Fickle Pickle
“SINFUL SKINFUL”
Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilitation. Méconnus au bataillon ? Place à la défense. Explosion
QUATRE CHEVELUS, POILUS, INCONNUS, PAS DES PLAYBOYS, PAS PROPRES, PAS DANS UNE POSE AVANTAGEUSE, PLANQUES DERRIERE UN COCHON, UN PORC DANS SA BAUGE. Des pochettes infâmes, il en existe. Celle de “Sinful Skinful” : championne du monde. Quel message est-elle censée diffuser ? Que ces hippies aiment mater des truies ? Qu’ils vont sauter sur le goret pour lui faire sa fête ? Il a probablement été dit au directeur artistique : “Fais-nous un truc cochon, c’est toujours vendeur”. Résultat : l’unique album de Fickle Pickle, sorti en 1971, fut un gros bide. La pochette y est obligatoirement pour quelque chose. Pas la musique : “Sinful Skinful” se hisse au niveau de “Magic Christian Music” ou “Emitt Rhodes” — donc à exhumer, les yeux fermés, et pas juste ce disque : tous ceux auxquels ont participé Cliff Wade, Wil Malone, Geoff Gill et Danny Beckerman. Février 1967. The Smoke sort l’hallucinant “My Friend Jack”, produit par Monty Babson, sur Morgan Music, maison d’édition créée avec Barry Morgan. Le morceau étant un hit (européen), la paire construit un studio et monte un label, recrutant des songwriters chargés de fournir des tubes à la chaîne. C’est là, aux Morgan Studios, que se rencontrent Gill, Wade, Malone et Beckerman. Gill est compositeur et batteur pour The Smoke ; Cliff Wade a sorti avec The Roll Movement un single prometteur ; Wil Malone, avec Orange Bicycle, signe déjà d’excellents morceaux ; Danny Beckerman compose des chansons époustouflantes sous l’alias Fortes Mentum. Tous se sont pris “Sgt. Pepper…” en pleine face, ils n’ont même pas vingt ans, décident d’allier leurs forces pour concurrencer les Fab Four. Sous de multiples alias, ils livrent plusieurs brouettes de singles (et quelques albums) durant tout 1969. Seul problème : ces chansons et projets, aussi fantastiques soient-ils, restent très underground — non, Morgan Music ne sera pas le Brill Building de l’ère psych-pop.
Et puis voilà 1970, et ce cataclysme : les Beatles se séparent. Paul McCartney passe aux studios Morgan pour finir son premier album solo. Il ne prend même pas la peine d’en extraire un single. Illico, nos rusés de l’équipe-maison s’en chargent : ils enregistrent leur version de “Maybe I’m Amazed” — copie conforme, sous un pseudonyme déjà utilisé, Fickle Pickle. L’éditeur commence à recevoir des chèques en provenance de Hollande : là-bas, la reprise occupe la trente-sixième place des charts. Les filous n’étaient pas censés poursuivre la plaisanterie, mais à la demande du marché hollandais, les voilà en train de remettre le couvert, sortant, uniquement à destination
des Bataves, deux nouveaux singles signés Fickle Pickle — dont “California Calling”, écrit par Beckerman. Pas habituée à un tel succès, l’équipe décide de capitaliser avec un album. Résultat : “Sinful Skinful”, sorte de Double blanc simple, pour le fun, sans prétention. “California Calling”, c’est le bijou que Paul McCartney n’a pas réussi à composer pour son premier album. “Down Smokey Lane” aurait pu figurer sur “Ogdens’ Nut Gone Flake”. “Blown Away” puise dans le vaudeville triste et alcoolisé de Ray Davies, “The Man With One Leg” et “Poor Little Frogs” dans le vaudevillebarjot, lui, du Bonzo Dog Doo Dah Band. “Saturday” reprend le côté baroque de The Idle Race. “Doctor Octopus”, valse bourrée, mini-opéra pris en flagrant délit d’ébriété, révèle les conditions d’enregistrement — la bande a un accès illimité aux studios mais, en dehors des horaires utilisés par les musiciens qui raquent : nuits blanches sous influence bibine. “Sinful Skinful” manie deux paradoxes : une musique sans génie, facétieuse, mais des chansons sublimes ; un disque ringard, tombant comme un cheveu sur la soupe à l’époque T. Rex, Pink Floyd, Can, Bowie, mais qui aujourd’hui sonne comme un classique. Pochette ratée, flop commercial : comment sauver Fickle Pickle ? Danny Beckerman imagine une nouvelle magouille : il a entendu aux Etats-Unis Don McLean jouer “American Pie”, taillé pour être un hit. Vite, de mémoire, Fickle Pickle l’enregistre. Trop tard : l’original sort avant. Le groupe tourne en Hollande, sort deux autres singles, puis tous laissent tomber ce nom qui porte la poisse pour en tester d’autres — Choc Ice, House, Samsun, Guest, The Community, la petite bande réutilisant finalement Smoke pour cinq nouveaux singles. En 1978, c’est sous l’alias Beaver Brothers que Cliff Wade et Geoff Gill enregistrent “Ventriloquisms” — encore un album à revaloriser, encore un disque à côté de la plaque, avec deux trains de retard, mais rempli de compositions passionnantes. Nous sommes en pleine époque new wave, et la paire délivre une comédie musicale d’un goût douteux, avec orchestre et chorale, croisement gonflé des Wings et Todd Rundgren, Elton John et Procol Harum — sommets : “Gotta Get Out Of This Place”, “Doctor’s Song”... Aucune répercussion, mais l’année d’après, Wade et Gill cassent la baraque : Pat Benatar décroche un énorme hit avec une de leurs compositions, “Heartbreaker”. Il faut dire que sur sa pochette, Pat pose sans cochon ni poilus.
Première parution : 1970