Y a-t-il un mec sain dans la salle ?
Sing Sing,
Musiques Rebelles Sous Les Verrous
FRANCK BALANDIER
Castor Astral
S’il y a un sujet qui a divisé le monde du rock, et certainement dans les mêmes proportions notre rédaction, c’est le désolant et tragique féminicide de Vilnius où, faut-il le rappeler, l’actrice Marie Trintignant succomba sous les coups violents et répétés de notre star rebelle de rock national, le joli Bertrand Cantat. On va pas vous refaire l’affaire, on connaît tous les très légères suites judiciaires et les bien plus longues suites médiatiques et politiques qui ont, jusqu’à présent empêché Cantat de reprendre tranquillou sa cool vie de rock star. Notons par ailleurs que le débat s’est un peu clos de lui-même avec le confinement, Cantat ne se produit pas plus que les autres et apparemment survit malgré tout, comme quoi, un musicien qui ne tourne pas mais qui a de quoi bouffer dans un coin peinard avec l’électricité pour son ampli ne succombe pas tout de suite à cette insupportable privation de liberté comme on nous l’avait prédit à son sujet, pauvre chou. Ce tragique fait divers a alors été, pour de nombreuses femmes et quelques hommes, une étape importante dans la réalisation de ce drame des violences envers les femmes et des féminicides et, tout comme #MeToo depuis plusieurs années, un palier dans la construction d’un féminisme plus militant. Beaucoup refusent maintenant de partager encore l’intense et merveilleuse intimité de la musique et l’admiration qu’elle entraîne, avec un mec qui a fracassé de tant de coups le visage de la femme agonisante qu’il prétendait aimer. Que ceux-là ne lisent pas le chapitre consacré à Cantat dans le, par ailleurs intéressant bouquin, “Sing-Sing, Musiques Rebelles Sous Les Verrous” de l’écrivain Franck Balandier, hélas disparu il y a quelques semaines et qui partageait là semble-t-il les vues d’un fan assurément trop énamouré pour apprécier parfaitement la gravité de l’enjeu et la grande supériorité de cette cause sur les états d’âme d’un homme déjà trop gâté. Mais il faut dire que Balandier a fréquenté les prisons, du côté légal du triple verrou, en éducateur, et en a donc assez approché la dureté pour regarder d’un oeil plus tendre et plus généreux les détenus, tous les détenus assurément, mais surtout les musiciens, visiteurs d’un soir et d’un concert, ou plus permanents résidents dont il dresse ici un exhaustif catalogue et, wow, que du beau linge. Stupéfiants et conduites imbéciles en état d’ivresse sont les premiers pourvoyeurs de musicos entôlés mais, hélas, pas mal sont aussi coupables de bien plus beurk, quoique parfois aussi de trucs plus marrants. Vols de taies d’oreiller ou de mégaphone, bestialité, jets de fluides corporels sur le public, exhibition ou insultes aux cochons de flics sont des classiques plutôt joyeux mais Balandier qui comptabilise chaque incident avec la police (arrestation, amende, garde à vue) dresse donc une longue énumération de faits sordides à la répétition tout de même troublante — Y a-t-il un mec sain dans la salle ? — mais qui régalera amateurs d’anecdotes bizarros, fans et curieux de prisons et de rock, cette vieille liaison dangereuse.
Laisse La Colère S’Exprimer
Joe Strummer, Le Punk Et Le Mouvement De La Citoyenneté Mondiale
ANTONINO D’AMBROSIO
Rytrut
Peu de musiciens ont une aussi impeccable réputation que Joe Strummer, gentleman Rude Boy, quintessentiel punk et symbole intact d’un groupe et d’un mouvement plus visionnaire qu’il n’y paraissait alors. Mais les Français ont pour beaucoup raté la dimension politique plus sophistiquée et plus intellectuelle que ce que nous comprenions, avec notre maigre pratique de la langue, des textes de Strummer. Il est donc bienvenu de trouver sous la plume d’Antonino D’Ambrosio, activiste, réalisateur, auteur et fan, ce recueil de textes “Laisse La Colère S’Exprimer – Joe Strummer, Le Punk Et Le Mouvement De La Citoyenneté Mondiale” qui entendent éclairer l’aspect purement politique de l’héritage de Strummer, et peut-être permettre à D’Ambrosio de se faire un peu mousser — il est beaucoup partout dans le livre. Les textes sont, eux, de très différentes origines, époques et perspectives et, si celui de Lester Bangs règne largement au-dessus — personne n’est surpris —, les vieilles interviews compilées, les témoignages de contemporains, de fans ou d’héritiers éclairent aussi l’itinéraire unique de ce fils de diplomate devenu pourtant, et sans posture, un véritable working-class hero. Plus marxiste sûrement que ce que son public comprenait, il a toujours essayé d’ouvrir ses oreilles comme ses combats politiques à d’autres univers que le sien et sa disparition si précoce a, sans aucun doute, privé le rock d’un des rares — le seul ? — musiciens de premier plan avec un agenda politique et artistique aussi défini et déterminé. Rappel utile, donc, d’un temps où le rock était encore une arme antifasciste, fondamentalement rebelle, anti-système et solidaire mais aussi cruel rappel du vide laissé par cette voix lucide, généreuse et hélas visionnaire : “If Adolf Hitler flew in today, they’d send a limousine anyway” n’a jamais semblé plus juste, hélas, et le vide laissé par cette voix unique plus déchirant.