“Vous avez tué Jim Morrison, jeune homme !”
LE 3 JUILLET 1971, un gendarme déclare sur procès-verbal que James Douglas Morrison, charismatique et alcoolique chanteur des Doors, est mort, nu dans sa baignoire, à son domicile parisien de la rue Beautreillis. La mort est naturelle. Aucune autopsie n’est effectuée. Les obsèques se déroulent quelques jours plus tard ; Jim Morrison est inhumé en secret au cimetière du Père-Lachaise. Sa mort est annoncée au reste du monde quelques jours plus tard. Pour autant, elle est un secret de Polichinelle pour le petit monde parisien de la drogue et de l’esbroufe. Se chuchote que Morrison a été retrouvé mort dans les toilettes du Rock’N’Roll Circus, victime d’une surdose d’héroïne, drogue dont il était peu coutumier. Le milieu dénonce un certain Jean de Breteuil, conte du malheur, amant de la girlfriend de Morrison. Celui-ci quitte la France pour le Maroc. Pour les besoins de ce réquisitoire imaginaire, il est interpellé à Tanger, rapatrié en France et jugé par la cour d’assises de Paris. Voici le réquisitoire imaginaire d’un procureur imaginaire, avocat de tous les grands fans de Mr Mojo.
“Par moi, on va vers la cité dolente
Par moi, on va vers l’éternelle souffrance Par moi, on va chez les âmes errantes. La Justice inspira mon noble créateur.
Je suis l’oeuvre de la Puissance Divine, de la Sagesse Suprême et de l’Amour. Avant moi, rien ne fut créé sinon d’éternel. Et moi, je dure éternellement.
Vous qui entrez, abandonnez toute espérance.”
“Tremblez, tremblez donc, Monsieur de Breteuil. Les mots de Dante sont définitifs. Vous franchissez la porte de l’Enfer, l’Enfer dans lequel se débattent désormais l’âme et le corps de Jim Morrison. Mesdames et Messieurs les jurés, contemplez Jean de Breteuil. L’assassin de Jim Morrison, le dealer et l’amant. Le séducteur cruel et le fournisseur irrésistible, celui que l’on attend, pour acheter plus, consommer plus, pour vivre plus vite et finir par mourir plus tôt.
Pour mieux vous connaître, Monsieur de Breteuil, j’ai parcouru les lieux de votre enfance : au milieu d’une rivière, se dresse un surprenant château. Celui d’une famille française, vieille comme la discipline, qui compte au plastron de sa dignité d’illustres représentants et ambassadeurs. Le doyen est un héros à pipe, prêt à se faire immortaliser le portrait par le peintre du roi. Il collectionne les globes hollandais du seizième siècle. C’est un ardent défenseur du catholicisme : moralité, fraternité, charité. Famille, je vous hais, disiez-vous lors de vos interrogatoires… Le Tonnelier de Breteuil, un garde des Sceaux, des évêques, une mathématicienne, des chevaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, un polytechnicien, un ministre. Vos parents Charles et Madeleine.
Et un jour, cette lignée enfante Jean de Breteuil. Jean, le disciple que Jésus aimât. Jean, le duplice. Le play-boy et revendeur de drogue.
Certains témoignages vous ont épargné. Pamela Courson. Agnès Varda. Elles ont maintenu leurs déclarations. Pour elles, rien ne vous lie au meurtre de Jim Morrison. Vous n’êtes qu’un dealer parmi tant d’autres. Vous proposez, vos clients disposent.
J’appelle Agnès Varda. Elle a menti. J’appelle Pamela Courson. Elle a menti. J’appelle Sam Bernett. Il dit que Morrison a été retrouvé dans les toilettes de son club, qu’il était mort. J’appelle Marianne Faithfull. Elle n’est pas équivoque. Elle avance : ‘Il est allé voir Jim Morrison et l’a tué. Je veux dire, je suis persuadée que c’était un accident. Le pauvre. La dose était-elle trop forte ? Ouais. Et il est mort.’
J’appelle Hervé Muller. Il dit la même chose. Il a connu Morrison à Paris.
Bien sûr que Jim Morrison souffrait de problèmes cardiaques. On dit même qu’il crachait du sang. Le médecin convoqué par la cour a rappelé qu’il s’agissait là des caractéristiques de la tuberculose. Tuberculeux, doublé d’un asthmatique. Sacré mélange pour un sagittaire. Ce n’est un mystère pour personne que James Douglas Morrison était alcoolique et drogué.
Alors, oui, je contredis totalement la version de Pamela Courson, couverte par Agnès Varda.
La nouvelle s’est répandue à Paris, comme une traînée de poudre, c’est le cas de le dire, bien avant six heures du matin, heure à laquelle, sur son procès-verbal d’audition, Pamela Courson affirme avoir retrouvé le corps de Jim Morrison dans la baignoire de l’appartement de la rue Beautreillis, ce matin du 3 juillet.
Je requiers contre vous pour homicide volontaire. Pourquoi ?
Parce que lorsque l’on vend de la drogue, l’intention est toujours induite, incluse dans l’acte de vente. La drogue tue, n’est-ce pas. Vous le saviez, Monsieur de Breteuil. Est-ce pour cela que vous avez quitté à la hâte la France pour vos propriétés marocaines ?
Ce qu’il s’est passé, je le répète, et c’est ce qu’a attesté Sam Bernett, le directeur du Rock’N’Roll Circus, il a vu Morrison dans sa boîte de nuit, jusqu’à trois heures du matin. Plus tard, deux serveurs l’informent qu’un homme a été retrouvé dans les toilettes de l’établissement, overdosé si je puis dire, et que des personnes l’ont transporté en voiture au 17 rue Beautreillis. Un autre témoin a même affirmé vous avoir croisé et que, selon vous, la drogue vendue à Morrison était hyper pure, lui qui n’avait pas vraiment l’habitude de ce paradis artificiel. Étiez-vous de celles et ceux qui ont voulu réanimer le corps ?
Pourquoi vous enfermez-vous dans vos mensonges ?
Pourquoi ne dites-vous pas que Jim Morrison venait réceptionner au Rock’N’Roll Circus la terrible marchandise destinée à Pamela Courson, que vous consommiez couramment avec elle.
“Mensonge pendant la journée, songe pendant la nuit, voici l’homme.”
Ce n’est pas de moi, mais de Flaubert. Vous mentez, vous mentez, encore et encore. Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose.
Cela étant, je dois composer avec les éléments du dossier. Et dans celui-ci, il n’y a pas d’autopsie. Et il n’y en aura pas. Les funérailles ont été organisées dans le plus grand secret, avec l’accord de l’ambassade américaine, dont les représentants n’ont pas daigné répondre aux convocations de cette cour d’assises.
La réalité, c’est que vous lui avez donné la dernière dose. Vous lui avez donné en toute conscience. Dois-je vous rappeler que vous encourez la perpétuité ? La perpétuité, ou l’éternité, c’est ce à quoi vous avez condamné Morrison.
C’est pourquoi je souhaite que l’on vous condamne. Pour établir la vérité. C’est ce qui m’importe. Mesdames et Messieurs les jurés, c’est ce qui doit guider votre intime conviction : écoutez votre voix intérieure. La décision que vous allez prendre est une décision individuelle, elle vous engage. Rendez la justice et vous condamnerez Jean de Breteuil à la peine maximale qu’il mérite : l’oubli.”