Asylum Choir
“LOOK INSIDE”
Smash Records/ Mercury
LOS ANGELES, 1967. Puceau de vingt ans à peine débarqué de son Texas profond, Marc Benno parvient à refourguer sa première composition. A un groupe nommé Le Cirque. Des clowns français, d’obscurs saltimbanques ? Non : derrière cet alias, Leon Russell. Le poilu, barbe et chevelure à profusion, affiche vingt-cinq ans, mais son CV dépasse déjà la longueur de son impressionnante tignasse. A quatorze ans, il joue déjà dans un groupe avec JJ Cale. Deux ans plus tard, il parcourt les Etats-Unis avec Jerry Lee Lewis. En 1960, recruté par Phil Spector dans la Rolls des musiciens de studio, le Wrecking Crew, il pianote pour The Ronettes, The Crystals, Jack Nitzsche, Everly Brothers, Frank Sinatra… Le clavier sur “River DeepMountain High” d’Ike & Tina Turner ? Leon. Il compose aussi à droite à gauche — “Everybody Loves A Clown” pour Gary Lewis And The Playboys devient “Tout Le Monde Rit D’Un Clown” chanté par Claude François. Le piano électrique sur “Mr Tambourine Man” des Byrds ? Leon. Le même Leon participe aux sessions abracadabrantes de “Pet Sounds”, c’est également lui qui édifie les incroyables arrangements de “Echoes” de Gene Clark. Au sein du Wrecking Crew, le tendron, c’était lui. Désormais, le jeune vétéran bosse avec des drogués de son âge, avec qui il s’éclate dans les lupanars du Sunset Strip. Il a construit son propre studio, Skyhill, à Hollywood. Le temps est venu de lancer son projet psychédélique — Le Cirque. En face A, “Land Of Oz”, petite pépite psych-pop, mélodie raisonnable zébrée d’effets sonores déraisonnables, dans l’air (acid) du temps. En comparaison, la face B, “I’ll Be Thinking Of You”, composition moelleuse de Marc Benno, reste bien peignée, ce qui n’empêche pas Leon de proposer au boutonneux un partenariat. Leur première décision révèle deux associés malins : abandonner le blase circassien et prendre comme nom de guerre Asylum Choir, le choeur de l’asile. Leur vision de la contre-culture, des falbalas du psychédélisme reste clownesque, mais sans ironie réactionnaire : en s’incluant au coeur de la piste, dans les yeux des siphonnés. Il ne s’agit pas de partir dans de grandes jams sous LSD, se foutre à poil pour psalmodier des invocations invitant le dieu de la musique et des partouzes à leur révéler les accords célestes des harmonies transcendantales, des rythmes concupiscents et des mélopées cabalistiques, mais de s’enfermer dans la maison-studio de Leon pour composer, avec hauteur, de solides chansons infusées d’humour zinzin. Ouvrant l’album, le pétaradant “Welcome To Hollywood”, boosté par des
clairons et cuivres : où “Penny Lane” devient une rue parallèle à Sunset Boulevard — parallèle dans son sens dimensionnel. Puis “Soul Food”, boogie-swamp administré sous forme de buvard, pas de descente, que des remontées, sur les chapeaux de roue. “Icicle Star Tree” : Hare Krishna, gobe, c’est du bon, derrière les nuages tu verras George Harrison. Russell produit parallèlement son projet Daughters Of Albion, Greg Dempsey participe à “Death Of The Flowers” : couplets envapés, ponts escaladés en fanfare, valse mélancolique, addiction garantie. “Indian Style” : plus qu’au Maharishi Mahesh Yogi, un hommage aux Apaches et au peyotl. Vient ensuite l’odyssée “Episode Containing 3 Songs”, six minutes débutant par de la musique concrète, coup de fil et coup de Trafalgar, puis “Land Of Dog” et “Mr Henri The Clown”, un clébard, un histrion, deux merveilles. On reste au sommet avec “Thieves In The Choir”, co-signé par Jerry Riopelle, clavier affilié au Wrecking Crew, gourou pop de The Parade, et l’affaire est bouclée avec “Black Sheep Boogaloo”, qui ne doit rien au R&B afro-cubain, et beaucoup au rock’n’roll en camisole de force. Russell assure le clavier, Benno la guitare et tous les instruments pouvant entrer dans les chansons, sitar, clavecin, cordes, cuivres, effets sonores, trouvent une place. L’idée, c’est de prolonger l’expérience “Sgt. Pepper”, mais avec l’humour West Coast des Mothers Of Invention — McCartney et Ray Davies version comédie musicale sous un chapiteau du Sunset Strip, avec Al Kooper comme dresseur d’éléphants, Roy Wood comme jongleur, Michael Lloyd de The Smoke déguisé en cow-boy, John Fogerty en tutu de trapéziste. Aux Etats-Unis, l’album sort avec sur la pochette un rouleau de papier toilette. En Angleterre, photo en noir et blanc des deux gus sur fond de dessin chamarré façon 13th Floor Elevators. Ni l’une ni l’autre des pochettes ne trouve preneur : un four. Le duo sort un autre album (nul), chacun traçant ensuite sa propre voie. Russell retourne à des collaborations plus prestigieuses (Stones, Harrison, Dylan, pour situer), devenant en solo une glorieuse attraction du rock américain grâce à sa fantastique dégaine de gangster camé, de maquereau crépusculaire. Benno joue sur “LA Woman”, lui aussi faisant carrière (plus modestement) dans le blues-rock. Evadés de l’asile, perdus à la cause psych-pop. Reviens, Leon, j’ai un acid à la maison !
Première parution : 1968