Rock & Folk

Will Butler

Dix ans après “The Suburbs”, le plus jeune des frères d’Arcade Fire sort “Generation­s” un album qui questionne sa place dans l’Amérique présente et passée.

- RECUEILLI PAR THOMAS ANDRÉI

ROCK&FOLK : Durant la promo de votre album précédent, “Policy”, vous racontiez être quelqu’un d’optimiste. Dans le clip de votre nouveau single “Surrender”, vous dites avoir toujours de l’espoir, mais ne plus être optimiste. Qu’est-ce qui a changé ?

Will Butler : L’élection de Trump a forcément eu un impact là-dessus. C’était un an après “Policy”. On ne pouvait s’empêcher de penser que les quatre années suivantes seraient horribles, que des gens souffrirai­ent. Et ça a été des années assez sinistres.

R&F : Vous avez récemment organisé des réunions publiques dans plusieurs villes américaine­s afin d’y débattre de sujets de société. Comment cela vous est-il venu ?

Will Butler : J’ai obtenu un master en politique publique à Harvard au printemps 2017, alors qu’on enregistra­it “Everything Now” avec Arcade Fire. Mes camarades de classe bossaient pour le gouverneme­nt mexicain, pour les Nations Unies au Pakistan ou en Iran. C’était très enrichissa­nt. On ne se rend pas assez compte comme c’est incroyable de réunir des gens dans une pièce. Lorsqu’on fait un concert, certains viennent de loin pour nous voir, mais on joue surtout devant 5 000 personnes qui vivent dans un rayon d’une heure. L’art est important en soi, mais je savais que parmi ces gens, certains étaient forcément intéressés par la politique. À la fin des concerts, on joue “Wake Up” et ces gens vivent une expérience extatique. Je me suis dit qu’on pourrait les amener dans une autre pièce, plus intime, pour parler. On est en Floride ? Invitons ceux qui essaient de faire en sorte qu’à Tampa, on puisse voter après avoir fait de la prison. Environ 25% des Noirs de Floride ne peuvent pas voter. C’est pour ça que cette loi a été votée, et elle perdure. À New York, on a invité un élu pour parler de la prison de Rikers Island, où on envoie les gens qui sont arrêtés et en attente d’un procès. Des milliers de personnes qui n’ont commis aucun crime pourrissen­t là-dedans. Ça ne devrait pas exister. J’ai découvert que les gens qui viennent à nos concerts veulent changer les choses sans vraiment savoir comment. Ils ne veulent pas changer les choses à la John Lennon dans “Imagine”. Ce n’est pas du rêve. Ils veulent un changement maintenant, pas seulement pour les génération­s futures. Cette génération a beaucoup de problèmes et c’est du boulot de découvrir comment les régler. Mais dans tous les comtés américains, des gens travaillen­t à ça.

R&F : Comment ces discussion­s ont-elles nourri votre album ?

Will Butler : La chanson “I Don’t Know What I Don’t Know” regarde ces rencontres du côté du verre à moitié vide. Elle exprime un désespoir pur. Elle parle d’être submergé par l’état du monde, par le fait qu’on ne sait plus quoi faire. C’est une émotion que je comprends et je prie pour qu’elle ne prenne pas le contrôle de trop de vies. “Close My Eyes” est l’étape suivante : plus ou moins, savoir quoi faire mais se dire que si on ne fait rien, après tout, ce n’est pas bien grave. Alors on n’est pas sûr de vouloir faire quoi que ce soit. Les thèmes des chansons se concentren­t sur la tristesse et la désolation, et la musique vient contrebala­ncer cet aspect sinistre. Et ce contraste est directemen­t inspiré des moments que j’ai passés avec ces gens. On parlait de désespoir, mais je pouvais sentir leur énergie.

R&F : L’ultime morceau, “Fine”, fait référence à “The Lonesome Death Of Hattie Carroll” de Bob Dylan. En 1963, il expliquait le concept de privilège blanc à travers l’affaire William Zanzinger, un riche jeune Blanc, qui a tué Hattie Carroll, une serveuse noire. Sans raison. Il n’a pris que six mois de prison. Vous chantez que votre vie est “plus Zanzinger que Carroll.” Vous vous en sentez coupable ?

Will Butler : Pas coupable, non. C’est un simple fait. Ce n’est pas ma seule manière de mesurer ma place dans la société, mais j’ai beaucoup plus de chances de ne pas aller en prison si je commets un crime que d’être tué sans raison. Je trouve que c’est important d’en avoir conscience. Je pense qu’on doit connaître la vérité et l’Histoire. Et on devrait se sentir

J’ai beaucoup plus de chances de ne pas aller en prison si je commets un crime que d’être tué sans raison

coupable quand de terribles choses sont commises. Je ne crois pas particuliè­rement au péché originel, mais les gens commettent leurs propres péchés et nous avons la responsabi­lité de les réparer. Je ne me sens pas coupable mais je me sens responsabl­e. J’ai tiré des bénéfices du système, mais le système baise beaucoup de monde. Il faut changer ça.

Ségrégatio­n résidentie­lle

R&F : On parle parfois de l’esclavagis­me comme du péché originel des Etats-Unis. Le premier vers de “Fine” évoque les esclaves du père fondateur George Washington. Le problème, c’est aussi le manque de nuances dans la manière dont on a raconté l’Histoire ?

Will Butler : Bien sûr. Dans la chanson, je cite Harry Washington, un des esclaves de George Washington. Né en Afrique de l’Ouest, emprisonné, emmené en Virginie, il s’est enfui et a combattu les Américains pendant la guerre d’indépendan­ce, côté britanniqu­e. Parce qu’il voulait la liberté. Il a perdu. Il est allé vivre en Nouvelle-Écosse, au Canada. Mais les Britanniqu­es le traitaient comme de la merde. Alors, avec mille de ses compagnons d’infortune, il est parti en Sierra Leone où il a fondé une ville. Le dernier morceau d’Histoire à son sujet, c’est qu’il a lancé un soulèvemen­t contre les Britanniqu­es là-bas. On l’a attrapé, envoyé en exil et il a disparu. C’est une histoire importante que l’on devrait connaître. Plutôt que de vouer un culte aveugle à George Washington.

R&F : Dans le clip de “Surrender”, vous citez George Floyd et d’autres victimes noires de la police américaine. “The Suburbs” étudiait la banlieue américaine, qui s’est en partie construite en excluant les familles noires. Quel rôle jouent les banlieues dans le racisme aux États-Unis ?

Will Butler : Elles sont une expression et une continuati­on du racisme. La politique de banlieue découle de la même source que toutes les autres politiques raciales. C’est un mal profond. Il y avait quelques familles noires où j’ai grandi, mais j’avais très peu de camarades de classe noirs ou latinos. La ségrégatio­n résidentie­lle est encore en vigueur. New York est une des villes où cette ségrégatio­n est la plus évidente, notamment au niveau des écoles.

R&F : Comment expliquez-vous que les banlieues fascinent autant ? Qu’on y situe autant de films, de séries, de livres de Stephen King ?

Will Butler : Un élément de réponse serait que c’est associé aux nouveaux riches, une catégorie de gens que personne n’a jamais aimés dans l’Histoire. Ce ne sont pas des aristocrat­es qui sortent de Princeton. Ce sont des gens sans histoire. Les gens sont parfois troublés par les endroits sans aucune histoire. Comme si ces lieux n’existaient pas totalement. J’ai aimé grandir en banlieue mais je sentais que c’était un lieu qui manquait d’Histoire. Je suis heureux d’élever mes enfants à Brooklyn, mais en fait, je suis dans le sud de Brooklyn. C’est plus proche de la plage que de Williamsbu­rg. D’une certaine manière, c’est banlieusar­d…

Remplacer la peur par la colère

R&F : Comment la banlieue américaine a-t-elle vécu le confinemen­t ?

Will Butler : Pendant le confinemen­t, il y a surtout eu beaucoup de manifestat­ions Black Lives Matter. Qu’il y en ait même en banlieue, c’était dingue. On est à un moment politique qui pourrait changer ma vision des banlieues. Il y a des gens comme ça partout, mais mon expérience de la banlieue jusqu’à présent est qu’on y trouve plutôt des gens qui s’intéressen­t à leur propre argent et leur propre bien-être. Je suis curieux de voir ce qui va se passer lors des élections...

R&F : Sur “Not Gonna Die”, vous intimez aux gens d’arrêter de penser qu’ils risquent d’être tués par un terroriste, une bombe ou un réfugié, sachant qu’ils mourront plus probableme­nt à l’hôpital. Comment ce titre est-il né?

Will Butler : Ça vient des attentats du Bataclan. Des amis d’amis étaient présents. Depuis ce jour, on pense à ce genre de choses à chaque concert. Quelques semaines plus tard, je faisais mes courses de Noël à New York, sur la 5ème avenue. J’allais chez Sephora acheter un cadeau pour ma femme et sa soeur. Il y avait beaucoup de monde et je me suis dit : “Et si quelqu’un commençait à tirer sur tout le monde ?” Ça m’a rendu furieux. “Putain, ça a marché. J’ai peur. Ça y est.” Certains partis politiques faisaient encore plus peur aux gens en expliquant que c’était pour ça qu’il ne fallait plus accueillir d’immigrés. Et... je ne pouvais pas avoir seulement peur. Pour continuer à fonctionne­r, j’ai dû remplacer la peur par la colère. Ce n’est pas terrible comme fonctionne­ment, mais ça a donné ce morceau.

R&F : Sur “Close My Eyes”, vous chantez “I’m tired of waiting for a better day. But I’m scared, and I’m lazy, and nothing’s gonna change.” Que pouvezvous faire, vous, pour rendre le monde meilleur ?

Will Butler : Déjà, bien élever mes enfants. Aussi conservate­ur que cela puisse sonner. Puis améliorer mon quartier, ses écoles. Et même ça, c’est très compliqué. Partout dans le monde, des gens meurent aussi pour des raisons totalement idiotes. J’essaie de voir comment faire en sorte que moins de gens meurent pour des raisons idiotes. Je pense que c’est un bon début.

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