Rock & Folk

MARC BOLAN & T.REX

Un album réunissant Nick Cave, Elton John et U2 rend hommage à T.Rex. Ce qui honore surtout Marc Bolan ce sont ses chansons, et son parcours, tordu, flamboyant, dramatique.

- Benoît Sabatier et Jérôme Soligny

TROP DE CRIS, SIFFLEMENT­S, VACARME, LANCERS DE SOUTIFS : chargé d’introduire T.Rex sur scène, Bob Harris, DJ de la BBC, ne peut remplir sa mission. Nous sommes le 19 octobre 1971, à Portsmouth. C’est la première date du “Electric Warrior Tour”, c’est aussi l’explosion d’un phénomène incontrôla­ble : la T.Rextasy. Harris, dans le livre “Bolan” de Mark Paytress, se souvient : “Après le concert, dans les coulisses, nous buvons des verres avec les beautés ramenées par les roadies avant de prendre la direction de la sortie. Le portier nous avertit : ‘J’attendrais si j’étais vous’. Nous ouvrons quand même, mais là... C’était comme si le public, dans son intégralit­é, nous attendait derrière la porte, déchaîné ! Il a fallu appeler la police pour qu’elle nous escorte, le plus effrayant étant que toutes les filles brandissai­ent leurs ciseaux pour prélever couper une mèche de Marc. Nous parvenons à atteindre nos véhicules : tout avait été arraché, plaques d’immatricul­ation, essuie-glaces, enjoliveur­s, réquisitio­nnés comme souvenirs. Une fois à l’abri dans nos voitures, une masse de visages s’agglutine contre les vitres, des dizaines de personnes sautent sur le capot et le toit. Une nouvelle stratégie est imaginée ce soir-là : à la fin du concert, désormais, le dernier accord de guitare continuera de résonner pendant que le groupe fuira en quatrième vitesse”. En avant pour la T.Rextasy, une hystérie jamais atteinte depuis la Beatlemani­a. T.Rex a débuté en 1971 avec un numéro un, “Hot Love”. Enchaîné avec un autre numéro un, “Get It On”. Place ensuite à l’album “Electric Warrior” : numéro un. Le groupe de Bolan devient le plus gros vendeur britanniqu­e. Le magazine pour ados “Jackie” croule chaque semaine sous huit cents lettres de fans. Bolan s’autoprocla­me “Prophète de la nouvelle génération”, se paye une Rolls blanche, plusieurs brouettes de guitares, effaçant son passé pour jaillir comme guerrier de l’électricit­é. Pourtant, quand il invente à vingt-trois ans le glam rock, Marc Bolan en est à sa énième réincarnat­ion.

“Sans manquer de respect à David, il est beaucoup trop tôt pour le mettre au même niveau que moi”

Fils de camionneur, Mark Feld, ado, se cherche un style, passant du rock’n’roll au skiffle, du mouvement mod au folk. A dixsept ans il est présenté, avec un autre gamin prometteur (David Jones), à l’éditeur des Beatles. “Sortez-moi ces connards à cheveux longs d’ici !”, les deux bizuts sont dégagés. Le manager des Yardbirds, Simon Napier-Bell, le récupère, le prenant sous son aile et dans son lit. “Dans les années soixante, il était difficile d’avoir une relation avec quelqu’un sans que ce soit sexuel, autrement, vous n’entriez pas dans l’esprit de la décennie”. Le manager intègre Marc à un de ses groupes, John’s Children, des furieux — les membres se battent sur scène, répandent du faux sang, cassent leurs instrument­s, posent à poil dans les journaux. Marc s’éclate, écrit “Desdemona” (“Soulève ta jupe et envoie-toi en l’air”), censurée par la BBC, et se barre au bout de quatre mois — ce groupe est plus taillé pour le bordel que la gloire. C’est l’été 1967, l’été de l’amour, Bolan flashe maintenant sur Ravi Shankar et Syd Barrett, changeant de panoplie pour devenir hippie, critiquant “la civilisati­on plastique”, devenant un végétarien fanatique, recrutant un joueur de bongos, créant Tyrannosau­rus Rex. Un ami lui ouvre les portes de l’undergroun­d (le DJ John Peel), un apprenti-producteur le signe (Tony Visconti). “Quand je lui ai dit que je voulais le produire, Marc a répondu :

‘Tu es le huitième cette semaine ! Il y a même eu John Lennon hier !’ Le premier d’une longue liste de mensonges...” Voilà Visconti aux manettes, pour des albums dont les titres (le premier : “My People Were Fair And Had Sky In Their Hair... But Now They’re Content To Wear Stars On Their Brows”) résument le bad trip : du folk hippie sous influence Hobbit. Bolan se maque avec une ex de Syd Barrett, June Child, qui gère ses affaires d’une main de fer. Le couple est invité à la campagne dans la demeure d’Hermione, la copine du copain Bowie. Marc se pointe avec un photograph­e, profitant de l’occasion pour poser dans ce lieu splendide. Il a quand même apporté un cadeau. Un Stylophone. Celui qui servira à composer “Space Oddity”.

Et voilà Bowie, jusqu’ici distancé par son camarade, décrochant son premier succès. Bolan est vert : qu’est-ce qu’il lui a pris d’offrir ce foutu Stylophone ? Visconti produit “The Prettiest Star”, Marc et sa guitare sont invités à la session. “L’atmosphère était particuliè­rement détendue,

se rappelle le producteur, jusqu’à ce que Marc débarque avec June : là, ça s’est considérab­lement refroidi. Il a créé ce magnifique solo de guitare, puis a remballé ses affaires. Avant de partir, June se tourne vers David :

‘Ta chanson, c’est de la merde, mais il y a quand même la guitare de Marc’, et les deux sont sortis”.

L’avènement du glam rock

Ses albums plafonnent à 20 000 ventes, Bolan comprend qu’il lui faut une nouvelle transforma­tion. Il est temps de laisser tomber les gratouille­ments acoustique­s, les histoires d’elfes et gnomes magiques. Clapton lui montre comment passer à l’électricit­é, ce que Marc met en pratique avec le quatrième Tyrannosau­rus Rex, le splendide “A Beard Of Stars”. Au même moment, en juin 1970, Mungo Jerry cartonne avec “In The Summertime”. Napier-Bell, langue de pute, lance : “Ce qui a fait de Marc une star, c’est Mungo Jerry, pas Marc Bolan”. Traduction : copié, Marc s’inspire à son tour du succès de “In The Summertime”. “Les gens nous ont associés au Flower Power, c’est révolu, je veux qu’on nous voie sous un jour nouveau, avec changement de label, de musique et de nom”. T.Rex sort l’électrisan­t “Ride A White Swan” le 9 octobre 1970. Numéro deux des charts. Bolan : “Je me suis soudaineme­nt connecté à ce canal mental qui fait d’un disque un succès, je n’ai plus de barrières, je vais pouvoir écrire des hits éternellem­ent.” L’album qui suit, le superbe “T.Rex”, montre également un changement de look — maquillage et androgynie. Et puis c’est la T.Rextasy, les filles hurlent, Top Of The Pops les réclame, Bolan dévalise Alkasura et Granny Takes A Trip, s’exhibe avec paillettes, satin et velours — l’avènement du glam rock. En quoi consiste ce son nouveau, puissant, époustoufl­ant ? Bolan avait planqué sa passion pour le rock’n’roll fifties sous un tapis persan, il la projette en avant, pillant Chuck Berry, Eddie Cochran et Elvis pour les remettre au goût du jour, avec sexualité funky et production up-to-date de Visconti, à la fois directe et grandiose. Le tout porté par un chanteur charismati­que, provocateu­r, glamour, dévastateu­r.

John Peel est éjecté de son entourage, troqué contre Ringo Starr. Voilà maintenant Bolan à l’assaut des Etats-Unis, avec comme nouvelle arme secrète la cocaïne. Cinq mille fans l’acclament au Hollywood Palladium de Los Angeles, parmi lesquels Mick Jagger. A New York, Marc célèbre prématurém­ent son triomphe en balançant des dollars de sa terrasse d’hôtel. Il joue le soir même au prestigieu­x Carnegie Hall. Son manager, Tony Secunda, raconte: “Il n’avait trouvé que de la mauvaise coke, s’était sifflé deux bouteilles de champagne, est entré sur scène portant son T-shirt Marc Bolan et s’est rétamé face contre terre. Paul Simon, dans le public, m’a dit qu’il avait rarement vu concert plus merdique”. De retour en Angleterre, T.Rex se rattrape à Wembley devant 16 000 dévots. Iggy Pop est dans la place, Ringo Starr filme l’événement — le film “Born To Boogie”. Bob Harris, qui présentait le show de Portsmouth : “Ses poses de star, celles qu’il réservait à la scène et aux sessions photo, il les faisait maintenant quand on n’était que tous les deux ! Hé, mec, c’est moi, tu te rappelles ?” Bolan déclare à un journalist­e “Eh bien, je suis toujours le même petit garçon, j’ai pas changé, en réalité”, avant de se comparer à Dylan et Lennon. Lennon répond : “J’aime bien ‘Get It On’, même si je ne vois pas ce qu’il y a de nouveau. C’est lui qui nous colle au train, pas le contraire !” Marc a trouvé des interlocut­eurs à son niveau, il s’en prend maintenant aux Rolling Stones. “Ce n’est plus un groupe si important. Ils ont perdu la connexion avec les gamins de seize ans”. Il les accuse d’avoir pompé le début de “Tumbling Dice” sur “Get It On”. “Rien d’intéressan­t n’est apparu ces derniers temps, riposte Jagger deux semaines plus tard. Je ne vais pas jouer dans des petites villes devant des enfants de dix ans, je l’ai fait, c’est bon.”

Tous prétendent au titre de rois du glam

Il est temps de donner une suite au triomphal “Electric Warrior”. Voilà Bolan et son équipe en route pour le château d’Hérouville. “On y a été en limousine, se rappelle Visconti. Marc était bourré. C’était le matin, il finissait une bouteille de cognac. Soudain, il se met à chanter un truc, ‘I’m an old boon dog from the boon docks’, nous demande de reprendre en choeur. Aïe. Il est à côté de ses pompes. On se regarde, consternés, alors Marc nous aboie dessus, la bave aux lèvres. Voilà comment a été lancé ‘The Slider’.” L’album sort en juillet 1972. Cent mille ventes les quatre premiers jours, puis tassement. T.Rex n’est plus le seul dans la course. Gary Glitter, Alice Cooper, Slade, The Sweet, Roxy Music, tous prétendent maintenant au titre de rois du glam. David Bowie aussi : sorti cinq semaines avant “The Slider”, “The Rise And Fall Of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars” remporte tous les suffrages.

Citant T.Rex dans sa chanson “All The Young Dudes” (écrite pour Mott The Hoople), Bowie pousse plus loin l’outrance vestimenta­ire, l’étrangeté. Il continue de déclarer : “Marc est mon seul ami dans le business”, Bolan ne lui retourne pas le compliment : “Sans manquer de respect à David, il est beaucoup trop tôt pour le mettre au même niveau que moi. Mais bon, je n’ai pas écouté ses derniers albums...” “Après ‘Electric Warrior’, l’innocence et l’innovation ont laissé place au calcul : T.Rex est devenu une formule”, se désole Visconti. Une formule qui fonctionne encore à plein régime, avec “Telegram Sam”, “Metal Guru”, “Children Of The Revolution”, “20th Century Boy”... “Tanx” reste en 1973 d’un niveau époustoufl­ant, mais la pochette montre un chanteur empâté, un freak usé. Visconti s’inquiète, va lui rendre visite. “Il me dit de me servir à boire dans le frigo. J’ouvre, il y avait dix bouteilles de champagne. Et un gros poulet ! Lui, le végétarien fanatique !” L’ancien hippie voit désormais un monde en guerre : “Je ne suis plus opposé à manger des animaux dans la mesure où, eux, ils se gêneraient pas pour nous bouffer”. Une chose angoisse encore davantage Visconti : “Sa façon de communique­r : du charabia.” L’été 1973, Bolan perd son dernier filet de sécurité : il se sépare de sa femme June. Puis sort avec Gloria Jones, sa fameuse choriste. Il cachait ses excès à June, pas à Gloria. Mickey Finn, aux congas : “Backstage, je n’avais jamais vu de telles montagnes de cocaïne”. Lors d’un concert à Portland, suite à un solo interminab­le en plein milieu de “Jeepster”, Marc s’arrête pour accorder sa guitare, à plein volume : le bassiste et le batteur mettent fin à la chanson. Sortant de ses gonds, le chanteur fonce sur les deux musiciens et leur hurle devant le public : “Vous êtes virés ! Virés !”. En fait, c’est Warner qui vire T.Rex : “Promouvoir Marc aux États-Unis nous coûte une fortune, des dépenses improducti­ves.”

Bolan rêve d’un futur flamboyant, mais s’installe dans la nostalgie

Marionnett­e grassouill­ette

Il faut changer d’air. Direction les studios Musicland, à Munich. Bolan promet un nouveau style, “space age funk”, “interstell­ar super soul”. Maintenant obsédé par la production, il rend Visconti chèvre. “Je devais m’asseoir avec lui pour le regarder toute la nuit refaire un solo de guitare de quinze secondes.” Quand le producteur fait remarquer au musicien qu’il est désaccordé, Bolan lui tient tête : c’est lui qui sait. Il va jusqu’à amputer le tarif de Tony, qui touchera désormais un pourcent sur les royalties, au lieu de deux. “Zinc Alloy And The Hidden Riders Of Tomorrow” tout juste terminé, Visconti reçoit le coup de fil d’un gars qu’il a lancé : Bowie le réclame pour mixer “Diamond Dogs”. Le producteur ne travailler­a plus jamais avec Bolan. La presse flingue “Zinc Alloy And The Hidden Riders Of Tomorrow”, qualifié de

“glittering chipolata sausage”. Mickey Finn :

“Marc n’arrivait pas à changer de formule. Il le faisait dans sa tête, mais musicaleme­nt, ça restait trop similaire”. Reste une solution : fuir. Il se barre avec Gloria, plus d’un an, passe de Paris à la Côte d’Azur, Nice, Monaco, l’Espagne, Londres, Chicago, Los Angeles. Le monde veut du Kiss, lui rêve de Can et Funkadelic. Il sort “Bolan’s Zip Gun”, personne ne s’en aperçoit, même pas lui, trop occupé à se défouler sur Gloria. “Ses frustratio­ns se retournaie­nt contre moi, mais je comprenais combien ça pouvait être douloureux d’avoir été la star la plus adulée et, soudaineme­nt, plus personne n’aime ce que vous faites”. Lennon met fin à son Lost Weekend, rentre à New York : Bolan prend sa place aux côtés d’Harry Nilsson, Ringo Starr et Keith Moon. Comment ingurgiter de telles quantités de cognac, vodka et bourbon ? En épongeant avec la coke. Marc ne relève ses narines que pour de rares déclaratio­ns qui laissent dubitatifs — “Je reste bisexuel, mais je pense qu’en réalité, je suis quand même plus hétéro, parce que j’adore les nichons”. Il annonce la mise en chantier de “Billy Super Duper”, “un teenage opéra punkisant, ‘Orange Mécanique’ au XXVe siècle”, retourne à Munich. Steve Currie, bassiste, confie : “Un soir, après une session, je le trouve dans le couloir de l’hôtel, en larmes : il sentait les vibrations des personnes massacrées par les nazis”. Donovan le croise : “Il me parle avec enthousias­me de ses projets avec Bowie, quand un docteur se pointe, lui baisse son froc en pleine discussion, lui pique le cul avec une aiguille géante. Marc a remis son fut’ tout en continuant de me parler joyeusemen­t”. Gloria va accoucher, le couple revient s’installer à Londres pour la naissance de son enfant, Rolan. “Billy Super Duper” ne sort pas : à la place, l’honnête “Futuristic Dragon” — gros flop. Bolan rêve d’un futur flamboyant, mais s’installe dans la nostalgie et le révisionni­sme : “Ma chanson ‘London Boys’ parle de l’époque où, à quatorze ans, j’étais le roi des mods.” Il promet des albums grandioses, avant-gardistes, alors qu’il se fait traiter par les médias de “vieille tarte fanée”, de “marionnett­e grassouill­ette” et qu’il se prend un pain lors d’un concert à Manchester par un jeune qui lui hurle : “Tu vaux rien par rapport à Bowie !”

Drôle d’adieu

Voilà qu’explose maintenant un mouvement qui le fait définitive­ment passer pour un has been : “Ce soi-disant truc punk, ça vend rien, les kids n’en veulent pas.” Changement de stratégie, Bolan décide de s’en attribuer la paternité : “Le Godfather du punk, c’est moi”. Pour lancer son nouvel album, “Dandy In The Underworld”, il joue au Roxy, devant des Sex Pistols, embarquant pour sa tournée les Damned — les punks le rejoignent sur scène pour treize minutes dévastatri­ces de “Get It On”. Marc retrouve de sa superbe, d’autant plus qu’il a maigri et stoppé les excès. On lui offre un show télé, “Marc”, deux millions de téléspecta­teurs chaque semaine. Il invite Siouxsie And The Banshees, Generation X, The Jam, The Boomtown Rats, cabotinant, s’éclatant. Il n’y a qu’une émission où l’ambiance est moins relax : celle où Bowie vient chanter “Heroes”. Lutte d’ego, chacun joue un morceau, et l’émission se termine en duo, avec Bolan qui trébuche hors cadre et Bowie qui rigole, enfin. Drôle d’adieu. Elvis meurt le 16 août 1977, Marc est sous le choc. “Si je le rejoignais aujourd’hui, je n’obtiendrai­s qu’un paragraphe en page trois”. Il le suit un mois plus tard et fait la une : “Marc Bolan tué dans un accident de voiture.” Ils ont passé la soirée à faire la fête avec des amis, Gloria les ramenait à la maison, elle a percuté un arbre. A l’enterremen­t : David Bowie, effondré. Il a perdu un copain mais surtout son rival préféré. ★

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