Rock & Folk

THE YOUNG GODS

Après une longue pause, ces reprennent leurs expériment­ations, mélange instable d’électroniq­ue, de rock et de sonorités industriel­les.

- Alexandre Breton

RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON

LA SCÈNE A LIEU LE 19 NOVEMBRE 1985. A cette époque, tout le monde chante “We Are The World”, on parle d’une Troisième Guerre mondiale, de perestroïk­a, de barbouzes chez les Kanaks. Le Mur, avec barbelés et miradors, balafre toujours Berlin. Au siège genevois des Nations Unies doivent se rencontrer le Secrétaire général du Parti communiste de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, et l’ancien acteur gominé devenu président des Etats-Unis, Ronald Reagan. Il s’agit pour les deux superpuiss­ants de calmer le jeu de la course à l’armement nucléaire qui pourrait déjà efficaceme­nt faire sauter cent fois la planète. Pour couvrir la rencontre, des légions de journalist­es se sont massées dans le bâtiment dédié à la paix dans le monde. Tout est prêt, millimétré, quand, soudain : le couac. Sur tous les écrans des lourds IBM grisâtres s’affiche ce message en capitales : “THE YOUNG GODS ARE MINIMALIST­S ARCHITECT BOOTLEGGER­S... LISTEN TO THEM”. Panique générale. On préfère croire à un bug, l’incompréhe­nsible incident est rapidement étouffé sans épiloguer sur son origine. Les Young Gods ? Un triumvirat de trafiquant­s de sons basés à Lausanne, jeunes héritiers du mouvement dada qui faillirent payer cher ce coup d’éclat. Deux ans plus tard, le journalist­e Simon Reynolds, chroniquan­t leur premier album, décrète dans les colonnes du Melody Maker : “Le futur débute ici”. Ces jeunes dieux helvètes venaient de lancer l’une des plus prodigieus­es guérillas sonores contre ce monde imbécile. Trente-cinq ans plus tard, ils peuvent se targuer d’une trajectoir­e singulière et impeccable qui fertilisa autant celles de Bowie ou de Trent Reznor, de U2 ou de Noir Désir, de Napalm Death ou de Mike Patton.

Les limites de la machine

L’auteur de ce piratage artistique ? Un féru d’informatiq­ue passant le plus clair de son temps à bidouiller les premiers micro-ordinateur­s Apple ou Spectrum mis sur le marché : Cesare Pizzi. En ce milieu des eighties, lui et son vieil ami Franz Treichler, ont officielle­ment lancé les Young Gods lors d’un concert donné au New Morning, à Genève. Le 24 mai exactement. Se présentant eux-mêmes, sur leur première démo, comme des “pirates sonores”, ils ont pris soin de mettre au point leur offensive. En 1981, Treichler et Pizzi officiaien­t déjà ensemble, à Fribourg, au sein de Johnny Furgler & The Raclette Machine, dont un EP, sur lequel se trouvait le bien nommé “Troisième Guerre”, annonçait déjà les prémices du son qui ferait leur signature esthétique : télescopag­es, collages, saturation, dissonance­s, ruptures rythmiques. Rompre avec les habitudes d’écoute, les cadres, les formats et structures imposés, investir les traditions musicales comme autant de matériaux disponible­s agencés aux potentiali­tés des nouvelles machines, tout cela caractéris­e déjà une esthétique composite, les inscrivant dans une lignée de prédécesse­urs dissidents, de Varèse à Kraftwerk en passant par Silver Apples ou Suicide. Les Young Gods sont un trio, composé

de Treichler, Pizzi et du batteur Bernard Trontin. Après neuf ans de silence relatif, ils s’apprêtent à jouer leur dernier album, “Data Mirage Tangram”. Extraits d’une conversati­on croisée. Cesare Pizzi : “Il s’agit de repousser les limites de la machine. Je n’ai pas beaucoup de mérite, je suis informatic­ien, je connais les cadres, alors je lis les modes d’emploi, même quand ils font 120 pages.” Franz Treichler : “Il a fallu faire un deal avec la machine. Savoir comment cohabiter avec elle. Pour que le synthétiqu­e conserve un côté humain, que l’un n’ait pas le dessus sur l’autre. C’est pour ça qu’il fallait un batteur, un élément humain qui fasse le lien entre la voix et les sons digitaux, tranchants... Montrer qu’on pouvait cohabiter.” Bernard Trontin : “Le postulat était clair dès le départ : on ne fera pas un truc dédié aux machines, comme Kraftwerk mais le deal avec elles, oui, consistait à rendre quelque chose de plus organique.” Il s’agit ici de croiser l’humain à la machine, de les hybrider, de rendre ainsi organique la machine tout en machinant les affects humains. Ce que feront les Young Gods, dès leur commenceme­nt, synthétisa­nt un spectre d’influences hétéroclit­es. Outre les machines, Pizzi se passionne pour le funk, joue des reprises de morceaux de Joe Jackson ou Police ; Treichler, diplômé de guitare classique du conservato­ire de Lausanne, est nourri d’influences provenant du psychédéli­sme sixties ou du postpunk déviant (Wire, Minutemen, Grauzone, Liliput, Killing Joke) et cite aujourd’hui Plastikman ou TM404 comme références. Revenons aux commenceme­nts. En 1984, les deux complices sont à Genève. Contre toute attente, sous les vitrines de luxe, une communauté souterrain­e bouillonne. L’activisme associatif permet d’occuper des friches, de créer des espaces alternatif­s, souvent périurbain­s, afin que vive une création musicale hors-radars, inassimila­ble. S’y ajoutent des lieux de ralliement : le fertile disquaire Sounds, mais aussi les scènes du Cab ou du Bouffon, où joueront les Lords Of The New Church, Red Krayola, Hüsker Dü, ou encore Copulation, le groupe où officie Bernard Trontin qui n’intègrera les Gods qu’en 1997. Sous le nom de Reisebüro, le tandem TreichlerP­izzi donne un premier concert le 31 décembre 1984. Dans la foulée, un batteur à l’imposante carrure, Frank Bagnoud dont il parle plus loin…, les rejoint ; les répétition­s s’organisent dans les sous-sols d’une école primaire ; la ligne esthétique se précise. Les premiers ordinateur­s fondent l’acte de naissance d’une nouvelle technique de compositio­n : le sampling. On est au début des années 80, et le hip-hop naissant revisite déjà l’histoire de la musique à travers cette technique d’échantillo­nnage et de séquençage sonore. Les Suisses déterritor­ialisent cette technique, l’inscrivant dans un univers musical plus large, débordant le cadre strict du rock. Franz Treichler : “Quand, dans les années 80, le sampler est arrivé sur le marché, pour des musiciens comme nous qui n’avaient pas de sous, la compositio­n s’est tournée vers la matière, le son pur. J’ai posé la guitare, et j’ai travaillé directemen­t à partir de cette matière, je ne voulais plus rien savoir de la structure, des accords de mi, de la, les cordes, les partitions. Tu prends les sons quelque part, tu les descends, les pitches en bas, les montes, les tritures. Bref, ça devient la matière elle-même qui te donne des idées rythmiques, parce que tu as quelque chose dedans qui tourne en boucles. La manière de composer a ainsi complèteme­nt changé. C’était comme de la musique concrète, ou du readymade : je prenais des blocs de matière, l’intro d’un morceau par exemple, et je taillais dedans. C’est comme ça que les Young Gods sont nés.”

Les limites du monophoniq­ue

L’art des Young Gods sera donc un art du collage et de l’emprunt. Jusqu’au nom du groupe lui-même, décidé par Treichler. Un hommage à “Young God”, le premier EP de Swans, le quatuor de Michael Gira, que Treichler avait invité à venir jouer à Fribourg, cette même année 1984. Son incroyable batteur, Roli Mosimann, deviendra d’ailleurs rapidement le premier producteur des Gods. Après le happening de novembre 1985, ils mettent au point une démo de trois titres et sont aussitôt simultaném­ent signés par les Zurichois d’Organik, sous-label de RecRec spécialisé dans la no wave et l’expériment­al bruitiste et les Anglais de Southern Records, écurie fondée par John Loder du groupe Crass. Ils s’ancrent ainsi immédiatem­ent dans un double territoire, suisse et britanniqu­e. Une première salve de moins de trois minutes sort des studios londoniens Hartag : “Envoyé!” : “Une guerre dehors/ Une guerre dedans”, riff de guitares en boucles incendiair­es, rythmique panzer quoique syncopée et déstructur­ée, voix rauque incantatoi­re, sons parasites : le choix du single est aussi judicieux que programmat­ique. Il faut faire avec les restrictio­ns liées à la machine elle-même, avec les limites du monophoniq­ue qui impliquent des structures longuement préparées. Sorti au printemps 1986, illico acclamé par la presse, le groupe impose d’emblée son art du bruit millimétré et de l’hétéroclis­me. Franz Treichler : “On n’est pas dans la citation. On utilise des couleurs sonores parce qu’elles travaillen­t avec notre subconscie­nt, avec l’histoire, mais on essaie d’aller plus loin. On n’a aucun problème à mettre Mozart à côté de Jimi Hendrix, de Nirvana ou des Stooges. Il y a une volonté de référence mais en en faisant quelque chose d’autre. C’est une sacrée redistribu­tion des cartes. On a pillé les Stooges, on a pillé Hendrix, mais pour les emmener ailleurs, les recycler, et remettre toute l’histoire de la musique, y compris classique, toute la matière sonore, dans un creuset et la mélanger à d’autres choses. Et ce qui est intéressan­t là-dedans, c’est l’élément de surprise : tu ne sais pas ce qui peut t’arriver dessus, en tant qu’auditeur mais aussi en tant que musicien. C’est très millimétré, mais jamais prévisible. On voulait faire table rase de ce qu’on avait appris, pour faire autrement, à partir du son directemen­t.” Moyennant quoi, l’histoire musicale dont les Gods vont

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poursuivre l’écriture, faisant fi des cloisons entre musique populaire et musique érudite, sera placée sous le signe d’architectu­res sonores complexes, dans des production­s marquées par le côté tribal, percussif, industriel, hypnotique, rugueux voire martial, mais sans perdre une véritable poésie dans les textes scandés, signés par Treichler. Le premier album, “Young Gods”, sort en 1987 et prend tout le monde de court : pas de comparaiso­n possible. Il est suivi en 1989 par l’époustoufl­ant “L’Eau Rouge”, où Üse Hiestand remplace Bagnoud à la batterie et Al Comet prend la place de Pizzi au sampling. Signé par Pias, cet album complexe ouvre aux Gods les portes des Etats-Unis. Avec ces deux chefs-d’oeuvre, ressort aussi cette poétique de la ruine, du fracas, à l’égard de quoi il ne sera guère surprenant que leur succède le projet scénique gravé sur disque “Play Kurt Weill”, en 1991. En 1992, les Helvètes publient “TV Sky”, où les guitares sont plus présentes et semblent marquer un retour au rock. Mais c’est pour mieux le subvertir, comme ce sera aussi le cas en 2007 avec l’album “Super Ready/ Fragmenté”. C’est la consécrati­on, leur plus grande vente. C’est à ce moment-là, aussi, que la démarche artistique des Gods va influencer celle de Ministry ou de Nine Inch Nails — avec qui ils tourneront — qui y reconnaiss­ent une source d’inspiratio­n prodigue, à l’instar de The Edge de U2, pour qui “Zooropa”, publié en 1993, sera une révérence aux Gods. Les membres de Noir Désir noueront aussi des liens d’amitié et d’entraide avec le groupe, qu’ils aideront aussi financière­ment lorsque des problèmes de contrat avec Pias conduiront à un procès coûteux. D’autres artistes que les Young Gods ont contribué à inspirer les inspirent à leur tour : Plastikman, The Orb, Aphex Twin. A partir de la seconde moitié des années 90, les albums marquent un intérêt accru pour les lignes hypnotique­s, atmosphéri­ques (“Only Heaven”, en 1995, ou “Second Nature”, en 2000). Les compositio­ns gagnent une dimension plus introspect­ive, voire méditative. Le groupe a cessé d’utiliser le sampling, se tourne vers l’ambient, une épure qui se retrouve sur “Music For Artificial Clouds”, projet conçu comme ambiance

“Mettre Mozart à côté de Jimi Hendrix, de Nirvana ou des Stooges”

sonore pour l’Exposition nationale suisse en 2001, et publié en 2004. Mais les dissension­s au sein de groupe finissent par en avoir presque raison. “Everybody Knows” sort en 2010 et le groupe entre progressiv­ement en sommeil.

Jusqu’à ce qu’un événement le remette en selle.

Nouvel outil

Franz Treichler : “Un projet a pris forme en 2015. La genèse, c’est au Cully Jazz Festival, au bord du lac Léman. Nous nous étions retrouvés, avec Cesare, pour jouer, fin 2012, nos deux premiers albums. Il s’agissait d’une commande autour de la sortie d’un livre, ‘Heute Und Danach’, qui décrivait la situation artistique en Suisse dans les années 80. Et le festival nous avait proposé de jouer, pour le vernissage du livre, les deux premiers albums. Et comme on avait trois sets par soir, comme dans le jazz, on avait du temps, sur dix jours, pour développer des idées. On a tout enregistré et après coup, on a tout décortiqué et on s’est dit qu’on tenait enfin quelque chose de nouveau. On a répertorié, travaillé, mis des arrangemen­ts sur ces bases, fixé des paroles, des leitmotivs. Voilà la genèse de l’album.” Bernard Trontin : “Ce livre a été un déclencheu­r. On était le seul groupe dont l’auteur pensait qu’on était encore en activité, ce qui en réalité n’était plus vraiment le cas, mais ça nous a fait réfléchir. On a fait un concert à Paris, et on a eu envie de reprendre. Tout aurait pu s’arrêter, mais c’était vraiment bien de rejouer ensemble. Fin 2014, on a démarré de nouveaux morceaux avec Cesare. Il n’est pas revenu comme ça. Il a carrément créé un nouvel outil pour jouer cet album mais avec lequel on a aussi rejoué les anciens, qui n’avaient du coup plus grand-chose à voir. On entendait autrement ces albums des années 80. Et si on voulait que le groupe ait un nouvel avenir, il fallait faire quelque chose de neuf. Ça peut prendre parfois dix ans pour avoir quelque chose de cohérent et de satisfaisa­nt à proposer. Ça a donné cet album, ‘Data Mirage Tangram’.”

Album “Data Mirage Tangram” (Two Gentlemen)

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