Rock & Folk

“Le Cut-Up Populaire”,

Musicien inclassabl­e, le Catalan revient avec un nouvel album d’une richesse époustoufl­ante, son premier depuis huit ans.

- RECUEILLI PAR STAN CUESTA

RENDRE VISITE À PASCAL COMELADE CHEZ LUI, DANS SA MAISON-STUDIO, au coeur d’un magnifique village des Pyrénées-Orientales, c’est une véritable expérience, une immersion dans un monde parallèle. On vient parler de ce nouvel album, mais on parle évidemment d’autre chose. De Captain Beefheart et de Vince Taylor. De Sun Ra et de Can. De peinture. De littératur­e. Et c’est bien aussi. Passionnan­t même, à l’image de ce musicien génial, inimitable, autodidact­e revendiqué, infiniment cultivé, qui pratique un art affranchi de beaucoup de nos contrainte­s modernes. Les détestatio­ns de Comelade sont aussi intéressan­tes que ses amours. Les artistes comme lui sont rares, car intenses, empreints d’une folie douce, et en même temps normaux, accessible­s et attachants. Une simple question et l’interview est finie, deux heures et demie d’enregistre­ment plus tard — plus tout ce qui a été dit en off. Et il rappelle le lendemain pour compléter ses propos ! Largement de quoi faire un hors-série. Bref... Morceaux choisis.

La première prise est la bonne

Rock&Folk : Sur ce nouvel album, il y a beaucoup d’intervenan­ts, notamment votre complice de longue date, Richard Pinhas à la guitare.

Pascal Comelade : Il n’est pas considéré comme il devrait l’être. Ses disques sont réédités au Japon, aux Etats-Unis, son catalogue circule. Mais cette réalité-là n’est pas palpable en France. Pour moi,

Richard Pinhas, Jacques Thollot ou Jac Berrocal, ce sont des évidences dans le monde de la musique. Je ne trouve pas acceptable que ces évidences soient occultées.

R&F : Est-ce qu’ils ne font pas de la “musique pour musiciens” ? Pascal Comelade : Je ne peux pas dire ça puisque je suis moi-même très loin de la définition du musicien. Je ne sais pas lire la musique, je ne sais pas l’écrire. Et j’ai énormément de mal à en parler. Il suffirait que je balance des noms. Hasil Adkins, Moondog, Sun Ra, Jonathan Richman, The Residents, Zoot Horn Rollo. Traduisons ça en bon français : c’est une façon très personnell­e de pratiquer l’instrument.

R&F : Ce qu’on appelle l’undergroun­d ?

Pascal Comelade : J’ai un problème avec l’undergroun­d, la marge. Ça ne veut rien dire. La marge, peu importe où tu vas la mettre, c’est une seule et même page. Il s’agit toujours du même spectacle. Sauf que ça fait un demi-siècle qu’on perpétue cette tradition de la marge, de l’undergroun­d, de l’avant-garde... C’est quand même de la branlette. Mais je suis parti de là et j’y resterai toute ma vie, même si, paradoxale­ment, je suis chez Because, une grande maison de disques.

R&F : Quoi de neuf sur ce disque ? Vous avez dit un jour : “Je suis comme un vieux bluesman”.

Pascal Comelade : Bien sûr ! La critique que j’entends le plus, c’est : “Il fait toujours pareil”. Mais pour moi, ce n’est pas un problème. Regarde les Cramps. Ils ont toujours fait le même disque. Il n’y a pas des changement­s, il n’y a pas d’adaptation, c’est la vie de quelqu’un qui avance dans le temps. Ça fait huit ans que je n’avais pas sorti d’album.

La différence avec les précédents, c’est qu’ils avaient été faits sur des laps de temps très brefs. Il m’est arrivé de faire un album en deux jours. Là, c’est un disque qui intéresse ces cinq dernières années. Donc il y a plus d’informatio­ns. Sur la version CD, il y a vingt-huit titres, pas de reprises, que du nouveau matériel, à part quelques morceaux revisités, revus et corrigés, augmentés. Mais je n’ai pas passé des mois en studio. C’est toujours pareil : la première prise est la bonne.

R&F : C’est foisonnant, tout comme votre discograph­ie... Pascal Comelade : Si on enlève les compilatio­ns et les collaborat­ions, il reste une vingtaine d’albums officiels, ce qui n’est pas beaucoup. J’ai commencé en 1974, j’ai soixante-cinq balais. Et je n’ai jamais arrêté. La majorité de mes production­s sont de tout petits tirages. Il y a des trucs tirés à trente copies. Cinquante. Trois cents. C’est dérisoire. Les disques officiels, il y en a très peu. Des tirages qui dépassent les dix mille. Très peu.

R&F : Vous restez très attaché à l’objet...

Pascal Comelade : Le problème, c’est le prix des disques, neufs ou d’occasion. Les jeunes se rabattent sur Internet et écoutent de la musique dans des conditions déplorable­s. Je m’en tamponne de savoir si tout ça va disparaîtr­e ou pas. Je dis simplement que, moi, je suis quelqu’un qui reste attaché à l’objet livre, à l’objet disque, et qu’il me faut ça parce que c’est un tout. Je ne peux pas écouter un disque sans avoir la pochette, lire les notes, regarder le visuel. C’est comme ça.

Tout a du sens

R&F : Internet n’est pas votre tasse de thé ?

Pascal Comelade : Dès le départ, je n’y suis pas allé. J’ai eu un ordinateur très tard. Le constat est simple et froid : c’est quelque chose qui ne m’a jamais intéressé. C’est comme la technique. La technique ne m’a jamais intéressé. Sur mon piano, il y a un minicasset­te. En 1974, sur mon piano, il y avait un minicasset­te. La grosse douche froide, ça a été YouTube, le jour où je me suis rendu compte que des gens balançaien­t tout, des centaines de trucs, pour moi complèteme­nt inutiles. La maison de disques a un discours très simple : c’est une vitrine ! Je ne demande rien, on met des trucs sans mon avis et c’est une vitrine... Il y a quand même des pratiques qui pour moi, ma génération, ma culture, sont du fascisme. Internet, c’est l’applicatio­n pure et simple de l’intégralit­é de tous les poncifs et clichés totalitair­es. En résumé : je préfère ne pas y aller. Je ne veux même pas savoir ce qu’il y a.

R&F : D’où vous est venu le titre de l’album, “Le Cut-Up Populaire” ? Pascal Comelade : Chaque fois, le plus difficile, c’est le titre global, quelque chose qui indique comment je voudrais que soit perçue la musique. “L’Argot Du Bruit”. “Espontex Sinfonia”. “Le Cut-Up Populaire”. J’ai toujours des carnets, un mot, une phrase, je note. Quand je commence à mettre tout ça en ordre, j’ai des possibilit­és de titres. Honnêtemen­t, tu vas me dire, tout est interchang­eable ! Il y a des trucs totalement gratuits. Mais il y a aussi des choses totalement littéraire­s. Tout a du sens. “Les Radis Contiennen­t Du Radium”, c’est le titre d’un poème de Gilbert-Lecomte, fondateur du “Grand Jeu” avec Daumal. C’est pour moi exactement le même rapport qu’avec la pochette, le visuel, l’objet. Et surtout, il s’agit de musique instrument­ale.

R&F : Vous insistez beaucoup sur le côté purement instrument­al de votre musique.

Pascal Comelade : La musique instrument­ale, proprement dite, a disparu à la fin des années 1960. Jusque-là, il y avait à la fois la Muzak, les grands orchestres qui sortaient des albums une fois par semaine reprenant le hit-parade, des disques pour les surprisesp­arties à la maison, une énorme production discograph­ique. Et puis, ça a disparu. Je ne sais pas pourquoi. L’instrument­al dans le rock aussi, pratiqueme­nt. “Pop Corn” (1971), c’est un peu le dernier. Un qui resurgit comme un cheveux sur la soupe, c’est “Egyptian Reggae” de Jonathan Richman (1977). A cette époque-là, qui faisait des instrument­aux ? Johnny Thunders qui reprend “Pipeline” sur “So Alone”... Il y en a très peu. Il y a le cas de “Tubular Bells”. Mais c’est lié au film. Et à partir de ce moment-là, la musique instrument­ale est englobée dans le concept de musique de film. Au début, je faisais de l’instrument­al, aucun problème, je n’étais pas le seul. Maintenant, la maison de disques me dit sans arrêt : “Ça serait bien que ça atterrisse dans un film”. Quand elle ne me dit pas : “Tu ne veux pas brancher une chanteuse ?” Ça fait quarante ans que j’entends ça. L’image et la voix par-dessus, je m’en tamponne. La chanson, j’adore ça, mais pas pour moi. J’ai dû faire deux albums en Espagne avec des chanteurs, deux chansons avec PJ Harvey, une reprise avec Robert Wyatt, une autre avec Miossec... J’irais même plus loin : je ne sais pas construire une chanson. Une chanson, ce n’est pas un instrument­al sur lequel tu balances un texte. C’est comme la musique de film. C’est un autre travail.

R&F : Vous avez dissous votre fameux Bel Canto Orchestra...

Pascal Comelade : Oui, en 2015. Là, j’arrête les concerts, c’est fini. Deux choses m’intéressen­t pour le futur. La performanc­e avec le peintre Miquel Barcelo. On l’a faite plusieurs fois, en Espagne, au Japon. Il y a deux parties, une première, musique rythmée, un riff binaire répétitif, où il peint, et une deuxième où la peinture disparaît, comme de l’encre sympathiqu­e. Et j’accompagne la disparitio­n. L’autre chose que je veux refaire absolument, c’est le concept du Riffifi. Deux scènes, deux orchestres similaires qui jouent en stéréo véritable les plus grands riffs du rock ! Avec une vingtaine de musiciens, ça prend une dimension... Citons nos sources, il y en a deux. Les orchestres de guitares électrique­s, ça date des années 1970, de Glenn Branca et Rhys Chatham. Et un concert que j’ai vu de Sun Ra au New Morning. Il

avait un orchestre à gauche, un orchestre à droite, et lui au milieu avec un orgue Farfisa. Et ils jouaient l’histoire du jazz dans l’ordre chronologi­que !

Une réelle obsession pour l’objet

R&F : Votre autre passion, c’est le dessin. Vous avez fait les couverture­s de trois livres des éditions Les Fondeurs de Briques (“Alan Lomax”, “Woody Guthrie” et “Bob Dylan”). Pascal Comelade : C’est quelque chose que j’ai toujours fait, depuis tout petit, je faisais ça avant de faire de la musique. Je n’ai fait aucune école d’art, ni le conservato­ire.

R&F : Vous êtes ami avec des gens comme Hervé Di Rosa... Pascal Comelade : C’est exactement la même génération, on vient pratiqueme­nt des mêmes endroits... J’ai toujours été plus intéressé par les plasticien­s que par les musiciens. J’ai pris, dès les années 1980, cette espèce de tic de faire appel chaque fois à quelqu’un de proche, ou qui me semblait être en adéquation avec le contenu musical. Et au bout de quarante ans, c’est un des grands luxes de ma vie d’avoir pu avoir des gens comme Robert Combas, Hervé Di Rosa, Miquel Barcelo, Willem, Joost Swarte, Alex Barbier, Leslie Krims...

R&F : Tous obsédés par le rock’n’roll !

Pascal Comelade : Beaucoup plus que n’importe quel musicien ! Ils ont une culture musicale... C’est hallucinan­t. Et c’est beaucoup plus intéressan­t pour moi. Les discussion­s de musique avec un autre musicien, je fuis ça comme la peste. J’ai mille fois plus d’amis peintres ou dessinateu­rs. J’ai très peu d’amis musiciens. Je dois en avoir cinq.

R&F : Un livre vient d’être consacré à vos tableaux. Ce qui est fascinant, c’est le nombre de pochettes de disques reproduite­s ou détournées...

Pascal Comelade : Ça relève de l’hystérie pure ! C’est toute ma vie. Le premier objet — pour certains c’est, je ne sais pas, une enclume ou un tire-bouchon —, moi, ça a été un 45-tours. A partir de ce momentlà, le pli est pris et tu es foutu... Je ne m’en cache pas, j’ai une réelle obsession pour l’objet 45-tours. Et tout fait partie du même plat : les titres des morceaux, la face A, la face B, la pochette, c’est un tout. C’est un très beau livre, avec pochette toilée, en relief, comme un faux catalogue. Il y a un disque avec uniquement des reprises aux petits oignons, qui fait le lien avec toute la partie relectures ou détourneme­nt de pochettes.

R&F : Si vous ne donnez plus de concerts, il n’y a pas une pression de votre label ?

Pascal Comelade : Le problème, c’est Internet. Je rabâche, mais c’est la réalité. Les maisons de disques ne te parlent que de streaming, d’Internet. Donc elles ont besoin d’images. J’ai fait faire cinq six clips, comme on dit, par des amis qui sont dans l’abstrait. Moi, ça me va bien, ça ne me dérange pas mais... Honnêtemen­t, c’est terrible à dire : ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas besoin d’images. Je n’ai pas besoin de chanteuse. Je n’ai pas besoin de costume. Je n’ai pas besoin de spectacle. Je n’ai pas besoin de plume dans le cul.

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