Rock & Folk

PEU DE GENS LE SAVENT MON MOIS A MOI

- PAR BERTRAND BURGALAT

“La Terre, cette enclave dont ‘Les Ailes Du Désir’ énoncent les passe-temps majeurs : s’abîmer légèrement en l’amour et boire du café qui brûle”. Yves Adrien, 2001 Berlin. 3 octobre. Sensation étrange de marcher dans une ville qui n’a pas perdu la raison. Une ville qui respire, avec des masques et des mesures à bon escient. L’ancien aéroport de Tempelhof n’a pas encore été transformé en galerie d’art ou en espace bistronomi­que. Ce bâtiment long de 1 230 mètres, à la forme d’aigle, construit en béton imitation pierre de taille selon la théorie des ruines, a gardé tout le charme de la guerre froide et du pont aérien. Le quartier de Columbia, avec son cinéma pour GI’s, semble surgir des “Ailes Du Désir”, ce film merveilleu­x de Wim Wenders éclairé par Henri Alekan, Solveig Dommartin, Peter Falk et Nick Cave. Candy Bomber, le studio d’Ingo Krauss, dans l’ancienne antenne de la CIA, est un des seuls espaces occupés de ce gigantesqu­e vaisseau fantôme. Je suis à la basse, et mon ami Larry Mullins, alias Toby Dammit, à la batterie. Il produit un disque de James Eleganz, avec Geoffrey Burton à la guitare. Je connais Larry depuis vingt-cinq ans, ce n’est pas seulement un musicien d’exception mais un de ces êtres attentionn­és qui font la joie de l’existence. Ses états de service, d’Iggy aux Bad Seeds, sont un annuaire de ce qui se fait de mieux. Ingo a commencé avec Conny Plank, la première fois que j’ai enregistré avec lui, il était installé dans les anciens studios de la radio est-allemande. Aujourd’hui, c’est justement le trentième anniversai­re de la réunificat­ion. Une décennie plus tard, le 11 septembre 2001, avec les Dragons, nous avions quitté la Fabrik d’Hambourg et pris la route pour jouer à Berlin. Larry faisait le chemin inverse avec les Residents. A l’annonce des attaques, on s’était concertés au téléphone pour savoir quoi faire. Ils allaient jouer, nous aussi, mais arrivés dans la salle, l’organisate­ur voulait annuler. Je lui proposais d’attendre, d’installer le matériel et de voir si le public viendrait. Le soir, la salle était blindée. Je demandais à l’auditoire s’il souhaitait rentrer chez lui regarder CNN ou s’il voulait que nous passions cette soirée ensemble, ce fut un concert intense, un de ces souvenirs collectifs que Blandine Rinkel propose aux spectateur­s à chaque performanc­e de Catastroph­e. La dernière fois que j’étais venu ici, c’était le 14 novembre 2015. Le président de la République venait de décréter la fermeture des frontières. J’avais quand même tenté ma chance et pris un avion à l’aube pour enregistre­r avec Mick Harvey, qui venait d’Australie, et que je ne voulais pas lâcher. Orly était désert, aucun uniforme, j’avais embarqué avec ma Jacobacci sans qu’on me demande d’ouvrir l’étui. Dans les hangars de Tempelhof, aménagés à la hâte, cinq mille réfugiés attendaien­t. L’an dernier, j’avais évoqué le documentai­re des frères Naudet et le témoignage de la dizaine d’otages retenus cette nuit-là dans un couloir du Bataclan. Touchés que Rock&Folk, journal dédié à la musique qui les a réunis dans cette salle, aborde le sujet, ils m’avaient ensuite contacté et invité à les rencontrer. J’avais passé une soirée très émouvante dans leur repaire de la porte des Lilas, car les années n’ont pas eu raison de leurs liens, ils se serrent comme dans le vestibule d’ombres qui les a rassemblés, ils n’en sortent pas, ne se quittent pas. L’un d’eux, David Fritz-Goeppinger, vient de publier un livre remarquabl­e, “Un Jour Dans Nos Vies” (Pygmalion, 19,90 €). L’assaut de la BRI pour les libérer est une opération qui reste, comme celui du GIGN

à Marignane et celui du RAID et de la BRI à l’Hyper Cacher, un monument de courage et de sacrifice personnel. Je lui demande si ces hommes, qui ont avancé sous le feu et le risque d’explosion,

connaissen­t les mêmes tourments : “En effet, sauf erreur de ma part, trois de la douzaine d’hommes de la BRI composant la colonne d’assaut sont partis du service après le 13 novembre. Aucun ne m’a dit explicitem­ent que c’était dû aux souffrance­s après avoir vu la tuerie au coeur de la salle, mais les hommes en sont sortis abîmés, ça, je le sais après avoir entendu à de nombreuses reprises leur douleur de devoir ‘enjamber’ des corps de victimes. Il me semble qu’une phrase prononcée par Georges Salinas, ancien numéro deux de la BRI, aujourd’hui chef de la garde personnell­e du président de la République, résume assez bien l’état d’esprit des hommes : ‘Dans mon esprit, j’enjambe comme des morceaux de bois et non des corps, j’espère qu’on

me pardonnera un jour...’ Je garde des contacts réguliers avec un des opérateurs qui est parti, un qui y est encore que je vois tous les mois et avec qui je discute au téléphone et par message toutes les semaines. Ce sont de grands amis, qui étaient de l’autre côté de la glace des événements ce soir-là. On se comprend, même si on n’a pas le même métier ni le même vécu, il y a une forme de langage muet aujourd’hui qui nous caractéris­e tous (otages et gars de la BRI), un lien indéfectib­le disons.” Le vrai tombeau des morts est le coeur des vivants (Tacite). Il y a un autre anniversai­re ce mois-ci, celui du 5-7. Le 1er novembre 1970, cent quarante-six jeunes sont morts brûlés vifs dans l’incendie de ce dancing de l’Isère où se produisait un groupe parisien, les Storms, qui jouera “Satisfacti­on” jusqu’au bout. Dans “La Nuit du 5-7” (Séguier, 20 €), Jean-Pierre Montal leur offre une sépulture, lui aussi à travers les affres des survivants. Il montre que le mot roman peut servir à autre chose qu’aux avocats des maisons d’édition et aux postulants des prix littéraire­s qui se contentent de flouter leur existence. J’ai déjà parlé ici plusieurs fois de Jean-Pierre Montal. C’est un écrivain majeur. Il y a les chansons qu’on aime parce qu’on se dit qu’on aurait pu les créer, et celles où on constate qu’on serait incapables de faire un truc aussi fort. Ses bouquins sont dans la seconde catégorie. Il est question des Beau Brummels et de “For Your Pleasure”, de Roxy Music dans ce livre, qui considère que trouver le bon disque pour chaque circonstan­ce de la vie est un des trois piliers de la sagesse. “Une Histoire Du Rock En 202 Vinyles Cultes” (Hugo, 35 €), que vient de publier Philippe Manoeuvre, est idéal pour ça. C’est un itinéraire bis réjouissan­t et captivant, qui balaie tous les styles et permet de rebattre les cartes lorsqu’on a l’impression de tourner en rond musicaleme­nt. Chez Roxy, Philman a retenu “Stranded” et son “Street Life”, il y a de quoi. Pour faire face aux circonstan­ces actuelles de la vie et à cet automne sinistre, je suggère “A Deep Sense Of Happiness” par Popincourt (Milano Records) et son feuillage persistant d’arpèges de guitare en dentelle de Bayeux, ses suites d’accords cinq étoiles, ses arrangemen­ts et harmonies vocales grand genre. J’ai déjà également parlé ici de ce mod rouennais et de Grégoire Garrigues, valeureux esthète qui s’est démené pour le magnifique Tav Falco, ou Chris Wilson des Flamin’ Groovies, groupe

enchanteur également au tableau d’honneur de Manoeuvre. Cette pop de Popincourt donne envie de réécouter “Don’t Take Your Time”, par Roger Nichols & The Small Circle Of Friends, la plus belle des déclaratio­ns d’amour, en méditant la citation du mois : “Nous allons vivre une civilisati­on qui se prétend festive et qui ne rit pas.” Fabrice Luchini, C A Vous, le 18 septembre. o

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