DEEP BLUES
Cette année pourrie s’achève par la publication du livre le plus précis jamais écrit sur le blues : “Deep Blues” de Robert Palmer. Est-ce seulement un hasard ?
IL Y A DE LA FRITURE SUR LA LIGNE. ON NE SAIT PLUS TRES BIEN CE QUE L’ON ENTEND, CE QUE L’ON VOIT, dans cette suite d’informations qui nous parviennent du passé. Tension raciale, milice blanche, catastrophe économique, maladie dont l’on meurt étouffé, invasion de puces, musicien condamné à jouer dans les rues… Puis cette solitude, cette solitude de chacun, triste à en crever. Est-ce un bêtisier de l’année 2020 ou un documentaire sur les années 1920 ? Et si c’était cela, la grande histoire de ces douze mois que beaucoup voient déjà entrer dans les manuels d’histoire ? Un retour en force du blues, d’un blues planétaire. Il y a un siècle, cette musique revêtait une forme qui finirait par révolutionner la culture mondiale. Un livre méticuleux en a détricoté l’histoire avec une précision effarante. C’est “Deep Blues” de Robert Palmer, publié pour la première fois en France par les Editions Allia. Quatre cents pages qui donnent à voir comment cinquante types vivant à cent cinquante kilomètres les uns des autres, en plein milieu de la terre la plus pauvre des USA, ont engendré la plus grande fiesta de l’après-guerre.
Une bizarrerie locale
On parle d’une région de trois cents kilomètres de long et quatre-vingt de large. Un mouchoir de poche en forme de vulve, coincée entre le fleuve Mississippi et la rivière Yazoo. Et encore, une grande partie des musiciens de Delta blues vivaient dans les territoires pris entre Clarksdale, Cleveland et Greenwood. Quand on parle de Delta blues, on parle d’une culture ultra-régionale, un peu comme si la bourrée auvergnate, mais uniquement celle du Forez, avait donné naissance à une révolution culturelle. Et ce tour de magie, même un type aussi malin que Robert Palmer a du mal à l’expliquer. Né à l’ouest du fleuve, à Little Rock, en Arkansas, Robert Palmer est l’une des figures de l’underground de Memphis. Adolescent, il fait l’école buissonnière — et deux heures et demie quotidiennes d’auto-stop dans les deux sens — pour se rendre dans la ville et squatter les sessions d’enregistrement dirigées par Chip Moman à l’American Studio. Il y rencontre deux gamins de son âge : Bobby Womack et Alex Chilton, chanteur des Box Tops. A la fin des années soixante, il participe à l’un des groupes de pointe mélangeant tradition et avant-garde, les très inaudibles Insect Trust, pour lesquels il tient la flûte. Il participe également à l’organisation du Blues Festival de Memphis entre 1966 et 1969, et rend visite, grâce à Bill Barth (le guitariste d’Insect Trust), à l’obsédant Skip James, qu’ils contribueront à faire redécouvrir. Relocalisé à New York, Robert Palmer écrit des interviews et articles très recommandables pour Rolling Stone et devient le monsieur rock’n’roll pour le New York Times. Quand il publie “Deep Blues” en 1982, aucune institution ne prend cette musique au sérieux. Les habitants du Mississippi, eux-mêmes, considèrent le Delta blues comme une vieillerie, une de ces bizarreries locales, au même titre que le hushpuppy — sorte d’accompagnement frit dont même les locaux ne peuvent donner la composition — et le Ku Klux Klan. La grande vertu du livre est d’avoir traité le sujet avec la rigueur d’un ethnomusicologue, laissant aux artistes le soin de raconter leur histoire. Le travail de Palmer, colossal pour l’époque, consiste à organiser une masse exceptionnelle de données et d’analyser l’évolution de cette musique. Sa vingtaine de pages sur les influences africaines du blues éclaire merveilleusement certains des mystères de celui-ci. De l’origine de la note bleue, cette tierce, quinte ou septième, dont il trouve la trace dans les langues “musicales” de la côte ouestafricaine, où cette modulation permet d’indiquer l’intensité du sentiment exprimé ; à cette manière de toujours dénaturer le son de la voix ou des instruments, qu’il lie au rituel africain des masques ; Robert Palmer explore un territoire que ses contemporains avaient laissé vierge. Il montre la transformation de cette culture dans les chants de travail, remontant aux esclaves, puis décrit sa rencontre avec le christianisme, qui donna naissance à la si particulière église noire américaine, ses rituels et ses chansons improvisées où la foule répond au prêcheur dans un système qui ressemble aux structures de paroles du blues. Autant de choses admirablement expliquées dans cet ouvrage qui laisse cependant une question en suspens. Pourquoi cette musique est-elle née en plein milieu de ce territoire infernal ?
Le bruit des chaînes
Pour comprendre cela, il faut remonter aux années 1830, quand ces marécages ultra-fertiles ont été rachetés au peuple Choctaw pour être transformés en enfer. Pour purifier ces territoires de leur sauvagerie, on y mit le feu. D’abord, on fit un tri dans les arbres : les meilleurs furent abattus pour le commerce du bois, les plus mauvais traités pour que plus jamais, sur leurs branches, ne poussent de feuilles. L’ombre et son mystère furent ainsi combattus pour que le soleil inonde la terre. Alors, on débroussailla en laissant ce travail aux flammes. Ces incendies étaient si hauts, si étendus, que les fumées empêchaient de voir le soleil. La nuit, depuis le perron de sa cabane, le pionnier voyait le paysage comme en plein jour : brûler, se faire cendre, devenir noir quand il était vert. Les couleurs mouraient, les animaux fuyaient.
Pourquoi cette musique est-elle née en plein milieu de ce territoire infernal ?