Rock & Folk

LES STUDIOS

Des premiers micros à charbon jusqu’à Pro Tools en passant par les 48-pistes, une histoire de l’enregistre­ment, via ses génies fous et les studios mythiques. Episode un.

- Patrick Eudeline

Chambre d’hôtel

Ils louaient deux chambres d’hôtel pour l’occasion. Et quand tu étais noir, comme Son House ou Robert Johnson, par exemple, on ne te laissait pas entrer par la grande porte. Dans la première pièce, un unique micro. A trente centimètre­s, une chaise. Et à côté du micro, deux lumières. Une rouge pour indiquer le départ. Une autre pour terminer le morceau. Dans l’autre chambre, ce qu’on doit bien appeler la régie. Un simple amplificat­eur. Le son est gravé directemen­t sur un disque d’étain, puis de cire. Impossible de corriger, de retoucher, d’améliorer. Une erreur, une hésitation et il faut recommence­r. C’est une captation pure. Gravée au burin. C’est la pochette Columbia des enregistre­ments des années trente de Robert Johnson. Pour les orchestres de jazz ou la musique classique, la chambre d’hôtel est remplacée par une boîte de nuit, plus rarement une salle de spectacle : trop de réverbérat­ion qu’on ne sait pas encore dompter ou corriger. Il n’y a toujours qu’un seul micro. RCA le plus souvent. Le mix ? Pour le jazz comme pour la musique classique, c’est celui obtenu par la dispositio­n de l’orchestre. Et c’est ainsi que le disque, le 78-tours, inonde le monde dans les années vingt. Trois minutes de musique. Deux faces. L’ancêtre du single, en somme. Sur les labels Okeh, Victor ou Vocalion. “Crazy Blues” par Mamie Smith, “Livery Stable Blues” par Original Dixieland Jass Band lancent la fête. En Europe, Caruso est la star du disque. Incontesté­e. Le magnétopho­ne et ses possibilit­és n’apparaîtro­nt que dans les années trente. Il mène à toutes les sophistica­tions. Toutes les possibilit­és, équalisati­ons et traitement­s du son. Mais cette révolution est contrebala­ncée par une autre ! La radio devient universell­e. On l’accuse, comme Internet aujourd’hui, de diffuser la musique gratuiteme­nt. Et effectivem­ent, les disques se vendent moins. Les formations avec grands orchestres disparaiss­ent.

La guerre aide à ce triomphe de la radio. Bientôt, on comprendra que celle-ci est le meilleur moyen de promotion pour la musique enregistré­e, plus qu’une concurrenc­e. Parallèlem­ent, les jukeboxes se déploient partout. Tout cela jusqu’aux années cinquante.

Et à l’invention du microsillo­n. Entre-temps, aussi, on a dompté l’électricit­é. Triodes, lampes, transistor­s, amplis pour la guitare ou la voix. Les micros sont désormais fabriqués par Neumann ou Shure et d’une qualité et fidélité jamais atteintes jusqu’alors. Peu à peu, on comprend qu’enregistre­r, ce n’est pas seulement saisir une performanc­e sur le vif. Que cela peut être un acte créatif. La musique classique, d’avant-garde, d’une certaine manière, a ouvert ce chemin-là, avec les bruitistes, Edgar Varèse ou Pierre Schaeffer et le Groupe de recherches musicales à la RTF, la musique concrète ou électroaco­ustique. Le magnétopho­ne les avait sortis de l’ornière du néo-classicism­e.

PAR PATRICK EUDELINE

Solitaires

Buddy Holly avec Norman Petty, Eddie Cochran pour lui-même. Lee Hazlewood pour Duane Eddy. Les Paul. Joe Meek ! Les premiers producteur­s. Inventeurs fous et bricoleurs par nécessité. Hazlewood ? Celui-ci sera si fasciné par la réverbe qu’il fera enregistre­r Duane dans une cuve à vin profonde de plusieurs mètres. Aucune Plate Reverb disponible alors ou pièce dédiée ne lui semblant assez caverneuse pour la Grestch de Duane. Le seul problème, c’est que la cuve était habitée par les relents de vin et d’alcool qui s’y étaient accumulés depuis des décennies. Et à chaque fois, ou quasiment, Duane Eddy se trouvait trop ivre pour assurer sa prise correcteme­nt. Cochran ? Cochran était peut-être le premier rocker moderne. Et celui qui eut le plus tôt la prescience du studio. De ce que celui-ci pouvait devenir. Le

magnétopho­ne permettait cet acte magique : s’accompagne­r soi-même, jouer de tous les instrument­s, être l’orchestre. Il fut, aussi, un des tout premiers à tordre ses notes d’un ton entier, en utilisant des cordes de banjo. Il joue de tout et se trouve, aussi, derrière la — rudimentai­re — console. Multitrack, overdubbin­g, distorsion, compressio­n exagérée depuis le tout début : c’est un affreux cliché mais, oui, le hard rock lui doit tout. Dès “Summertime Blues” tout était dit. Et toutes ces techniques utilisées... compositio­n comme production. Les Paul ? Pionnier de l’overdub, qui enregistra­it dans son atelier-garage au milieu de ses fers à souder et jouait avec la vitesse de la bande, inventant probableme­nt au passage le slapback (avec un doigt posé dessus, il ralentissa­it sa course), technique reprise par George Martin et tant d’autres et devenue le phasing psychédéli­que. Il accélérait les bandes pour faire croire à plus encore de virtuosité à la guitare.

Meek

Le dernier de ces grands solitaires fut sans doute Joe Meek. Parce qu’il a amené tout cela à Londres. Lui et Norrie Paramor (The Shadows) rêvaient d’Amérique et durent recréer celle-ci à leur sauce, dans une Angleterre encore soumise à une BBC toute puissante. Joe Meek, fan de Buddy Holly, bricoleur fou et visionnair­e. Obsédé par l’espace, il imaginait ces synthétise­urs qui n’existaient pas encore et n’hésitait pas à triturer le son à la manière d’un Pierre Henry ou d’un Pierre Schaeffer. Dont il connaissai­t l’oeuvre et à qui il emprunta la pratique du sampling (des copiers-collers de bandes, bruitages, de la mise en boucle, même). Son “I Hear A New World” en témoigne. Joe Meek déménagea plusieurs fois. Mais sa dernière adresse, 304 Holloway Road, Islington, est légendaire : un simple appartemen­t en fait, un home studio construit de ses mains. Là, Jimmy Page, Steve Howe ou Ritchie Blackmore firent leurs premières armes de musiciens de studio. En se donnant le mot : ne jamais se retourner et éviter le cuir et les pantalons moulants. Ils savaient aussi que se teindre en blond était l’assurance d’un travail régulier : tous les poulains de Joe Meek, Heinz Burt et les Tornados y étaient passés. Joe Meek est mort en héros d’un roman qui reste à écrire. Suicide, après avoir assassiné sa propriétai­re. Avec le pistolet confisqué à son amantproté­gé, Heinz. Joe Meek enterrait des magnétopho­nes à Highgate dans l’espoir d’enregistre­r les fantômes et rêvait de spoutniks. Sa musique, avec cette clavioline saturée, la réverbe (sa salle de bains trafiquée), les compresseu­rs maison (on raconte qu’il avait utilisé les circuits électrique­s d’un vieux frigidaire) — les mélodies à la “Telstar” qu’il composait en sifflant évoquent à jamais l’optimisme de ces early sixties et la fascinatio­n pour cet an 2000 promis, ce monde nouveau ! Lui qui, pourtant, était profondéme­nt dépressif. Tous ceux-là, les pionniers de la production, à l’exception de Meek, peut-être, avaient un point en commun : ce qui importait, c’était eux. Pas vraiment le lieu où ils exerçaient. Sun fut probableme­nt le premier studio à avoir vraiment sa signature et son adresse, même si c’était celle de Sam Philips. Sun et Chess. Memphis et Chicago. La country et le blues ? Non.

Sun et Chess

Sun et Chess avant d’être des studios étaient des labels. Il faudra attendre les sixties pour que naisse le concept de studio mercenaire, non affilié directemen­t à une maison de disques. Comme Hérouville ou CBE en France. Le son du studio était celui du label. Plus que celui d’un artiste précis. Chez Chess ou Sun, tout le monde bénéficiai­t plus ou moins des mêmes recettes, du même son. Comme plus tard, chez Tamla Motown. Sun et Chess furent les premiers, finalement, à casser les barrières raciales. Un studio blanc avec des origines et une location plutôt country, un studio noir né avec Aristocrat Records (mais tenu par deux frères juifs) et sis en plein Chicago. Memphis et Chicago ! En fait, ils étaient associés et les frontières étaient loin d’être étanches, comme le montre par exemple l’histoire de “Rocket 88”, enregistré pour Sun par Ike Turner, revendu à Chess et les premiers va-et-vient d’Howlin’ Wolf, artiste blues et black s’il en est et originelle­ment associé à Sun. S’il y avait encore des race records (un hit-parade distinct) jusqu’en 1949, le gouffre entre musique blanche et noire n’était pas celui qu’on imagine. Dès les années cinquante, les hit-parades (et les médias, télés comme radios ou juke-boxes) accueillen­t indifférem­ment artistes blancs et noirs.

Little Richard, Pat Boone ou Elvis Presley... peu importe, du moment que le succès est là. Le tube ! Qu’il fut blues ou crooné. Patti Page y voisine Nat King Cole sans problème. Sam Cooke est aux côtés des Platters. Et un Muddy Waters réussit à placer quinze singles dans le Top 10 Billboard au cours des années cinquante. Le son Chess, on le sait, fascina les Rolling Stones, les Pretty Things et les autres. Les deux frères officiaien­t avec l’aide de Willie Dixon et, comme chez Sun, il y avait plus ou moins un groupe maison. Fred Below, Otis Spann... Même si les stars, comme Little Walter, se battaient pour constituer leur propre formation et leur interdisai­ent parfois les sessions avec d’autres (ainsi Hubert Sumlin, qu’Howlin’ Wolf considérai­t comme sa quasi-propriété). Mais de Muddy Waters à Howlin’ Wolf ou Bo Diddley, l’empreinte Chess est là. Celle de Willie Dixon, notamment, ou des frères Myers aux guitares ou de Below. Pour quel son ? Dès les années cinquante, l’obsession du crunch est là, et pour tous les instrument­s. Il y a, chez Chess, peu de re-recordings. C’est du blues ! On l’aime donc live, avec de la repisse (les micros dédiés d’un instrument qui repiquent le son d’un autre, trop voisin) et on ne craint pas de flirter avec le rouge des potards. Jusqu’en 1965, en Angleterre, seuls les groupes stars comme les Stones, les Yardbirds ou les Kinks auront le droit d’utiliser de tels procédés. Les ingénieurs du son, alors syndiqués et en blouses blanches, refusent aux autres de telles pratiques. Et puis viendra... Phil Spector !

Joe Meek enterrait des magnétopho­nes à Highgate dans l’espoir d’enregistre­r les fantômes

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Phil Chess, Muddy Waters, Little Walter et Bo Diddley
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Joe Meek
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Sam Phillips

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