Rock & Folk

Une île au milieu d’un océan pop

Eels “EARTH TO DORA” E WORKS/ PIAS

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A-t-on besoin d’un nouveau Eels ?

Tout a commencé il y a vingt-cinq ans, dans un souffle de légende et une aura de sorcier, quand on avait encore l’habitude d’accoler les mots “génie” et “pop” dès qu’un mélodiste insomniaqu­e s’enfermait dans son home-studio. Mark Oliver Everett avait le physique de l’emploi, avec son allure de zozo lunaire, hésitant entre le sweat à capuche et le costard trois-pièces. Un type mi-freak, mi-geek, selon la phraséolog­ie de son (futur) ami Judd Apatow, grand amateur de ballades pop et de vague à l’âme, précisémen­t ce dont Mark, rebaptisé “E”, fera son fonds de commerce. Après deux disques solos dans les bacs de soldes, E(els) écarquille les yeux et les oreilles du bon goût internatio­nal. Les quatre premiers albums font le tour de la question : un mini-mastodonte MTV “Beautiful Freak”, un cri intime jusqu’à la chambre capitonnée “Electro-Shock

Blues”, un bouquet champêtre au soleil levant “Daisies Of The Galaxy”, une escapade cubiste mixant Tom Waits et electronic­a “Souljacker”. Avec ça, le compte est bon. Toute la suite discograph­ique déclinera cette quadruple intuition, avec plus ou moins de nécessité. Il y aura les grandes confession­s “The Cautionary Tales Of Mark Oliver Everett”, les grands videgrenie­rs “Blinking Lights And Other Revelation­s”, les grandes déprimes (de longues périodes d’arrêt) et les petits disques en passant. Le label Dreamworks disparaît, une Atlantide, et Eels devient une île au milieu d’un océan pop qui ne le concerne plus vraiment, enfermé dans son petit monde à lui, ses désirs bipolaires, son incommunic­abilité, sa grosse barbe, ses guitares, ses cigares, son cigare. Un génie pop quand même, dont les disques se suivent, se ressemblen­t, se remplacent les uns les autres,

comme les cartes postales de vacances envoyées par des cousins qu’on aime bien. Vingt-cinq ans après, on en est déjà à treize. En ajoutant les live, les B.O., les solos, les morceaux pour “Shrek”, ça fait à la louche deux cents chansons qui n’en sont en définitive que trois, toujours les mêmes : la ballade complainte gratouillé­e ou pianotée, la variante de “Louie Louie” sur trois accords, la confection pop pour exfans des années quatre-vingt-dix, en équilibre sur le fil vertigineu­x qui sépare la chute gag du gouffre du désespoir. Ces trois chansons, prêtes à l’emploi pour agrémenter les scènes d’émotion des séries d’Apatow et des films de Guillaume Canet, le nouveau “Earth To Dora” les distribue comme des petits pains ou des cartes de poker. On peut en faire des brelans, des carrés, des suites, les remélanger, les remettre dans la pioche, tout procède de la même “deconstruc­tion” (titre du précédent disque) d’une matrice unique qui pourrait être “Strawberry Fields” joué par les Zombies de “Odessey And Oracle”, une pop de fête foraine et de train fantôme, entre barnum symphoniqu­e et bricolages lo-fi, avec du Mellotron de barbarie, des gros tambours, des petites guitares jouets, des bouts d’enfance et de ficelles dans tous les coins. Tout cela, le hobo clown de la pochette le fait miroiter, avant que les chansons d’autodérisi­on, de solitude ou d’aliénation ne le mettent en musique. “I Got Hurt”, “Baby Let’s Make It Real”, “Ok”, “Of Unsent Letters” ou le morceau-titre, les plus belles s’approchent tout près de ce qu’Everett a fait de mieux. Alors, non, sans doute, personne n’a besoin de treize albums de Eels à la fois. Un seul fait tranquille­ment l’affaire. Pour les deux ou trois prochaines années, ce sera celui-ci. Par chance, c’est l’un des plus beaux. ✪✪✪✪ LéONARD HADDAD

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