Rock & Folk

BLACK SABBATH

A l’occasion des noces d’or du metal, le gang de Birmingham coffre aujourd’hui son plus célèbre album. “Paranoid” continue à jeter l’effroi sur le beffroi d’une époque qui n’en manque pas.

- Vincent Hanon

TOUT LE MONDE SAIT, ou devrait savoir, que les six premiers albums du groupe anglais, incompris à l’époque et devenu monstrueus­ement populaire depuis, sont les préférés des enfants seuls. Surtout les trois premiers. Le second reste le chef-d’oeuvre du lot, mais aussi celui qui s’est le mieux vendu (près de dix millions d’exemplaire­s). “Paranoid” est également le disque qui contient les trois chevaux de bataille scénique du quatuor chevelu existentie­l, réunis en une seule et même face. La première est un monument anthologiq­ue, un peu comme les pyramides d’Egypte, mais en metal.

La métamorpho­se

De l’histoire ancienne désormais. Entre 1968 et 2017, Black Sabbath a eu une belle trajectoir­e et ne se reformera pas. Ozzy Osbourne ne veut plus, n’en peut plus. Seul membre à figurer sur les dixneuf albums du groupe, Tony Iommi incarne la vision et le coeur de cette histoire, mais aussi ses doigts. A la fin des années soixante, le guitariste de dix-sept ans perd deux phalanges en bossant dans une tôlerie. Inspiré par Django Reinhardt, Iommi se fabrique d’abord deux prothèses faites de plastique et de cuir, avant de les remplacer par des embouts en silicone. Il opte pour des cordes de banjo, plus souples, et accorde sa guitare un ton et demi en dessous pour obtenir ce son très grave qui va devenir sa marque de fabrique. En 1968, il joue avec le batteur Bill Ward dans Mythology. Ozzy Osbourne et Geezer Butler les rejoignent. Le premier est dyslexique et ne sait pas franchemen­t chanter, l’autre passe de la guitare à la basse. Polka Tulk Blues Band est né. Le groupe tourne pendant un an avant de se métamorpho­ser en Earth, et joue essentiell­ement de la musique soul, celle de Wilson Pickett, Otis Redding et Sam & Dave. Black Sabbath n’a pas de noir que le nom, et l’on s’étonnera à peine d’entendre les membres du groupe s’adjoindre les services d’Ice-T, Ol’Dirty Bastard ou Post Malone quelques années plus tard. A l’époque, pendant un court moment, Tony Iommi rejoint Jethro Tull (on peut le voir dans

le film “The Rolling Stones Rock And Roll Circus”), mais ça ne le fait pas, et il revient fonder l’année suivante Black Sabbath. Le nom fera le son, le reste l’histoire. Celle de la paranoïa, donc.

Un rythme barbare

En 1970, après Cream et Jimi Hendrix, il fallait tenir la route pour se faire entendre l’opposé de 2020 en fin de compte, où le contenu s’efface souvent derrière le contenant. Il y a cinquante ans sortaient des disques comme “Band Of Gypsys”, “Bitches Brew”, “Get Yer YaYa’s Out!”, “Fun House” ou “The Man Who Sold The World”. Avec une puissante approche monolithiq­ue, Black Sabbath va proposer quelque chose de plus lourd que Steppenwol­f, Grand Funk Railroad et Mountain réunis, et représente­r la quintessen­ce même de l’âme metal. L’alchimie entre les quatre prolos de Birmingham est unique en son genre. Un processus bien huilé où Tony Iommi s’impose comme le grand pourvoyeur de riffs doom et stoner, avec une guitare lentement percutante et une approche classique. Sur des rythmes chaloupés sous influence tzigane, l’homme qui ressemble étrangemen­t à Vlad l’Empaleur décline son effrayant et fameux riff lors de jams grinçantes, sur laquelle rebondisse­nt les quatre cordes agiles de Geezer Butler. Derrière le grondement, Bill Ward martèle un rythme barbare, mais avec swing. Le batteur évoquait volontiers un cinquième membre invisible qui jouait avec le groupe : une entité propulsée par une force créatrice qui plongeait l’auditeur dans un terrifiant tsunami. Au-delà de tout, il y a bien sûr Ozzy. Tout un poème, mais “Paranoid” se situe bien avant qu’Osbourne ne fasse rire en famille à la télé, ou en tout cas pas du même rire. Le futur Prince des Ténèbres a, comme les autres membres du groupe, une petite vingtaine d’années, et sonne pourtant sur disque comme s’il en avait soixante-dix passés. Le hurlement à la lune est déjà bien présent, pourtant Ozzy marche à l’économie. Le vocaliste chante de fait assez peu dans Black Sabbath, et ne constitue qu’une des quatre pièces du puzzle. Considéré comme l’acte de naissance du heavy metal, le premier album sort en février 1970. Managé de main de maître par Jim Simpson, de Big Bear Records, le groupe développe un son discordant, gothique, marécageux. Le sinistre titre éponyme heavy blues d’ouverture, aux arrangemen­ts dépouillés, sera qualifié par

Rob Halford, de Judas Priest, de “chanson la plus malfaisant­e jamais enregistré­e”, et collera même la trouille à Marilyn Manson. Comme souvent avec ce genre de coup d’éclat novateur, les critiques de l’époque snobent le disque (Lester Bangs et Nick Tosches le descendent), mais le succès est au rendez-vous. Que sortir après pareil truc ? Le plus grand album metal de tous les temps ? Peut-être pas, mais assurément l’un des plus emblématiq­ues.

Hit stoner éternel

Suite au succès de “Black Sabbath”, “Paranoid” est publié sept mois plus tard et voit le groupe s’enfoncer dans sa veine horrifique. Les chansons ont été composées au moment du premier album. Le groupe qui carbure alors à la cocaïne et à la méthaqualo­ne se montre très productif.

Dès sa sortie le 18 septembre 1970, jour de la mort de Jimi Hendrix, cette seconde livraison devient un talisman à l’imagerie apocalypti­que. Enregistré comme le premier aux studios Regent Sound, avec Rodger Bain, “Paranoid” a été mis en boîte en trois jours. En référence à la guerre du Vietnam, l’album devait initialeme­nt s’intituler “War Pigs”, sauf que la maison de disques juge à la dernière minute le nom trop provocateu­r en ces temps belliqueux, et le rebaptise “Paranoid.” Du coup, la pochette qui représente un type en justaucorp­s rose avec une épée et un bouclier à la main n’a plus rien à voir avec le titre. Un demi-siècle après, la dichotomie entre visuel et intitulé ajoute finalement une aura surréalist­e à cet objet de culte. “War Pigs”, la chanson controvers­ée et anti-guerre en Asie, ouvre le bal luciférien, en témoignant d’une époque et d’une actualité brûlantes. Derrière le décorum grand-guignolesq­ue, le sabbat des sorcières et tout ça, les chansons se révèlent bien plus politiques qu’elles n’y paraissent. Comme sur l’intro du premier album, le groupe prend son temps pour développer l’ambiance de “War Pigs”, qui parle surtout de chair à canon, de finance, de mort et de destructio­n, avec les rizières et le napalm en toile de fond. Le quatuor prend l’exact contre-pied du flower power et toutes ces âneries avec un plaisir malin en huit minutes génialemen­ts vertigineu­ses. L’histoire derrière la chanson suivante est encore plus surprenant­e. Destinée à boucher un trou sur l’album, Geezer Butler en écrit les paroles en cinq minutes et “Paranoid” se voit pliée en moins d’une demi-heure. Le titre était censé parler de dépression, ce trouble mental que Butler confondait

avec la paranoïa, terme en vogue à cette époque enfumée. Ozzy, qui ne prononce pas une seule fois le terme “paranoid”, chante comme s’il essayait de résister à un ensorcelle­ment. Lorgnant du côté syncopé de “Communicat­ion Breakdown” de Led Zeppelin, “Paranoid” deviendra un hit stoner éternel, mais aussi le seul album que Black Sabbath placera en tête des charts. Ça n’est que quarante-trois ans plus tard, avec la sortie de l’ultime album “13”, que le groupe retrouvera la place qui lui est due. Totalement inattendue au milieu du déluge, “Planet Caravan” est ensuite une chanson psychédéli­que plus calme, rêveuse sans mièvrerie, avec la voix d’Ozzy pleine de vibrato. “Iron Man”, initialeme­nt baptisée “Iron Bloke”, continue à couvrir l’actualité béante : autre chanson anti-Vietnam, ce deuxième single cause d’abus narcotique­s, de stress post-traumatiqu­e et d’annihilati­on nucléaire. Son riff distordu à la SG, “l’un des plus mémorables” selon Lemmy de Motörhead, joue les rouleaux compresseu­rs et épaissit l’atmosphère glauque du tout dont il est extrait. Le groupe insuffle une bonne dose de réalité à la Dickens en osant poser des questions liées à un conflit inutile.

Une infirmière se suicide

La face A passée, on retourne le disque pour se prendre en pleine tête “Electric Funeral”, festival de riffs monstrueux avec une wah-wah extravagan­te. Suit “Hand Of Doom” qui évoque les vétérans ultradépen­dants

L’alchimie entre les quatre prolos est unique en son genre

aux drogues : un phénomène dont personne ne parle, mais que le groupe observe en jouant sur deux bases américaine­s. Anti-drogue, la chanson au groove funky hypnotique sera reprise par Slayer, Danzig ou Orange Goblin, sans que personne ne surpasse jamais la version originale. Le groupe sent le soufre, dérange. Au début des années soixante-dix, une infirmière américaine se suicide à son domicile et l’on retrouve “Paranoid” sur sa platine, ce qui crée un scandale comme seul le metal sait alors en déclancher. Destinée elle aussi à combler le vide, “Rat Salad” est un solo de batterie de jazz de deux minutes trente de Bill Ward, dont le titre renvoie à la coupe de douilles du batteur. Et sur un riff dur mais qui swingue d’enfer, “Fairies Wear Boots” narre une sale rencontre de Tony Iommi avec des skinheads. Ainsi s’achève la version officielle de “Paranoid”, l’un des albums les plus influents du heavy metal. Ce chaudron noir qui pousse les extrêmes dans leurs derniers retranchem­ents a entraîné du monde dans son sillage. Quelques noms ? Iron Maiden, Joy Division, mais aussi Soft Cell, Mötley Crüe, Red Hot Chili Peppers, Soundgarde­n, Nirvana, Queens Of The Stone Age, Ty Segall, King Gizzard & The Lizard Wizard — entre autres... jusqu’aux délires de Beavis et Butt-Head et des braillards du death metal scandinave : tous s’avouent marqués au fer rouge par Black Sabbath, leurs Beatles des années soixante-dix. Plus qu’un genre, une industrie d’un metal lourd comme l’enfer.

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