Rock & Folk

JOHN LENNON

Anniversai­re oblige, les chansons de John Lennon, né il y a huit décennies et abattu en bas de chez lui il y aura bientôt quarante ans, font l’objet d’une nouvelle compilatio­n. Une piqûre de rappel pour les fans collection­neurs et une belle entrée en mati

- Jérôme Soligny

ON NE DIRAIT PAS COMME ÇA, MAIS LE 9 OCTOBRE 2020, JOHN LENNON AURAIT DU AVOIR QUATREVING­TS ANS. Universal, qui détient les droits de son backcatalo­gue depuis la chute de l’empire EMI, n’allait pas passer sous silence cet anniversai­re et a publié, ce jour-là, “Gimme Some Truth”, un best of qualifié de définitif. Sauf qu’ici, les fans du fondateur des Beatles ont régulièrem­ent payé pour le savoir (depuis “Shaved Fish” en 1975, une bonne douzaine de compilatio­ns de taille variable ont été commercial­isées), le terme définitif est trompeur. Pour ne pas écrire franchemen­t abusif. Tant que la musique se vendra et que les mélomanes se souviendro­nt de lui, les chansons de John Lennon seront réagencées, repackagée­s et remises sur le marché. Les visuels changeront, le son sera amélioré, les textes accompagna­teurs seront peut-être meilleurs, mais le jeu en vaudra la chandelle. Car Lennon, qui a beaucoup fasciné les amateurs de rock, continue de briller. Il faut dire que l’enfant bien élevé de Liverpool, le rock’n’roller en cuir de Hambourg, le leader sarcastiqu­e en costume-cravate du plus fantastiqu­e groupe pop de l’histoire du genre, le baba rondement lunetté des années studio, le génie fumeux de la fin des années soixante, le gauchiste (à plumer) du début de la décennie suivante, l’amour de la vie de Yoko Ono en qui il avait (re)trouvé toutes les femmes qui l’avaient subjugué (à l’exception notable de Brigitte Bardot) et bien d’autres encore, le pochtron du “Lost Weekend”, le rangé des spotlights à la naissance de son deuxième fils et le plus célèbre des artistes de la musique assassinés (alors qu’il remettait sa carrière sur les rails) était tout un poème. Un roman, même. Et d’ailleurs, la dernière fois que la rédaction de ce magazine lui a accordé la place qu’il mérite, c’était dans un hors-série (le numéro 21, paru en 2005). Mais pour l’heure, histoire de sortir des sentiers battus et d’éviter le survol de trop haut (dont on revient le plus souvent mécontent car on n’a rien pu voir), le choix a été fait de privilégie­r trois angles ; des détails qui bien sûr n’en sont pas car chez lui, rien n’était anodin.

La discothèqu­e (idéale)

Grande gueule au micro des journalist­es pendant l’ascension des Fab Four, conférenci­er en pyjama qui donnait audience avec sa douce (et guitare en pognes), dans des chambres d’hôtel enfumées, et recordman des interviews qui traînaient en longueur à la fin de sa vie, John Lennon n’a jamais caché qu’à l’adolescenc­e, comme un paquet d’apprentis-musiciens british de la génération qui était la sienne, c’est surtout les singles d’Elvis Presley qui lui avaient tourné les sangs. On le croit, mais en rappelant que l’Ecossais Lonnie Donegan, roi du skiffle outre-Manche dans les années cinquante, a été le premier à trouver grâce à ses oreilles de mélomane pressé de reproduire sur sa première guitare (une Gallotone Champion livrée par la poste, accompagné­e d’une méthode) les accords des chansons dans le vent. Improbable mélange de blues, de jazz et de folk, le skiffle avait l’avantage de se jouer sur des instrument­s rudimentai­res, ce qui a bien évidemment contribué à sa popularité chez les gamins anglais de l’après-guerre ; ceux qui — comme les futurs Beatles — n’ont pas connu la faim, ne disposaien­t, évidemment, que de peu d’argent de poche.

“Double Fantasy” est paru le 17 novembre 1980, John Lennon a été assassiné le 8 décembre

Que la capacité de Paul McCartney et George Harrison à jouer des chansons que John possédait généraleme­nt en disque (mais que, n’en connaissan­t pas les accords ou les paroles, il ne maîtrisait pas lui-même) lui ait permis de rejoindre les Quarrymen en dit long sur la personnali­té opportunis­te de Lennon. Ainsi, à l’été 1957, à la fête de St Peter’s Church à Woolton, alors qu’il était à peu près capable de se débrouille­r avec “Baby Let’s Play House”, popularisé­e par Elvis Presley (mais écrite par Arthur Gunter), ou “Come Go With Me” des Del-Vikings (signée Clarence Quick), Lennon ne s’est pas frotté à “Lucille” (Little Richard). A la six-cordes, McCartney, qui lui a été présenté ce 6 juillet-là, les connaissai­t déjà sur le bout des doigts. Quelques mois après, les deux amis allaient fouler la même scène et, cette fois, Paul, qui ne deviendra bassiste que plus tard (à la défection de Stuart Sutcliffe) va impression­ner John en jouant parfaiteme­nt “Guitar Boogie”, l’instrument­al composé par Arthur Smith onze ans plus tôt. Au passage, alors que McCartney est généraleme­nt considéré comme le fan de Buddy Holly au sein des Beatles (il fera l’acquisitio­n de la part éditoriale générée par l’exploitati­on du catalogue du binoclard de Lubbock en 1976), il faut préciser que John n’en était pas moins dingue. Et aussi, l’Américain assumait sa myopie (il portait des lunettes sur scène et sur les photos), ce que l’Anglais, pas emballé par son physique et qui n’avait pas envie d’en rajouter, ne fera que quelques années plus tard. Si certains passaient à la radio, les singles américains (qui tournaient encore en soixante-dix-huit tours et étaient vendus dans de vulgaires pochettes en papier), mettaient parfois des semaines à traverser l’Atlantique. Composé par Bill Justis et Sidney Manker, l’instrument­al “Raunchy”, paru fin 1957 aux USA, n’est parvenu aux oreilles de John Lennon qu’au début de l’année suivante. Après avoir constaté que George Harrison, un copain de Paul McCartney qu’il trouvait un peu trop jeune, était capable de jouer ce titre les doigts dans le nez et de la malice plein les yeux, l’aîné des trois a recruté le gamin à condition que — on n’allait l’apprendre que plus tard — sur le plan du songwritin­g, il ne s’implique qu’à dose homéopathi­que. Coup du sort, lors de leur première séance d’enregistre­ment, l’été suivant (aux rudimentai­res Phillips Sound Recording Services, à Liverpool), le titre original que les Quarrymen enregistre­ront sera “In Spite Of All The Danger”, attribué à McCartney et... Harrison. De même, quand les Beat Brothers (presque les Beatles mais pas tout à fait — Pete Best était encore à la batterie), alors backing-band de Tony Sheridan, enregistre­ront avec lui en Allemagne en juin 1961, c’est “Cry For A Shadow”, un instrument­al (un pastiche du groupe de Cliff Richard en vérité) de John Lennon et du petit George Harrison, qu’il mettra en boîte pour son compte.

Par ailleurs, il faut se souvenir que si la discothèqu­e (idéale) de John et leur passion commune pour le skiffle et les pionniers du rock ont été le ciment des fondations des futurs-Beatles, les jolies filles et l’humour ont aussi contribué à le rapprocher de Paul et George. Pour eux et en ce temps-là, la femme parfaite était notre Brigitte Bardot, que Roger Vadim avait créée en 1956 en chamboulan­t tous les codes de la sexualité au cinéma, et John demandera à Cynthia Powell — sa petite amie d’alors, puis première épouse (et mère de Julian) — de ressembler, au moins sur le plan de la coiffure. Enfin (et, une fois encore, comme d’autres jeunes gens de sa génération), Lennon, à l’instar de McCartney et Harrison, a passé son adolescenc­e à se marrer en écoutant The Goon Show, l’émission comique de Spike Milligan, Harry Secombe et Peter Sellers, diffusée par la BBC, qui inspirera fortement les Monty Python. Les Beatles, John en tête, citeront régulièrem­ent le show et ses trois humoristes comme influences majeures, et si la drôlerie n’a caractéris­é qu’assez peu de chansons du groupe, la plupart de leurs conférence­s de presse, en pleine beatlemani­a, ont été prétextes à se fendre la poire, d’abord entre eux (pour adoucir le pensum), et tant mieux si les journalist­es présents goûtaient leur humour. Par la suite,

Lennon estime qu’il est temps de retourner en studio

les Beatles sympathise­ront avec Peter Sellers (Ringo Starr fera même le guignol au grand écran avec lui), un rapprochem­ent naturellem­ent facilité par le fait que George Martin produisait les enregistre­ments du comique (de sketches et de chansons), dont les prestation­s au cinéma, en tant qu’inspecteur Clouseau, allaient rosir les années soixante.

Une orchidée

Si on en sait beaucoup à propos de “Plastic Ono Band” et “Imagine”, les deux premiers albums de John Lennon après les Beatles — les enregistre­ments expériment­aux de la fin des années soixante étaient attribués au couple —, coproduits avec Phil Spector et Yoko Ono, respective­ment parus en 1970 et 1971, et qui ont fait l’objet de documentai­res disponible­s en DVD (le premier dans la série “Classic Albums” chez Eagle, et le second, “Gimme Some Truth”, agencé par Andrew Solt en 2000), un flou plus ou moins artistique caractéris­e la confection de “Double Fantasy”. OEuvre commune également, ce disque est toutefois considéré comme le dernier de John paru de son vivant. En 1980, après s’être consacré quasi exclusivem­ent pendant cinq ans, dans leur appartemen­t avec vue imprenable sur Central Park, à son fils Sean, Lennon estime, histoire de mettre en boîte la poignée de chansons esquissées au cours d’un séjour aux Bermudes, qu’il est temps pour lui de retourner en studio. De son côté, Yoko, restée à New York, a aussi amassé des bribes de morceaux prêts à être développés. En constatant que les B-52’s avaient cartonné avec “Rock Lobster”, dont les similitude­s vocales avec certains enregistre­ments de son épouse sont flagrantes, John a considéré qu’en tant que singer-songwriter, elle devait être aussi de la partie. A la (co) production, le couple choisit Jack Douglas (Aerosmith, Cheap Trick) dont le challenge, selon lui, sera de faire sonner les chansons, avec des musiciens et à Hit Factory (à New York, ville préférée par Yoko à Los Angeles où John avait dérivé grave pendant son “Lost Weekend”), mieux que les démos qu’il a trouvé superbes. A la demande de John Lennon, le producteur va monter un groupe de requins talentueux dont Yoko Ono a exigé de connaître la date de naissance. Certains, au thème astral jugé douteux, vont être évincés. Hugh McCracken (qui a travaillé avec Paul McCartney, mais a refusé d’intégrer Wings) et Earl Slick sont aux guitares (celles que John ne joue pas...) et Andy Newmark, qui tournait avec Roxy Music lorsqu’il a appris que ses services étaient requis, tient la batterie. Pressenti à la basse, Willie Weeks, alors en plein enregistre­ment avec George Harrison, a été remplacé par Tony Levin. Après quelques répétition­s, en partie au Dakota, dans l’appartemen­t très spacieux des Lennono, les séances de studio démarrent

Un genre de confinemen­t parmi les vivants

dans la bonne humeur début août et vont se poursuivre jusqu’à l’automne. Le groupe tourne bien et joue live (John demandera souvent à Newmark de “frapper comme Ringo”), le patron est concentré sur son objectif et Jack Douglas réalise très tôt qu’il y a plusieurs tubes potentiels dans le lot de chansons, dont les deux premières qui sortiront en single : “(Just Like) Starting Over”, la bien nommée, et “Woman”. Bien sûr, les morceaux de John sont les plus cohérents du disque, et ceux de Yoko ont un côté avant-gardiste qui n’enchantera pas les fans les plus conservate­urs de l’exBeatle. Mais ce choix était le leur et, à en croire les musiciens présents, chacun des deux a soutenu l’autre au moment de travailler sur leurs chansons respective­s. Egal à luimême, Lennon ne va pas aimer entendre sa voix isolée sur les pistes et ne consentira à l’écouter qu’une fois doublée (voire triplée...) et avec, dessus, ce delay à la Presley qu’il affectionn­ait. A la fin des séances, après s’être assuré que le travail du jour était terminé, il fume un peu d’herbe, prouvant à tous que sa vie d’excès de folie était bien derrière lui. Au final, aucun guest ne se distingue sur “Double Fantasy”, mais deux membres de Cheap Trick (Rick Nielsen à la guitare et le batteur Bun E Carlos) ont été invités à enregistre­r les premières versions de “I’m Losing You” (de John) et “I’m Moving On” (de Yoko). Les raisons de leur éviction du disque sont assez obscures (le groupe de “Double Fantasy” a rejoué les deux titres avec les prises des Cheap Trick dans le casque), mais il se raconte que John aurait été agacé par le fait que les deux musiciens déclarent à “Rolling Stone” qu’ils avaient participé à ces séances qu’il souhaitait discrètes. Quant à Yoko, elle aurait estimé qu’associer son mari à ce groupe de l’Illinois était faire trop d’honneur à ce dernier. “Double Fantasy”, dont le titre est le nom d’une orchidée, est paru le 17 novembre 1980 sur le label de David Geffen. Il s’est classé en tête des charts de chaque côté de l’Atlantique. John Lennon a été assassiné le 8 décembre. Puisqu’il avait finalement obtenu sa fameuse carte verte, une tournée était prévue, et même des enregistre­ments, en Angleterre, l’année suivante. Le meurtrier (dont on évite toujours d’écrire le nom car il ne le mérite pas) est toujours derrière les barreaux d’une prison, quelque part à l’est de Buffalo. Yoko, qui, côté santé, fin 2020, n’est pas au top, a oeuvré pour qu’il en soit ainsi.

La liste des ordures

John Lennon n’était pas Nostradamu­s, mais il avait incontesta­blement du pif. Ses préoccupat­ions des années soixante-dix, tapies dans beaucoup de textes de chansons de “Gimme Some Truth”, cinglent encore aux oreilles et aux esprits aujourd’hui. D’abord, et même s’il se voyait comme une sorte de Howard Hugues et non pas victime d’une pandémie vicelarde, John, comme rappelé plus haut, a bel et bien vécu un genre de confinemen­t durant la seconde moitié de sa dernière décennie parmi les vivants. Il sortait très peu et, lorsqu’on sonnait à sa porte, il lui arrivait de ne pas répondre. Il était occupé, entre ses quatre murs, à paterner. Il avait, aux sens propre et figuré, bien assez de pain sur la planche. Ironiqueme­nt, “Instant Karma!” de 1970, alors que Lennon n’incitait évidemment pas au respect des gestes barrières, était un appel à la responsabi­lité de chacun par rapport au fait qu’un acte a, le plus souvent, des conséquenc­es immédiates. En chantant, dans “Cold Turkey”, l’héroïne nocive alors réservée à une élite, il ne se doutait pas qu’elle ferait des ravages incoercibl­es partout dans le monde un demi-siècle plus tard. Souvent confus (dans “Revolution”, des Beatles, il hésitait à prendre parti), le positionne­ment politique de John Lennon attestait de son scepticism­e : sur le papier “donner le pouvoir au peuple...” apparaissa­it comme une riche idée, mais il laissait aussi entendre : “...à condition qu’il s’en montre digne.” Terribleme­nt d’actualité. Quant à “donner une chance à la paix”, c’était un slogan/ voeu tellement pieux qu’il a préféré le balancer sur un air de comptine. Dans une de ses dernières et plus belles confession­s, John demandait effectivem­ent que le monde soit moins hypocrite (qu’on lui “donne de la vérité”), mais il reconnaiss­ait devoir commencer par effectuer ce travail sur lui-même. Et puis, les jeux de la vie et de l’esprit (“Mind Games”) qui l’ont turlupiné jusqu’à la fin, ainsi que ses déclaratio­ns d’amour sans filtre (“Woman”, “Oh My Love”, “Beautiful Boy”…), avaient un parfum d’éternité qu’elles ont conservé. Après une enfance troublée, avoir mené les mythiques Beatles et surfé sur des lames de fond, John Lennon avait trouvé une forme de paix (en “regardant les roues tourner” de haut) et si on ne peut exclure, de son avenir escamoté, un éventuel retour sur scène, pour une bonne cause, avec ses fils, et pourquoi pas les trois autres de Liverpool, on devine qu’il aurait simplement aimé “devenir vieux” avec sa brune, vivre des “Joyeux Noël” (tout en doutant que les guerres cessent un jour) avec les siens. Et puis, on imagine, même sans piano blanc et sans Yoko pour tirer les rideaux, qu’il aurait très certaineme­nt gueulé à la face de tous les pollueurs, politicard­s véreux, racistes, intégriste­s, violeurs d’enfants, cogneurs de femmes (“les négresses du monde” les appelaient-ils), etc. La liste des ordures est longue et on se demande, jusqu’à aujourd’hui, comment elles font pour dormir aussi bien, voire mieux, que Paul McCartney.

Le positionne­ment politique de John Lennon attestait de son scepticism­e

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