Rock & Folk

KEVIN MORBY

- Vianney G.

En argot, un sundowner est un type dont la cuite culmine au coucher du soleil. Pour l’ondulé du Midwest, c’est plutôt la mélancolie du crépuscule dont il a fait la matière de “Sundowner”, un sixième album beau et austère.

LORSQU’IL SE PLANTE EN 1966 SUR SA TRIUMPH BONNEVILLE, BOB DYLAN INVENTE UN GESTE ROCK qui fait désormais autant partie de l’arsenal que l’overdose précoce aux barbituriq­ues, le troisième divorce ou les esclandres avec les autorités : le retour à la terre. Kevin Morby, pour d’autres raisons que dans les années 1970, veut lui aussi “vivre et travailler au pays”. Choix étonnant de la part d’un musicien qui a longtemps paru moins intéressan­t que sa musique. En cause ? Une certaine léthargie, une discrétion confinant à l’effacement, une physionomi­e se départissa­nt rarement d’une placidité semble-t-il à toute épreuve. Et puis l’on réécoute, au choix, “Crybaby”, “Harlem River”, “If You Leave And If You Marry”, “I Have Been To The Mountain”, “Singing Saw”, “Dorothy”, “Hail Mary”, “City Music” ou “Downtown’s Lights”. Et puis l’on compte les classiques, trois au bas mot : “Harlem River”, le superbe “Singing Saw”, “City Music” (Disque du Mois en juin 2017), tout le reste étant a minima estimable, et souvent plus. Ce “Sundowner”, album du confinemen­t, n’a rien de déprimant malgré son titre et, surtout, n’est pas si loin des sommets évoqués. A la liste précédente, il faut désormais rajouter “Brother, Sister”, relecture d’une tuerie contempora­ine ou “Don’t Underestim­ate Midwest American Sun” (qui résume bien le projet d’ensemble), déclaratio­n désarmante de candeur à la chanteuse Katie Crutchfiel­d, leader douée et tatouée du groupe folk indé Waxahatche­e. Derrière une égalité d’humeur presque comique, on découvre, à défaut de l’aura de ses aînés, des considérat­ions étrangemen­t banales mais universell­es sur le désir d’aventures et le retour chez les siens. Il est facile d’imaginer, une fois la fenêtre Zoom fermée, la voix à la fois paresseuse et claire de Morby se marier aux bruissemen­ts des soirées de son cher Midwest.

Des fantômes du passé

ROCK&FOLK : “Sundowner” est un album nettement plus dépouillé que “Oh My God”. Quelles ont été les circonstan­ces dans lesquelles vous l’avez composé et enregistré ? Kevin Morby : J’ai composé ces chansons dans un cabanon assez rustique, dans le jardin de la maison que j’habite depuis mon retour à Kansas City. A Los Angeles ou à New York, lorsque je n’étais pas en tournée, j’étais constammen­t entouré d’amis ou de connaissan­ces, alors qu’ici, j’étais à peu près seul, sauf quand Katie Crutchfiel­d, ma copine, passait me voir. Cet isolement était quelque chose de nouveau, qui contrastai­t nettement avec ce que j’avais connu avant. C’était la première fois, depuis des années, que je me retrouvais seul avec moi-même.

R&F : Comment avez-vous vécu le confinemen­t ? Est-ce que vous avez vu ça comme une manière d’échapper, même provisoire­ment, aux contrainte­s des tournées, ou est-ce que ça vous manque ?

Kevin Morby : Un peu des deux en fait. Je me sentais assez éreinté par les concerts à ce moment-là, c’était donc une chance de pouvoir s’accorder une pause pour se requinquer, mais j’ai hâte d’y retourner. Sortir un nouvel album alors qu’aucun concert n’est prévu pour l’instant... Je ne suis pas monté sur scène depuis mars : je jouais en Australie au moment du confinemen­t, j’ai dû filer en vitesse. Ah si, j’ai joué à Red Rocks, au Colorado, en août, mais à cause de la distanciat­ion sociale, il y avait deux cents personnes au lieu de neuf mille... C’était très étrange.

R&F : Qu’est-ce qui vous a poussé à retourner vivre dans votre ville natale, Kansas City, depuis quelques années ? Kevin Morby : A 18 ans, je ne souhaitais qu’une chose : partir. J’ai grandi dans le Midwest, où je m’ennuyais profondéme­nt. Je n’avais qu’une idée, partir à New York. Je connaissai­s cette ville par les films, la musique, les livres, mais je voulais en faire réellement l’expérience. Elle me fascinait à l’époque. Depuis, du temps a passé et je ressens de plus en plus le besoin d’un répit lorsque je ne suis pas en tournée. Bien sûr, c’est assez bizarre de revenir vivre dans une ville que j’avais fuie. On croise des fantômes du passé. Mais ça me donne surtout l’occasion d’être auprès de ma famille, que j’ai peu vue pendant douze ans. Je veux voir mes neveux grandir, voir mes parents vieillir. Mais c’est une tendance qui dépasse largement mon cas personnel. Les grandes villes deviennent tellement chères que c’est très compliqué d’y vivre pour les musiciens. La maison que j’ai achetée ici m’a coûté 100 000 dollars ; à Los Angeles, elle vaudrait sans doute plus d’un million !

Dans ma cabane

R&F : “Sundowner” est un hommage à la beauté méconnue du Midwest. Vous avez déclaré à ce sujet que vous vouliez que l’ “on sente l’air du Midwest” en écoutant l’album. Kevin Morby : Je voulais que les chansons évoquent les grandes plaines du Midwest, il fallait donc ne pas encombrer l’espace sonore. Sur “Oh My God”, j’avais fait appel à beaucoup de musiciens, ici, j’ai au contraire essayé de laisser l’espace créer son propre paysage. Les idées pour les arrangemen­ts pouvaient venir de moi, comme le crépitemen­t du feu sur “Campfire” ; le mellotron sur “Valley”, c’était une suggestion de Brad Cook , mon producteur. Il s’agissait d’une conversati­on continue entre lui et moi ayant pour but commun d’obtenir le son que nous avions en tête, ce qui, pour moi, est un processus presque sacré. C’est la partie la plus amusante : tu essaies certains trucs, ça ne marche pas, tu en essaies un autre et, pour une raison ou pour une autre, ça finit par fonctionne­r. Je sais, avec certitude, lorsqu’une chanson est achevée, instinctiv­ement.

“Que les chansons évoquent les grandes plaines du Midwest”

R&F : Ce sentiment de l’espace est aussi lié au rythme des morceaux. Il y a souvent dans vos albums des mid-tempo assez longs, assez obsessifs : “Harlem River”, “Singing Saw”, ou “Valley” sur ce dernier album.

Kevin Morby : Pour moi, la musique, c’est thérapeuti­que, que ce soit quand j’en joue ou quand je compose. Ma capacité de concentrat­ion dans la vie est assez limitée, mais il y a quelque chose de méditatif dans les morceaux longs qui me calme, qui m’aide à respirer. J’aime me perdre dans un morceau et être surpris lorsqu’il s’achève, comme au sortir d’un rêve.

R&F : La production de l’album fait penser à ce qu’avait fait Daniel Lanois sur “Oh Mercy” de Bob Dylan. C’était une référence ?

Kevin Morby : J’admire son travail, et j’adore cet album, mais pas vraiment une référence. Quand j’étais dans ma cabane, j’avais en tête des choses comme “Nebraska” de Bruce Springstee­n, “Ease Down The Road” de Bonnie Prince Billy, “The Glow Pt. 2” des Microphone­s, des albums très artisanaux.

R&F : Est-ce qu’il vous arrive de trouver pesant le poids des comparaiso­ns, surtout lorsqu’on évoque des légendes comme Bob Dylan, Leonard Cohen ou Television ?

Kevin Morby : Il y a des comparaiso­ns plus défavorabl­es ! Je suis sûr qu’on comparait déjà ces artistes à d’autres à leur propre époque. Ça fait partie du jeu, il faut l’accepter. Je comprends pourquoi les gens s’y prêtent, ça permet de situer quelqu’un.

R&F : D’ailleurs, il vous arrive de distinguer les artistes “légendaire­s” d’un côté, et les artistes “contempora­ins” de l’autre. Vous pensez que des artistes récents peuvent avoir ce statut de légende ?

Kevin Morby : Oui, bien sûr, je pourrais citer Bill Callahan, Fiona Apple. Il y a aussi Lucinda Williams dans la génération précédente. Et chez les musiciens plus jeunes, il y en a sans doute qui le deviendron­t à leur tour. Mais c’est un titre qu’il faut mériter (rires) ! Par ailleurs, il y a des vétérans dont les albums récents sont encore pertinents, comme Gillian Welch ou “Western Stars” de Bruce Springstee­n.

Une vengeance d’outre-tombe

R&F : “Sundowner” fait penser à d’autres oeuvres évoquant le Midwest, comme les nouvelles de Raymond Carver ou “Une Histoire Vraie” de David Lynch, le road-movie le moins empressé de l’histoire du cinéma... Y a-t-il des influences de ce genre derrière “Sundowner” ?

Kevin Morby : Tout peut nourrir l’inspiratio­n, c’est une affaire de contexte et de moment : je peux être ému par le message d’un film, ça n’est pas pour autant que ça aura une influence. Il faut que cela vous frappe au bon moment. C’est un peu comme tomber amoureux finalement ; on tombe amoureux parce qu’on rencontre quelqu’un au bon endroit au bon moment de sa vie. Mais tout peut servir. Ça peut être un livre entier ou juste une phrase sur laquelle je vais tomber par hasard. Pendant l’enregistre­ment, je lisais “Lonesome Dove” de Larry McMurtry, une sorte d’épopée western. Le livre raconte une longue transhuman­ce dans les grandes plaines du Texas au Montana. Le bouquin fait presque un millier de pages, il a cheminé en moi pendant tout l’enregistre­ment.

R&F : Il paraît que vous vous êtes lancé dans l’écriture d’un roman dont le synopsis prolonge la chanson “A Night At The Little Los Angeles”...

Kevin Morby : C’est vrai, j’espère en venir à bout pendant l’hiver. L’histoire tourne autour d’un hôtel de campagne au Kansas, mais décoré façon Los Angeles. Tout se passera en une seule nuit. Ce sera un roman noir.

Le meurtre de George Floyd

R&F : “Brother, Sister” est d’ailleurs une sorte de murder ballad à la Nick Cave. D’où vient ce titre ?

Kevin Morby : Quand je suis revenu à Kansas City, ce qui faisait la Une de la presse, c’était des meurtres en ville, ce qui il y a encore quelques années aurait été un big deal, mais dorénavant, c’est le quotidien pour ainsi dire… La police a finalement arrêté le tueur, un jeune type de vingt-deux ans qui affirmait avoir commis ces meurtres pour venger la mémoire de son frère. C’est l’idée de base derrière cette chanson. J’ai remplacé l’un des frères par une soeur, changé deux ou trois trucs, mais ça reste l’histoire d’une vengeance d’outre-tombe, d’une meurtrière dont les actes sont dictés par la voix de son frère mort qu’elle entend dans sa tête.

R&F : Vous avez évoqué le meurtre de Freddie Gray dans la chanson “Beautiful Strangers” (2016), celui d’Eric Garner dans “I Have Been To The Mountain” (2016) dans laquelle vous appeliez à “détruire ceux qui détruisent”. Cette année aura aussi été celle du meurtre de George Floyd, de la mobilisati­on historique qui l’a suivi, et du renouveau du mouvement Black Lives Matter. Comment avez-vous vécu tout cela ? Kevin Morby : Le meurtre de George Floyd était ignoble. Mais c’est quelque chose qui remonte à loin, bien avant que les portables ne permettent de filmer de tels actes. Je soutiens bien évidemment Black Lives Matter. Il me semble que tout ça a abouti à une certaine prise de conscience, mais je ne sais pas si l’on peut espérer que la violence raciste disparaiss­e complèteme­nt des Etats-Unis un jour. Je suis allé au Musée National des Droits Civiques, à Memphis, au Tennessee, où Martin Luther King a été assassiné. Le message qu’on y rappelle, et qu’il faut garder en tête, c’est que la route de la justice est longue. C’est une bataille permanente, une bataille qui ne s’arrête jamais.

R&F : La défaite confirmée de Donald Trump a dû être un soulagemen­t pour vous ?

Kevin Morby : Je suis très heureux qu’il parte. Je ne suis pas surpris par la tournure actuelle des événements : il fait exactement ce à quoi tout le monde pouvait s’attendre. La situation est inquiétant­e parce que Trump cautionne la violence, mais nous l’avons vu agir de la sorte depuis quatre ans ! Mais il sait qu’il a perdu, il sait qu’il va devoir partir.

R&F : Politique encore, Daniel Ek, patron de Spotify, a récemment déclaré : “On ne peut pas enregistre­r de la musique tous les trois ou quatre ans et penser que cela va suffire”. Votre sentiment ?

Kevin Morby : Il est évident que Spotify ne paie pas assez les musiciens. Moi, je m’en sors car le nombre d’écoutes de mes morceaux est élevé, mais ça n’est pas le cas de beaucoup d’artistes. Si Spotify reversait aux artistes la part qui leur revient, leur situation serait tout autre.

R&F : Pour votre part, vous n’avez pas de problème de productivi­té, “Sundowner” est déjà votre sixième album solo en huit ans. Ecrire des chansons semble facile pour vous... Kevin Morby : Certaines chansons naissent plus difficilem­ent que d’autres. “Beautiful Strangers”, je l’ai écrite en une demi-heure, pas plus, mais “Hail Mary”, sur l’album précédent, m’a pris peut-être un an pour l’écrire, je la reprenais en permanence, je changeais un truc par-ci, un autre par-là... L’espoir, c’est d’arriver à quelque chose d’aussi parfait que possible. Je ne cherche pas particuliè­rement à être prolifique : ce qu’il faut, c’est que ça vienne naturellem­ent, sans suranalyse­r ce que je fais. Album “Sundowner” (Dead Oceans/ Pias)

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