Rock & Folk

“Visage d’une génération”

“Laurel Canyon”

- PAR JERôME SOLIGNY

Arte et YouTube

A en croire la réalisatri­ce Alison Ellwood, née en Australie au tout début des années 1960 — lorsque David Crosby faisait ses classes au sein des Les Baxter’s Balladeers —, il ne lui a pas fallu plus d’un an pour agencer, avec brio, le meilleur de centaines d’heures d’interviews et d’images d’archives qui font le sel de “Laurel Canyon”. En effet le documentai­re en deux parties (plus de cent soixante minutes en tout) à propos des musiciens qui ont rendu célèbre ce quartier des hauteurs de Los Angeles (entre Bel Air et le Griffith Observator­y, lorsque Hollywood Boulevard vire et grimpe à droite, puis change de nom) est d’une richesse totalement sidérante sur le plan de la parlotte — le plus souvent en voix off (ce qui évite de montrer des visages trop marqués et des cheveux rares ou blancs…) — et des passages live. Fort maline, aux élucubrati­ons de gens qui n’ont rien vécu de cette décennie cruciale (en gros, de 1965 à 1975), mais ont le fantasme révisionni­ste et la divagation faciles, Ellwood a privilégié les dires des vrais acteurs, posthumes pour certains, mais glanés récemment pour l’essentiel. A l’image des musiciens qui ont traversé cette ère (“à l’instinct”, comme beaucoup l’ont déclaré), la réalisatri­ce s’est fiée à tous ses sens (et pas seulement à ses oreilles) pour choisir les séquences ; son montage suit toutefois un fil chronologi­que, qui est aussi celui du relationne­l ; cette capillarit­é (que, d’ailleurs, sur le plan topographi­que, on retrouve dans le quartier) a amplement contribué à donner l’illusion que, dans un premier temps, tous vivaient d’amour, d’eau fraîche, de musique et, a priori, en communauté. La campagne, refuge cheap et idyllique, avec vue imprenable sur la chape de brouillard que percent les tours de Century City,

The Mamas And The Papas

le spaghetti de vaisseaux d’asphalte plus agréable à parcourir en Porsche ou Karmann décapotabl­e qu’à bicyclette (à cause des nombreux dénivelés) comme Jim Morrison, la friction des tempéramen­ts et l’ouverture des esprits — naturelle ou chimiqueme­nt assistée —, ont été propices à l’éclosion historique de talents multiples et magnifique­s : ceux qui étaient au bon endroit, au bon moment.

C’est d’ailleurs le photograph­e Henry Diltz qui, en disposant ses diapositiv­es, sur une plaque lumineuse, ouvre la vanne des souvenirs. Il évoque son groupe folk, puis la conversati­on s’envole vers les Byrds et leur version de “Mr. Tambourine Man” approuvée par Dylan lui-même. La première prestation des Beatles en 1964 chez Ed Sullivan est qualifiée, sans surprise, de détonateur du passage à l’électricit­é, mais l’influence de rock’n’rollers “habitant dans le coin”, comme Little Richard, n’y est pas pour rien. David Crosby, conteur illustre, insiste sur le fait que “les gosses” qu’ils étaient surfaient sur l’excitation générée par la musique entendue partout et les humains (en ce temps-là, un batteur avait des bras et n’était pas un logiciel qu’on télécharge) croisés en chemin. De l’avis de tous, ce brassage de musiciens et de styles a été plus que bénéfique ; la cohabitati­on de Buffalo Springfiel­d avec les Turtles et les Monkees n’a jamais posé le moindre problème à quiconque. Ils jammaient régulièrem­ent ensemble, se retrouvaie­nt autour du barbecue ; fumer du cannabis et picoler était dans leurs moeurs. Et jamais plus que de raison, puisque la raison, c’était eux. La photograph­e Nurit Wilde (elle a inspiré “You Didn’t Have To Be So Nice” à Steve Boone et John Sebastian de The Lovin’ Spoonful) ne fait pas non plus de rétention de souvenirs ; sa collection de clichés pris avec son Asahi Pentax est tout bonnement hallucinan­te. La mésaventur­e profession­nelle de Love, qui a facilité la mise en orbite des Doors, mais s’est retrouvé piégé par sa maison de disques, est rappelée, et Alison Ellwood a eu la bonne idée de s’adresser à Alice Cooper, également sur les lieux à l’époque. Bien sûr, il ne manque pas de narrer la fameuse et tapageuse audition, avec son groupe, chez Frank Zappa. A bien des égards, les années 1960 étaient une révolution, ce que confirment The Mamas And The Papas, première formation mixte à avoir fait autant parler d’elle, et pas seulement pour des motifs musicaux. Le festival de Monterey en 1967, l’importance des producteur­s de disques et des managers dignes de ce nom (Jac Holzman, Elliot Roberts), et l’arrivée, à Laurel Canyon, d’une Joni Mitchell de porcelaine, sont prétextes à de formidable­s digression­s. Le passage, essentiell­ement photograph­ique, où Eric Clapton, subjugué par sa beauté et sa façon originale d’accorder sa guitare (elle n’a enregistré que très peu de chansons avec un accordage standard, préférant des open-tunings de plus en plus osés avec le temps), la regarde chanter, est un des plus émouvants du film. Autre Anglais ayant trouvé refuge à Laurel Canyon (et dans les bras de Joni), Graham Nash revient sur la fin des Hollies et les débuts de son associatio­n de bienfaiteu­rs avec Stephen Stills, David Crosby et, parfois, Neil Young. Woodstock (le festival “visage d’une génération”), les Byrds avec Graham Parsons, les Flying Burrito Brothers et la montée en violence d’Altamont — le tout sur fond de guerre plus ou moins larvée au Vietnam —, servent de virgule à cette histoire brutalemen­t ternie par les méfaits de la “Famille Manson” ; la réalisatri­ce a aussi demandé au Coop’ de commenter ces faits-là : que des hippies remplacent les fleurs par des armes ne pouvait pas être bon. Dans la seconde moitié du documentai­re, il est question de Jackson Browne, de Bonnie Raitt et de Linda Ronstadt.

Et puis aussi de David Geffen et de cocaïne, la drogue qui allait changer la donne et précipiter tout ce joli monde dans les années 1980 basses du front. Les séquences sur Little Feat, Poco et, bien sûr, les Eagles sont savoureuse­s, d’autant que les créateurs de “Desperado”, qui se comparaien­t à des cow-boys impatients de conquérir l’Ouest, ne mâchent pas leurs mots : le succès peut être terribleme­nt plus dangereux et nocif que l’échec, ils en savent quelque chose. En 2020, pas directemen­t menacé par les incendies qui se rapprochen­t pourtant chaque année un peu plus, Laurel Canyon ressemble encore beaucoup à ce qu’il était il y a un demi-siècle. Mais comme l’explique Michelle Philips, beaucoup de musiciens “hippies devenus riches” sont partis ailleurs, “dans les beaux quartiers”. Selon la chanteuse de The Mama And The Papas, ce ne sont pas les violences de la fin des années 1960 ou même Woodstock qui ont mis un terme à cette période qui a profondéme­nt tatoué l’âme de ses protagonis­tes. C’est la mort de Mama Cass, l’autre chanteuse du quartette, en 1974. Pour beaucoup, avant d’être happée par une carrière solo erratique, elle incarnait l’esprit de Laurel Canyon. Cass avait beau abuser de drogues vaches, elle serait décédée, seule à Londres et après une fête chez Mick Jagger, d’une banale défaillanc­e cardiaque. Elle aurait cent fois mérité qu’on lui dédie ce documentai­re, mais il l’est, finalement, à la mémoire d’Elliot Roberts, parti pendant sa confection. Manager de Joni Mitchell (et aussi, un temps, de Tom Petty, Bob Dylan, des Cars ou de Tracy Chapman), il n’était pas musicien, mais savait bigrement y faire avec eux.

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