Rock & Folk

Jona Lewie

- PAR BENOIT SABATIER

“ON THE OTHER HAND THERE’S A FIST”

Stiff

IAN DURY, MADNESS, DAMNED, POGUES : AU SEIN DU LABEL STIFF, TOUS TIRENT LA COUVERTURE A EUX. Même Wreckless Eric jouit du statut d’artiste culte. Jona Lewie, c’est comme s’il n’avait pas existé, comme s’il n’avait pas décroché plusieurs hits de suite (dont un tube de Noël), comme s’il n’avait pas composé trois albums magnifique­s. Ian Dury a connu une postérité bien plus retentissa­nte. Le père spirituel de Baxter, sa référence la plus évidente, son insurpassa­ble modèle, c’est Lewie. Né en 1947, John Lewis étudie la sociologie dans le Londres de la fin des années soixante, écumant parallèlem­ent les clubs de jazz et blues, où il accapare le piano. Il joue dans un groupe avec Dave Brock, travaille pour Tony McPhee, Arthur “Big Boy” Crudup et Juke Boy Bonner, joignant parallèlem­ent Brett Marvin And The Thunderbol­ts, groupe qui décroche en 1972, sous un autre nom (Terry Dactyl And The Dinosaurs), un gros hit — “Sea Side Shuffle”. Un tube écrit par Lewis, qui en profite pour s’en aller mener une carrière solo sous l’alias Jona Lewie. Il compose une chanson pour l’Eurovision, “Hallelujah Europa”, on lui rit au nez. Alors il tourne dans le circuit pub-rock avec The Jive Bombers, formation repérée par Malcolm McLaren, qui préfère finalement s’occuper de jeunes teigneux. Dave Robinson et Jake Riviera sautent sur l’occasion. Ils cofondent Stiff Records et signent illico cet énergumène de trente ans. “On The Other Hand There’s A Fist” n’a rien à voir avec Clash et autres énervés — le jour du grand soir, Jona sera en train de rigoler dans un club cajun. Ce premier album solo, c’est un pont entre l’ancien (music-hall à la Ray) et le nouveau monde (electro-pop des enfants de Kraftwerk). “J’ai toujours pensé que Kraftwerk était un groupe de blues, témoigne Lewie. La technologi­e, c’est juste un moyen de se libérer de l’écriture.” Parfois, on dirait du Sparks de caniveau (“Vous Et Moi”, joué sur un piano-jouet Hohner acheté 25 livres), parfois de l’Ultravox de poche (“Hallelujah Europa”, magnifique), le chanteur passant de ballades bouleversa­ntes au piano (“On The Road”) à du bastringue blues de lendemain de cuite (“I’ll Get By In Pittsburgh”), d’un extrait de comédie musicale pouilleuse (“Bureaucrat­s”) à du glam de piano-bar (“Police Trap”), d’un gospel nocturne (“The Last Supper At The Masquerade”) à du ragtime synthétiqu­e. Créativité : top. Mélodies : top. Charme : ravageur. Pourtant... L’ensemble, autoprodui­t par Lewie, sonne dilettante, voire loqueteux — comme s’il avait enregistré cet album à la va-vite dans sa cuisine sur un magnéto trois pistes, alors qu’il s’apprêtait à sortir ses poubelles avant d’aller savourer quelques pintes au cabaret du coin. Manque d’ambition ou de moyens ? Ni l’un ni l’autre, ses chansons suivantes donnent la réponse : c’est juste que, dans ces années où triomphent Fleetwood Mac et Foreigner, le branleur privilégie cette esthétique branlante. Si “On The Other Hand There’s A Fist” se vend chichement, il n’en est pas de même, en 1980, des singles “You’ll Always Find Me In The Kitchen At Parties” (Norman Watt-Roy des Blockheads à la basse, Kirsty MacColl aux choeurs, numéro 16 du Top UK, magnifique), “Stop The Cavalry” (fanfare inspirée de Mozart, hit de Noël, classé dans treize pays, première place en France, plus gros succès de Stiff après “Hit Me With Your Rhythm Stick”), puis “Louise” en 1981 (numéro 2 en Australie, numéro 1 en Afrique du Sud). Fini l’autoproduc­tion, Lewie s’entoure d’une armada de producteur­s (dont l’immense Rupert Hine et Godley & Creme) pour son album suivant, l’excellent “Heart Skips Beat”. Résultat : un son plus imposant mais, au final, peu de différence­s — ça reste de la musique de clown mélancoliq­ue, un hybride kitsch de Ringo Starr et Television Personalit­ies, Jonathan Richman armé d’un accordéon et d’une boîte à rythmes, Roxy Music composant, au choix, des ritournell­es pour fête foraine, des mélodies de mariage ou des comptines de poche, des Stranglers en bras de chemise embauchant Yvette Horner comme directrice artistique. Malgré des morceaux comme “Rearrangin­g The Deckchairs On The Titanic” et “I Think I’ll Get My Haircut”, l’album se plante. Lewie aura été, juste derrière Madness, l’artiste ayant sorti le plus de singles chez Stiff, mais à partir de 1983, le label connaît des soubresaut­s, acheté à 50% par Island, puis lâché à 100%, avant la banquerout­e et la vente à ZTT. Ce n’est plus le problème de Jona : l’olibrius a disparu. Il ne s’est pas assez pris au sérieux : l’industrie ne le réclame pas. Lewie ne réapparaît que dix ans plus tard, repêché en 1993 par New Rose, la maison de disques des beautiful losers, pour “Optimistic”, encore un album captivant — grâce à “I Will Take The Furniture, But Leave You With The French Au Pair”, et surtout le bouleversa­nt “But You Were Beautiful”. Depuis, Jona Lewie n’a plus jamais enregistré. Pourtant il était magnifique.

Première parution : 1er juin 1978.

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