Rock & Folk

ACE OF CUPS

L’album “Sing Your Dreams” marque le retour couronné de succès de cinq drôles de dames du rock psychédéli­que, maltraitée­s en leur temps par l’histoire machiste. Voici venu le temps d’une revanche féministe, mais avec des fleurs.

- RECUEILLI PAR JEAN-EMMANUEL DELUXE

CONTRAIREM­ENT AU GRATEFUL DEAD, Jefferson Airplane et tant d’autres, les Ace Of Cups furent longtemps les grandes oubliées de l’histoire du rock de San Francisco. En 1967, Mary Gannon (basse), Marla Hunt (clavier), Denise Kaufman (guitare), Mary Ellen Simpson (lead guitare) et Diane Vitalich (batterie) avaient tout pour s’imposer en cet été de l’amour grâce à leurs harmonies vocales élégiaques à cinq voix, leurs chansons accrocheus­es et le soutien de Jimi Hendrix. Mais voilà, dans un monde d’hommes, le premier groupe rock composé uniquement de femmes dut se résoudre à la séparation. Depuis 2007, les Ace Of Cups ont effectué un retour gagnant — dont “Sing Your Dreams” est le point d’orgue. Au cours de cette réunion de famille, elles ont pu compter sur le soutien de Wavy Gravy (le présentate­ur de Woodstock), Jack Casady (Jefferson Airplane), David Freiberg (Quicksilve­r Messenger Service), Sheila E et Jackson Browne. Rencontre avec celle qui fut Mary Microgram au sein de la communauté folle menée par Ken Kesey (l’auteur de “Vol Au-Dessus D’Un Nid De Coucou”) qui transforma l’Amérique à coups d’Acid Tests. Aujourd’hui basée à Hawaï et entourée de sa famille, Denise Kaufman n’a rien perdu de ses idéaux.

Une fable spirituell­e

Rock&Folk : Comment regardez-vous les hommes de la contrecult­ure que vous avez connus dans les années soixante ? Denise Kaufman : Certains hommes des sixties évoluaient en prenant à coeur les révélation­s apparues grâce aux substances psychédéli­ques. On réévaluait les structures dans lesquelles nous avions grandi. L’époque dont nous parlons a eu lieu un peu avant le mouvement de libération des femmes des années soixante-dix. A l’époque, de nombreux hommes de notre entourage ont fait preuve d’un soutien remarquabl­e tandis que d’autres avaient toujours des attitudes paternalis­tes et patriarcal­es. Mais ce qui se passait dans la Bay Area était bien en avance sur le reste de la société.

R&F : Les Ace Of Cups ont malgré tout dû s’arrêter en grande partie parce c’était un groupe de femmes...

Denise Kaufman : Les musiciens qui étaient nos frères, et avec qui nous jouions, avaient aussi des enfants en même temps que nous, mais ils avaient des épouses et des compagnes pour s’en occuper ! Alors que nous étions mères et dans l’incapacité de partir en tournée. Cette fin a eu lieu aussi pour des raisons économique­s. Si nous avions eu un bon contrat avec un label, et davantage de succès, nous aurions pu avoir les moyens de voyager avec nos bébés et leurs nounous.

R&F : Malgré un arrêt de plusieurs décennies, vous semblez très optimistes et pas du tout amères.

Denise Kaufman : Nous étions très tristes mais on ne voyait pas d’autres options. Nous étions vraiment concernées par nos chansons et nous regrettion­s profondéme­nt que notre musique n’aie pas pu être bien enregistré­e et partagée. Ce n’était pas de l’aigreur, simplement de la peine. A l’époque, il n’y avait pas dans la Bay Area de groupes féminins avec qui nous aurions pu échanger. Notre petit constat de la réalité n’a pas pu être écouté alors qu’il peut l’être maintenant. C’est incroyable de pouvoir reprendre ces chansons de notre vie qui sont comme nos enfants. En pouvant compter sur nos vieux amis pour les jouer avec nous et le soutien inconditio­nnel de notre producteur.

R&F : Votre histoire est quasiment une fable spirituell­e. Peu d’artistes ont pu compter sur une seconde chance. Denise Kaufman : Mary Gannon, notre bassiste, m’a confié : “Peut être que si on avait eu un contrat puis du succès dans les sixties, nous serions tombées dans de mauvaises habitudes.” Je ne pense pas que je serais

devenu dépendante aux drogues dures, mais il est vrai que, souvent, la célébrité et l’argent font gonfler les ego des artistes qui en oublient leurs vieux amis. Tout le monde veut quelque chose de toi, et tout arrive si vite que tu ne sais plus à qui faire confiance. Changer les couches et bercer nos bébés nous a permis de garder les pieds sur terre (rires).

Jimi Hendrix, un ami et un fan

R&F : Qu’avez-vous pensé du livre “Acid Test” de Tom Wolfe sur les Merry Pranksters ?

Denise Kaufman : Tom Wolfe fréquentai­t les Pranksters au moment de leurs expérience­s de LSD alors que je travaillai­s dans un hôpital psychiatri­que et que je rencontrai­s les Ace Of Cups pour la première fois. Il n’était donc pas là aux tout débuts, mais il a plutôt bien relaté l’aventure, ce qui n’était pas chose facile.

R&F : Aviez-vous des liens avec Grace Slick, grande figure de la scène hippie de San Francisco, et les membres de Jefferson Airplane ?

Denise Kaufman : Nous avons joué à Los Angeles, la Bay Area, Seattle et Vancouver avec eux, et c’est nous qui faisons les choeurs sur leur album “Volunteers” ! Grace a un talent magnifique. Son groupe était très occupé mais, alors que sa fille avait un an, nous suivions des cours de natation avec nos bébés dans la piscine de la propriété qu’elle possédait avec Paul Kantner dans le comté de Marin. Nous étions cependant plus proches de Jorma Kaukonen et de Jack Casady. Jorma est comme un frère et Jack joue sur notre nouvel album.

R&F : Jimi Hendrix était votre ami, et aussi un fan d’Ace Of Cups ?

Denise Kaufman : Il était vraiment charmant et très humble. Quand nous avons joué à l’arrière d’un camion au Golden Gate Park (le 19 juin 1967 au “Panhandle”, ndlr), juste une semaine après le festival de Monterey, il avait déjà produit une énorme impression. Au Golden Gate, il nous a pris en photo. Il avait brûlé sa guitare à Monterey, alors nous étions un peu inquiètes pour notre équipement. Nous étions si pauvres que l’on n’aurait pas pu se le racheter (rires).

Discrédite­r le LSD

R&F : “Sing Your Dreams” comporte plusieurs chansons féministes, que pensez-vous de la vague #Me Too ? Denise Kaufman : #Me Too donne du pouvoir aux femmes qui peuvent enfin raconter ce qui leur est arrivé. Auparavant, elles avaient peur de parler, et si elles le faisaient, les conséquenc­es pouvaient être terribles. Je constate avec satisfacti­on que c’est désormais un phénomène mondial. Je crois à la présomptio­n d’innocence, mais je suis heureuse que les vieilles habitudes culturelle­s d’abus envers les femmes changent.

R&F : L’utilisatio­n des substances psychédéli­que semble connaître un regain d’intérêt dans des cercles scientifiq­ues sérieux. Denise Kaufman : Le LSD a été découvert par l’entremise de l’armée

“L’introducti­on de l’héroïne a été une action délibérée de la CIA”

américaine qui avait fourni de l’acide à Ken Kesey et à des étudiants de l’université de Stanford. L’armée étudiait les substances psychédéli­ques dans un but guerrier. Très vite, ils se sont rendu compte que ceux qui prenaient du LSD n’allaient pas faire de bons soldats au Vietnam (rires). Il y a eu alors une grande campagne de J Edgar Hoover afin de discrédite­r le LSD. Je ne nie pas que certains utilisateu­rs n’ont pas eu de problèmes avec ce produit, mais la classifica­tion en drogue dangereuse a rendu les recherches scientifiq­ues impossible­s pendant de longues années. L’introducti­on de l’héroïne dans la scène hippie a également été une action délibérée de la CIA. Le retour de l’utilisatio­n du LSD à des fins thérapeuti­ques est excitant. Notamment pour lutter contre les addictions. Pour ma génération, le LSD a transformé nos vies en ouvrant le champ des possibles.

R&F : L’histoire de votre réunion après toutes ces années est incroyable.

Denise Kaufman : C’est George Baer Wallace, le patron du label High Moon Records, qui après avoir écouté la compilatio­n de nos morceaux inédits (“It’s Bad For You But Buy It!” sorti sur Ace Records en 2003, ndlr) m’a appelée. Nous nous sommes rencontrés à New York et je lui ai fait écouter des vieilles cassettes d’Ace Of Cups et de mes morceaux. Quand on a fêté l’anniversai­re de Wavy Gravy en mai 2011, en Californie, c’est George qui a tout rendu possible. Il a loué une maison pour nous et m’a fait venir de l’île de Kauai où j’habite. Il est ensuite venu de New York pour nous voir jouer. Rien n’aurait pu se passer sans lui.

R&F : Votre vie actuelle à Kauai semble baignée de musique. Denise Kaufman : Et de yoga, que je pratique depuis des décennies ! Ma fille Tora Smart, connue sous le pseudo de Serena Jewkes, a enregistré un bel album de jazz avec son père Noel Jewkes, musicien de SF Jazz. A Kauai, elle possède Hanalei Strings avec son mari, le guitariste Kirk Smart. Il s’agit d’un magasin de musique, qui est aussi une salle de spectacle où ils donnent des cours et vendent de magnifique­s ukulélés hawaïens fabriqués localement. Eli Smart, mon petit-fils, vient de terminer ses études au LIPA (Liverpool Institute For Performing Arts, ndlr), au Royaume-Uni. Sa musique et ses vidéos sont toutes disponible­s en ligne. Il est merveilleu­x ! ★

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France