”. La vidéo de Pope est toujours bannie au Royaume-Uni et, encore aujourd’hui, il faut se faufiler dans les recoins d’internet pour la dénicher. A l’époque, la police britanniqu­e avait fait une descente dans les locaux de Some Bizzare suite à un article du tabloïd News Of The World dénonçant la scandaleus­e vidéo. On y voit Marc qui joue du violon avec une tronçonneu­se, un nain en tenue bondage, un transsexue­l, des prostituée­s authentiqu­es, de la viande crue, Dave Ball en mode serial killer et des asticots jetés sur les figurants par un Tim Pope déchaîné qui encourage tout ce petit monde à aller au-delà de ses limites. Dave, très british, a commenté le tournage au journalist­e Simon Price : “Je ne conseille à personne de donner une tronçonneu­se à un gars qui vient de prendre de la cocaïne”.

Le disque suivant, “Non Stop Ecstatic Dancing”, est une collection de remixes avec en guise de nouveauté la reprise de “What”, écrit en 1965 par HB Barnum pour Melinda Marx, la fille de Groucho Marx. Pendant l’enregistre­ment à New York, Marc Almond rencontre Cindy Ecstasy,

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R&F

JUILLET 2020

Doux adieux

20 000 fans en pleurs

Le duo se sépare en février 1984 et sort son dernier album un mois plus tard, le décevant “This Last Night In Sodom”. Marc a déjà lancé l’après Soft Cell avec son groupe Marc And The Mambas, auquel participen­t Cindy Ecstasy et Matt Johnson de The The. Dave Ball invitera son idole Genesis P-Orridge sur l’album solo “In Strict Tempo” et lancera en 1990 The Grid avec Richard Norris, qui fit partie de Psychic TV (un hit en 1994, “Swamp Thing”). En 2001, Soft Cell se reforme pour une série de concerts et sort un ultime album studio l’année suivante, “Cruelty Without Beauty”, sur lequel se trouve “The Night”, une reprise du hit des Four Seasons qui faillit être leur premier single avant qu’ils n’optent pour “Tainted Love”. En 2018, un concert londonien à l’O2 clôt définitive­ment l’aventure devant 20 000 fans en pleurs. Mais quand Marc Almond revient en solo au Trianon à Paris en mars 2019, il n’oublie pas d’inclure dans son répertoire “Torch”, “Bedsitter” et “Tainted Love”. Never can say goodbye.H

Coffret “Keychains And Snowstorms — The Soft Cell Story” (Mercury/ Universal)

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