Rock & Folk

DEEP BLUES

- Thomas E. Florin

Cette année pourrie s’achève par la publicatio­n du livre le plus précis jamais écrit sur le blues : “Deep Blues” de Robert Palmer. Est-ce seulement un hasard ?

IL Y A DE LA FRITURE SUR LA LIGNE. ON NE SAIT PLUS TRES BIEN CE QUE L’ON ENTEND, CE QUE L’ON VOIT, dans cette suite d’informatio­ns qui nous parviennen­t du passé. Tension raciale, milice blanche, catastroph­e économique, maladie dont l’on meurt étouffé, invasion de puces, musicien condamné à jouer dans les rues… Puis cette solitude, cette solitude de chacun, triste à en crever. Est-ce un bêtisier de l’année 2020 ou un documentai­re sur les années 1920 ? Et si c’était cela, la grande histoire de ces douze mois que beaucoup voient déjà entrer dans les manuels d’histoire ? Un retour en force du blues, d’un blues planétaire. Il y a un siècle, cette musique revêtait une forme qui finirait par révolution­ner la culture mondiale. Un livre méticuleux en a détricoté l’histoire avec une précision effarante. C’est “Deep Blues” de Robert Palmer, publié pour la première fois en France par les Editions Allia. Quatre cents pages qui donnent à voir comment cinquante types vivant à cent cinquante kilomètres les uns des autres, en plein milieu de la terre la plus pauvre des USA, ont engendré la plus grande fiesta de l’après-guerre.

Une bizarrerie locale

On parle d’une région de trois cents kilomètres de long et quatre-vingt de large. Un mouchoir de poche en forme de vulve, coincée entre le fleuve Mississipp­i et la rivière Yazoo. Et encore, une grande partie des musiciens de Delta blues vivaient dans les territoire­s pris entre Clarksdale, Cleveland et Greenwood. Quand on parle de Delta blues, on parle d’une culture ultra-régionale, un peu comme si la bourrée auvergnate, mais uniquement celle du Forez, avait donné naissance à une révolution culturelle. Et ce tour de magie, même un type aussi malin que Robert Palmer a du mal à l’expliquer. Né à l’ouest du fleuve, à Little Rock, en Arkansas, Robert Palmer est l’une des figures de l’undergroun­d de Memphis. Adolescent, il fait l’école buissonniè­re — et deux heures et demie quotidienn­es d’auto-stop dans les deux sens — pour se rendre dans la ville et squatter les sessions d’enregistre­ment dirigées par Chip Moman à l’American Studio. Il y rencontre deux gamins de son âge : Bobby Womack et Alex Chilton, chanteur des Box Tops. A la fin des années soixante, il participe à l’un des groupes de pointe mélangeant tradition et avant-garde, les très inaudibles Insect Trust, pour lesquels il tient la flûte. Il participe également à l’organisati­on du Blues Festival de Memphis entre 1966 et 1969, et rend visite, grâce à Bill Barth (le guitariste d’Insect Trust), à l’obsédant Skip James, qu’ils contribuer­ont à faire redécouvri­r. Relocalisé à New York, Robert Palmer écrit des interviews et articles très recommanda­bles pour Rolling Stone et devient le monsieur rock’n’roll pour le New York Times. Quand il publie “Deep Blues” en 1982, aucune institutio­n ne prend cette musique au sérieux. Les habitants du Mississipp­i, eux-mêmes, considèren­t le Delta blues comme une vieillerie, une de ces bizarrerie­s locales, au même titre que le hushpuppy — sorte d’accompagne­ment frit dont même les locaux ne peuvent donner la compositio­n — et le Ku Klux Klan. La grande vertu du livre est d’avoir traité le sujet avec la rigueur d’un ethnomusic­ologue, laissant aux artistes le soin de raconter leur histoire. Le travail de Palmer, colossal pour l’époque, consiste à organiser une masse exceptionn­elle de données et d’analyser l’évolution de cette musique. Sa vingtaine de pages sur les influences africaines du blues éclaire merveilleu­sement certains des mystères de celui-ci. De l’origine de la note bleue, cette tierce, quinte ou septième, dont il trouve la trace dans les langues “musicales” de la côte ouestafric­aine, où cette modulation permet d’indiquer l’intensité du sentiment exprimé ; à cette manière de toujours dénaturer le son de la voix ou des instrument­s, qu’il lie au rituel africain des masques ; Robert Palmer explore un territoire que ses contempora­ins avaient laissé vierge. Il montre la transforma­tion de cette culture dans les chants de travail, remontant aux esclaves, puis décrit sa rencontre avec le christiani­sme, qui donna naissance à la si particuliè­re église noire américaine, ses rituels et ses chansons improvisée­s où la foule répond au prêcheur dans un système qui ressemble aux structures de paroles du blues. Autant de choses admirablem­ent expliquées dans cet ouvrage qui laisse cependant une question en suspens. Pourquoi cette musique est-elle née en plein milieu de ce territoire infernal ?

Le bruit des chaînes

Pour comprendre cela, il faut remonter aux années 1830, quand ces marécages ultra-fertiles ont été rachetés au peuple Choctaw pour être transformé­s en enfer. Pour purifier ces territoire­s de leur sauvagerie, on y mit le feu. D’abord, on fit un tri dans les arbres : les meilleurs furent abattus pour le commerce du bois, les plus mauvais traités pour que plus jamais, sur leurs branches, ne poussent de feuilles. L’ombre et son mystère furent ainsi combattus pour que le soleil inonde la terre. Alors, on débroussai­lla en laissant ce travail aux flammes. Ces incendies étaient si hauts, si étendus, que les fumées empêchaien­t de voir le soleil. La nuit, depuis le perron de sa cabane, le pionnier voyait le paysage comme en plein jour : brûler, se faire cendre, devenir noir quand il était vert. Les couleurs mouraient, les animaux fuyaient.

Pourquoi cette musique est-elle née en plein milieu de ce territoire infernal ?

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