GRANDADDY
Vingt ans après, le concept album “The Sophtware Slump”, a droit à tout : le panthéon pop, la réédition anniversaire et, en bonus, une nouvelle version “sur piano de bois” d’une beauté à couper le souffle.
GRANDADDY ÉTAIT UN GROUPE AVEC DES BARBES ET DES CASQUETTES. Un groupe avec des guitares et des synthés. Un groupe avec beaucoup de hauts et très peu de bas. Coincé entre “Under The Western Freeway” (1997) et “Slumday” (2003), “The Sophtware Slump” est l’album qui toucha le ciel, idéalement calé sur l’an 2000, à califourchon entre l’ancien et le nouveau monde.
Skateboardeur professionnel
Pourquoi celui-là plus que tous les autres réunis ? “Aucune idée, répond Jason Lytle, le papa-gâteau de Grandaddy. Au moment de l’enregistrer, j’étais pétri de doutes. De toute manière, j’ai toujours tendance à me demander si ce que je fais n’est pas nul. Et puis le temps a fait son oeuvre et le disque n’a cessé de grandir, bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer.” A sa sortie, “The Sophtware Slump” impressionne, les critiques sont bonnes, les neuf minutes de “He’s Simple, He’s Dumn, He’s The Pilot” s’imposent comme un mini-classique, poussant la référence Electric Light Orchestra jusqu’à ses origines prog, à une époque où personne n’osait s’en réclamer. Dans une autre vie, Lytle était skateboardeur professionnel et musicien amateur, avant qu’une blessure au genou ne l’oblige à inverser, au début des années 1990. C’est l’époque où l’on apprend tout juste à apprécier le charme d’un art pop américain débarrassé de sa part héroïque, dont l’horizon est un canapé jonché de canettes froissées et de cartons à pizza, avec la console branchée à la télé. Spike Jonze sera la face clip et cinéma de cette culture de la déconnection et Grandaddy l’un de ses meilleurs avatars musicaux. Des rockers arborant chemise de bûcheron et une forme de lassitude générationnelle, qui ressemble à la lose. “Mais ce phénomène a abouti à une révolution qui a tout changé : le développement du home-recording. Tout à coup, on pouvait rêver de disques majestueux depuis chez soi, et plus seulement de petits disques artisanaux, car il y avait encore de l’argent dans l’industrie pour qu’on s’achète des instruments, du matos, des micros — ainsi que le temps pour s’en servir.”
Un double holographique
Alors, dans son petit coin, coupé du monde, de tout fantasme de gloire et de toute possibilité de triomphe, Lytle va créer un chef-d’oeuvre. Fait à la maison, ce sera un disque d’extérieur. Humble et modeste, ce sera un disque grandiose, presque cosmique. Fabriqué seul comme un grand(daddy), ce sera pourtant un disque de groupe. Depuis sa montagne, armé de ses douze-cordes et de ses séquenceurs, Lytle chante les oiseaux dans le ciel et les paysages à perte de vue, inventant une musique androïde, mi-homme mi-machines, qui fait jaillir des cascades mélodiques de gros blocs de rochers harmoniques. Entre l’ordinateur vintage et les grands espaces, il ne choisit pas, il veut tout, le charme pixélisé et la clarté hautedéfinition, le petit bout de la lorgnette de
“Jed The Humanoid” et le point de vue astral de “So You’ll Aim Toward The Sky”. Tous les albums suivants seront superbes, qu’ils soient Grandaddy (“Just Like The Fambly Cat”) ou solo (“Department Of Disappearance”). Mais “The Sophtware Slump” est celui qui reste, celui qui revient toujours, comme une marée têtue. Jusqu’à cette nouvelle version “sur un piano de bois”, proposée en bonus d’une somptueuse réédition vingtième anniversaire. “Jim (Fairchild, guitariste de Grandaddy) m’a suggéré de réenregistrer ‘The Sophtware Slump’ de cette manière. Au départ, je n’étais pas trop convaincu, j’avais peur d’ennuyer les gens. Et puis, j’ai réalisé que j’avais le droit de rajouter un bout de claviers ici, un écho là, quelques choeurs, je n’étais pas obligé de suivre des règles strictes.” Dans cette version déshabillée mais jamais nue, des gimmicks (voix de robots, effets sonores) demeurent, en particulier sur la sidérante “Miner At The Dial-A-View”, signe que certains ornements de production se sont révélés avec le temps des éléments essentiels des compositions elles-mêmes, comme si le maquillage faisait désormais partie intégrante du squelette. Les morceaux rapides deviennent lents, les plus planants se posent, les plus stagnants s’envolent, à chaque fois la beauté reste. “J’ai passé deux ou trois jours sur chaque chanson, pour les trouver, les retrouver ; il fallait qu’elles se révèlent une seconde fois.” Au final, cette nouvelle interprétation est tout à la fois une réinvention et un double holographique, une pièce qui vaut par elle-même mais qui contient, en surimpression, le fantôme de la précédente. A l’avenir, il faudra choisir, écouter la version home-made ou la version lockdown, la version solitaire ou la version solo. Pile splendeur, face merveille. Depuis vingt ans, on se trompait. “The Sophtware Slump” n’était pas un chefd’oeuvre, mais deux.
PAR LéONARD HADDAD
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