Rock & Folk

Une carrière qui se confond avec l’histoire de la pop et du rock américain

“Clive Davis : The Soundtrack Of Our Lives”

- PAR JERôME SOLIGNY

Netflix

Ceux qui, en entendant la radio lorsqu’ils déambulent dans une galerie marchande dont chaque magasin diffuse des chansons (?) différente­s, ou en lisant des articles enjoués à propos d’artistes en train d’éclore avant de faire grise mine en écoutant leurs disques, se demandent ce qui est arrivé à la musique, trouveront peut-être un semblant de réponse ici. Affirmer, en 2020, qu’il n’y aurait plus de jeunes talents capables de pondre de bons morceaux est une bêtise sans nom que certains rétrograde­s de profession commettent allègremen­t au prétexte qu’ils étaient là au bon moment (dans les années soixante, soixante-dix, quatre-vingt, quatre-vingt-dix, au choix…) et qu’ils ont essuyé les grains et courants qui ont compté. Le plus souvent, la peur de vieillir les tenaille ; ils affirment que “c’était mieux avant” (c’est leur slogan, leur credo) et ils ferment ainsi leurs écoutilles à tout ce qui est chouette et mérite d’être découvert aujourd’hui (et dont ils ne soupçonnen­t pas l’existence). A titre d’exemple de ce qu’ils ont pu louper récemment, on se contentera de mentionner l’Américain Michael Orendy, qui n’est plus exactement un gamin, mais dont la pop légère du projet Frankel pèse lourd depuis une dizaine d’années dans la balance de ce qu’on fait de mieux dans le genre. En revanche, ce qui a véritablem­ent changé au cours de la dernière décennie, c’est ce qui se passe dans les maisons de disques qui, pour ainsi dire, n’en sont plus. On ne citera évidemment pas de noms ni de marques, mais dans les couloirs de ces entreprise­s autrefois fourmillan­ts de passionnés, on ne croise pratiqueme­nt plus que des zombies clonés sortis d’écoles où on enseigne comment faire du fric en exploitant tout ce(ux) qui bouge(nt), en utilisant la technologi­e la plus évoluée (le Net et une myriade de nouveaux outils merveilleu­x) et en maniant, sans gants ni masque, des algorithme­s. Cette bande de gens conseille, en studio, de se servir de logiciels qui déjectent des mélodies, des suites harmonique­s et des rythmiques toutes faites et, bien évidemment, de se servir d’Auto-Tune (la base) pour corriger les défaillanc­es de la pauvre quille qui aura l’insigne honneur de poser son filet de voix à la cerise sur ce vilain gâteau industriel. On exagère, mais à peine. Le plus drôle est que, si jamais le résultat ressemble, de près ou de loin, à un classique de la pop ou du rock écrit il y a belle lurette, le choix sera généraleme­nt fait, par l’éditeur de la merveille, plutôt que de modifier quoi que ce soit, de contacter le compositeu­r (ou ses ayants droit) pour proposer une cosignatur­e. L’art dans tout ça – on l’aura compris –, tout ce beau monde ou presque s’en fiche.

Clive Jay Davis, né à New York au début des années trente, dont le nom est associé aux labels Columbia, Arista, J Records, RCA et, depuis 2018, Sony Music (il est toujours en activité), comme d’autres à son époque et même après, a toujours privilégié la musique et ceux qui la font. Cet homme, ça paraît fou, a mis un point d’honneur à mettre en exergue la qualité, le talent, la diversité et la personnali­té des créateurs qu’il a repérés (ou qu’on lui a rabattus). Ça ne veut bien sûr pas dire qu’on était obligé de craquer pour tout ce qu’il signait, et encore moins que Davis n’était pas là pour faire gagner de l’argent aux compagnies qui l’employaien­t. Bien au contraire : non content d’avoir donné aux musiciens de ses écuries les moyens de leurs ambitions, il leur a rapporté (et à lui aussi au passage) des fortunes. Certes, jadis, les disques (la musique enregistré­e commercial­isée sur des supports) se vendaient davantage, mais c’était surtout parce que des types comme lui savaient donner envie aux consommate­urs de les acquérir. Il fut un temps ou acheter un super album, comme un bon bouquin, n’était pas, tant s’en faut, considéré comme un acte militant. En un peu plus de deux heures, Chris Perkel, à qui on doit également, dans un tout autre registre, le documentai­re “Foreman” à propos du légendaire boxeur, raconte la saga de Davis qui, ça ne manque pas de sel d’emblée, ne se destinait pas à la musique. Très vite, le réalisateu­r emporte dans le tourbillon d’une carrière qui se confond, souvent, avec l’histoire de la pop et du rock américain. Car on parle ici d’un producteur/ directeur artistique/ patron de label qui a contribué, et pas qu’un peu, aux destinées de Janis Joplin, Aretha Franklin, Dionne Warwick, Bruce Springstee­n, Lou Reed, Santana, Aerosmith, Pink Floyd, Rod Stewart ou Alicia Keys. Et qui, surtout, lorsqu’ils étaient au creux de la vague, a su réveiller le tigre dans leur moteur. Plus loin des Français, Clive Davis a également construit les carrières d’artistes tels que Barry Manilow (un popper suave new-yorkais qui a séduit plusieurs génération­s de femmes aux USA ; s’il tapissait son séjour avec ses disques de platine, on ne verrait plus le papier peint…) et, aucun amateur de soul et de R&B ne l’ignore, il a été derrière le succès fracassant de Whitney Houston, sa protégée qui a mal tourné, mais dont les ventes mondiales se comptent, depuis le milieu des années quatre-vingt, par centaines de millions de disques. Le destin tragique de la diva est évidemment abordé, comme il se doit, dans la seconde partie de ce documentai­re dont on peut regretter, sur un plan général, qu’aucune chanson ne soit interprété­e en entier. On suppose que Perkel a souhaité couvrir un maximum de terrain sur le plan factuel et historique, et a aussi tenu à privilégie­r les nombreuses interventi­ons dont on retient plus particuliè­rement celles de Jimmy Iovine, Berry Gordy, Lou Adler,

Paul Simon (et Art Garfunkel), Steven Tyler, Leon Huff et Kenny Gamble, Patti Smith et Don Ienner. Quelques voyeurs ont déploré que la vie privée de Clive Davis (il a révélé sa bisexualit­é il y a quelques années) et certains déboires profession­nels soient trop rapidement évoqués, mais il apparaît évident que de ce parcours exemplaire, quel que soit l’angle d’attaque, le réalisateu­r a surtout voulu conserver le positif. Humble et premier à dire que la chance n’y est pas pour rien dans sa réussite, Davis a également montré comment tirer son épingle d’un business bien plus risqué qu’il en a l’air. Il a souvent été à deux doigts d’être emmené au bûcher par ceux qui l’avaient pourtant porté aux nues, mais les jalousaien­t, lui et ses succès. A l’entendre, chaque épreuve n’a été qu’une étape et le seul moment du documentai­re où il se départ de son drôle de sourire, c’est lorsqu’il évoque Whitney Houston, qui n’avait pas cinquante ans lorsque, la cocaïne lui étant montée au cerveau, elle a décidé de ne plus répondre.

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