“Surfer Rosa”
Pixies
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non. Première parution : 21 mars 1988
Jeune diplômé, Vaughan Oliver rejoint en 1983 le label 4AD pour en façonner l’identité graphique. Créé un an auparavant par Ivo Watts-Russell, 4AD s’est engagé dans la publication de la scène indépendante anglaise sans idée précise de l’image à donner de son projet. En collaborant avec le photographe Nigel Grierson et le designer-calligraphe Chris Brigg, Vaughan Oliver va construire, pochette après pochette, une oeuvre visuelle des plus originales de cette période, rivalisant ainsi avec l’autre grand directeur artistique du Royaume-Uni, Peter Saville, de Factory Records.
En 1987, lors d’un accrochage de fin d’études du Royal College of Art, Vaughan Oliver s’arrête devant deux photos d’un noir et blanc un peu sépia de Simon Larbalestier. L’une représente un homme au dos poilu, l’autre une plante dépassant de l’estomac d’un corps allongé. Cet univers étrange au surréalisme sombre et gothique lui parle immédiatement. Il envoie les deux clichés avec la bénédiction du photographe à Charles Thompson, alias Francis Black, chanteur d’un groupe américain que le label vient de signer. Enthousiaste, Black est persuadé d’avoir trouvé un équivalent pictural à son atmosphère musicale. Les clichés deviennent la pochette du premier opus des Pixies, un mini-LP, “Come On Pilgrim”. Et le groupe décide que Simon Larbalestier illustrera dès lors sa discographie. Pour le LP suivant, “Surfer Rosa”, le brief de Francis Black est suffisamment vague pour laisser l’imagination des artistes le remodeler. Il souhaite qu’il y ait de la nudité sur la pochette, pour le reste il leur fait confiance. Vaughan Oliver imagine alors une danseuse de flamenco nue dans un bar mexicain. L’interprétation peut sembler arbitraire, mais la thématique hispanique tient à la présence de deux chansons, “Vamos” et “Oh My Golly!”, et au séjour de Francis Black durant ses années universitaires sur l’île de Porto Rico. Le pub The Old East Hill, au 21 Alma Road, à Wandsworth (banlieue sud de Londres), situé juste en face des bureaux du label, est choisi comme studio. La salle du premier étage possède une petite scène sur laquelle l’équipe installe le décor et son espace est suffisamment grand pour que Simon ait le recul nécessaire pour saisir le modèle de plain-pied. Larbalestier et son assistant recréent un mur de bar décrépit et ils y ajoutent des objets signifiants. Un crucifix alimente la dramaturgie sud-américaine, mais renvoie aussi aux paroles de Black truffées d’allusions à la religion chrétienne. Une affiche du film “Carmen” de Carlos Saura, froissée et déchirée, amplifie la référence ibérique faisant écho au modèle. Une guitare douze cordes au manche brisé — fournie par Robin Guthrie, le fondateur de Cocteau Twins — est posée contre le mur ; sujet de nombreuses toiles de l’époque cubiste de Picasso. Sur la photo finale, seul le manche sera visible et semblera collé au mur comme une étiquette. Un grand drapé noir aux nombreux plis est cloué au centre de la composition. Et pour achever le tableau, Chris Brigg suspend sous l’affiche de “Carmen” une morue achetée le matin au marché. Vaughan Oliver souhaite qu’une continuité esthétique apparaisse clairement entre les pochettes de “Come On Pilgrim” et “Surfer Rosa”. Aussi, Simon Larbalestier réemploie-t-il son appareil à soufflet MPP 5×4 fabriqué par la firme anglaise Micro Technical dans les années 1940, sur le dos duquel il a remplacé le châssis accueillant un plan-film par un châssis Polaroïd. De même, il réutilise la pellicule Type 55 qu’il affectionne pour son grain fin et sa restitution précise. Ce type de pellicule produit un positif (comme dans les Polaroïd grand public) et un négatif. Et lors de la séparation des deux, qui se fait par déchirement manuel, un bord irrégulier reste, encadrant le cliché et lui donnant ce côté suranné. Larbalestier shootera en tout vingt-six Polaroïd dont quatre en gros plan. Devant ce mur lourdement estampillé, une danseuse apporte un peu d’âme en dansant, on imagine, le flamenco comme l’atteste sa robe. Levant celle-ci d’un geste élégant, cette femme brune aux cheveux tirés en chignon dans lequel une rose rouge est plantée offre sa poitrine généreuse aux regards. Son fier port de tête est saisi de trois quarts, et rien dans sa pose n’invite à la concupiscence. Mais, comme la main de l’Olympia de Manet cachant son sexe, sa poitrine devient le point focal attirant tous les regards. Elle contraste avec l’environnement mortifère (le poisson mort, la guitare brisée…) et irréel. Elle est également l’une des parties de son corps parfaitement nette ; son bras droit comme son visage soumis au mouvement demeurent flous, compte tenu de la vitesse d’ouverture peu élevée de l’appareil.
Bien que le flamenco se pratique rarement nu, sa posture semble naturelle et en même temps incongrue. C’est ce contraste entre plusieurs réalités qui saisit : la beauté de la femme et la laideur du lieu, la réalité de sa présence et l’imaginaire des objets l’entourant, la codification du flamenco et sa nudité hors sujet. De plus, un éclairage minutieux mettant en relief les différents éléments de la composition bouscule la frontière entre réel et fiction. Ce trouble est prolongé par l’ombre artificiellement créée par le drapé noir, elle semble émaner de la danseuse comme une présence dévorant la pièce. C’est l’élément de décor le plus réussi de cette pochette, il agit comme une ombre inversée de la danseuse, créant une atmosphère mystérieuse et menaçante. La photo de Simon Larbalestier est posée sur la pochette qui lui sert d’écrin. Il y a un désir manifeste de la présenter telle quelle, intacte, sans recadrage, comme une oeuvre à part entière, mais auquel les Pixies s’identifient. En effet, sur la pochette CD, le nom du groupe à la graphologie stylisée est posé à hauteur de la baguette coupant le mur comme une équivalence. Sur la pochette vinyle, le nom est au pied de la photo comme une signature. Vaughan Olivier a toujours souhaité que les pochettes, objets de protection, puissent durer et marquer les esprits comme les oeuvres dans un musée. Pour cela, il fallait que celles-ci restent énigmatiques et magiques, ce qui est amplement le cas avec “Surfer Rosa”.