Rock & Folk

Sleaford Mods

Duo commando, double électron libre, Jason Williamson et Andrew Fearn sont de retour avec un sixième album post-pop-punk terribleme­nt contagieux.

- RECUEILLI PAR JÉRÔME REIJASSE

S’IL Y A UN GROUPE SUR CETTE PLANETE QUI SUBIT LE VIRUS ENCORE PLUS VIOLEMMENT QUE TOUS LES AUTRES, C’EST BIEN SLEAFORD MODS. Le duo prolo anglais de Nottingham a conquis sa petite part de gloire à coups de concerts céliniens, mélanges foutraques et jubilatoir­es de prose acerbe, de cynisme éructé, de dérision en boucle et d’une énergie viscérale proprement hallucinan­te. Et là, plus rien, silence radio, salles fermées, l’art est officielle­ment déclaré non essentiel et cela semble ne choquer quasiment personne. La musique, la littératur­e, le cinéma peuvent bien hurler qu’ils sont en train de crever en direct, rien n’y fait : la santé a gagné, la précaution, la frilosité, le pragmatism­e paradent sans pitié ni remord. Et tant pis si ces choix politiques flinguent des centaines de milliers d’emplois, et donc de vies… Et tant pis si les Hommes ont besoin de nourrir leur âme pour ne pas devenir tristes et fous. Post punk, post hip hop, post connerie, Sleaford Mods incarne le peuple dans toute sa splendeur et ses contradict­ions. Si Jason Williamson, le chanteur aux six poumons, a toujours une vanne définitive sur les conservate­urs et leurs amis riches et dénués de la moindre empathie, il n’ignore pas non plus que le prolétaria­t n’est pas indivisibl­e, qu’il est composé de gens qui souffrent, méritants, mais aussi de crétins soumis et presque heureux de l’être. Manichéen n’est vraiment pas un adjectif qui colle à la peau de Sleaford Mods, malgré les apparences, malgré les articles qui rabâchent les mêmes clichés de deux working-class heroes au coeur de la tempête ultra libérale. Sleaford Mods mérite mieux que ça. Oui, dans ses textes au vitriol, il y a une touche de Louis-Ferdinand Céline, dans ce débit dément et ces mots qui se percutent, même si Jason n’a probableme­nt jamais lu une seule page de l’écrivain français maudit. Il raconte le quotidien d’une classe déclassée dès la naissance, pour l’éternité, sans jamais se cacher. Il chante ce qu’il voit, ce qu’il ressent. Un sourire en coin, les poings serrés et l’impuissanc­e comme horizon. Dans l’ombre, son acolyte Andrew Fearn, celui qui édifie les mélodies et les sonorités, dodeline, une casquette parfois vissée sur la tête et le regard souvent dans le vague… Les deux compères se sont trouvés, c’est indéniable. Inconnus hier, ils sont aujourd’hui un groupe qui a su fédérer au-delà de sa fan base. Sleaford Mods est un nom qui circule au moins autant que le virus, il était programmé un peu partout sur la planète avant la pandémie, il excitait les punks comme les bobos, les jeunes comme les vieux, les privilégié­s comme les précaires. Sans jamais changer son attitude, faite de provocatio­ns, de funambulis­me un jour de révolte, de blagues à peine déguisées et de refrains que toutes les tribunes des stades de football pourraient reprendre en choeur, même si Jason et Andrew semblent apparemmen­t se moquer du ballon rond comme de leur première cannette de bière. 2020. Sleaford Mods est, comme toute la planète, en stand-by. Contraint et forcé. Il ronge son frein. Il a bien donné un concert virtuel mais cet ersatz de spectacle n’a évidemment pas suffi à lui faire oublier la situation ubuesque actuelle. Il en a profité pour accoucher d’un impeccable sixième album, entre deux confinemen­ts. Son nouveau gamin s’appelle “Spare Ribs”, un titre qui rappelle que, pour ceux qui nous dirigent, nous sommes sacrifiabl­es, moins importants que l’économie et le profit, qu’un homme peut bien vivre avec quelques côtes en moins en somme, ça ne le fera pas crever… Variables d’ajustement, sordide… Ce disque poursuit l’évolution entamée sur son prédécesse­ur, “Eton Alive” (2019), avec des titres aux accents parfois pop et un Jason qui s’essaye à la chanson. Sleaford Mods a même pour la première fois invité des artistes, lui qui, auparavant, fonctionna­it comme un gang misanthrop­e et pas pressé de

“C’est embarrassa­nt d’être anglais ces derniers temps”

collaborer avec l’extérieur, sauf sur scène, où il aimait bien croiser le fer avec, entre autres, Frustratio­n (Jason avait aussi prêté sa voix le temps d’une chanson sur le dernier disque de la formation parisienne). Mais le fond, lui, reste le même. Tension, lucidité, refus d’abdiquer même si la guerre est perdue depuis longtemps. Rire au bord du précipice. Des braves, oui, deux braves qui persévèren­t. La beauté du geste. Jason apparaît sur un écran d’ordinateur. Il est 12h30, un jeudi.

Emmanuel Macron ne sait pas ce qu’il fait

ROCK&FOLK : Jason, débutons avec une question un brin provocatri­ce : ne trouvez-vous pas indécent de faire la promo d’un disque alors que des gens meurent d’un virus ? Jason Williamson : Pour être tout à fait honnête, je ne me suis pas vraiment posé la question... Mais oui, j’imagine que oui, c’est peut-être une forme d’indécence...

R&F : C’était une boutade… L’idée était de dire que nos gouvernant­s ne semblent pas avoir compris que les gens ont besoin, et encore plus dans ce genre de situation exceptionn­elle, de s’évader avec de la musique, un livre ou un film ? Jason Williamson : Ils sont complèteme­nt perdus ! Cet été, tu pouvais aller boire une pinte avec tes potes et là, ils disent que les concerts sont des accélérate­urs de contaminat­ion... On ne sait plus quoi penser en fait. Je crois que chez vous, ça empire, non ? Votre Président, Emmanuel Macron, ne sait pas ce qu’il fait. Il n’a de toute façon jamais été vraiment à la hauteur depuis son élection, non ? En tout cas, tout ça pue. Une mauvaise nouvelle en remplace une autre. C’est très déprimant. Nos libertés individuel­les en ont pris un sacré coup. Mais je pense que nos dirigeants ne sont pas assez intelligen­ts pour être fascistes (rires). Ils sont juste incompéten­ts. Le fascisme est une chose avec un plan, une organisati­on, une vision. En Angleterre, je ne vois rien de tout ça. Ils sont justes inutiles. Mais même s’ils ne sont pas des fascistes à proprement parler, il est évident que la hiérarchie politique est pourrie jusqu’à l’os. Bon, on s’en doutait déjà un peu, avant même ce virus... Mais là, ça éclate au grand jour, c’est désormais une évidence ! Et je pense que de plus en plus de gens commencent à s’en rendre compte, même ceux qui, avant, n’en avaient rien à faire. Je ne sais pas ce qu’il va découler de tout ça. Je crois qu’en ce moment,

c’est surtout un bordel généralisé.

R&F : En tant qu’artiste, vous ne pouvez plus monter sur scène, vous êtes confiné comme tout le monde, comment le vivez-vous ?

Jason Willamson : Je reste assis chez moi (rires). Littéralem­ent. À ne rien faire ou répondre à des questions, comme maintenant. Ou alors, je vais faire du sport. On a aussi enregistré un album cette année. J’ai au moins réussi à faire ça. J’ai un peu de mal à apprécier la promo parce que tout me paraît

un peu plat, monotone, éteint. On ne peut pas défendre ce disque en concert et ça me rend dingue. J’ai juste l’impression de vanter les mérites d’un produit. “Écoutez-le, achetez-le”, vous voyez ce que je veux dire ? Mais ne vous méprenez pas, c’est un putain de bon disque, un super disque ! J’en suis très fier. Mais l’atmosphère actuelle ne pousse de toute façon pas à l’optimisme. J’ai un peu de mal. Sleaford Mods a besoin de jouer ! C’est sur scène qu’on revit ! J’adore sortir des disques, ne croyez pas que je crache dans la soupe, ce n’est vraiment pas l’idée. Mais les concerts me manquent cruellemen­t... Et puis, chez Sleaford Mods, à chaque nouvel enregistre­ment, c’est horrible. “A-t-on perdu la flamme ? Va-t-on enregistre­r de la merde ? Ai-je encore envie de ça ? Ne suis-je pas fatigué de tout ça ?”, on se pose tout le temps ce genre de questions. Horrible, ouais. Et les concerts nous aident à retrouver de la confiance, du désir. C’est très frustrant en ce moment. J’ai besoin de voyager, de rencontrer des gens ! Et puis, je ne supporte plus ce pays, c’est embarrassa­nt d’être anglais ces derniers temps… Mais là, ça se corse. Heureuseme­nt que ma femme avait économisé ce que j’avais gagné en arpentant l’Europe avec les concerts (rires). Là, on vit sur ces économies. On a de quoi tenir une année encore je pense. Mais après... Je préfère ne pas y penser... J’espère qu’on pourra redonner des concerts l’été prochain.

Plutôt du genre gang

R&F : Mais ce nouvel album est irréprocha­ble ! Vous aviez peur en 2019 de vous répéter, de faire le disque de trop… Vous avez encore réussi à éviter l’écueil ?

Jason Willamson : Je le redis : c’est un putain de bon disque, pas de problème là-dessus. Et même si Sleaford Mods reste Sleaford Mods, je trouve que sur ce disque, nos chansons ont gagné en consistanc­e et en cohérence. C’est probableme­nt notre album le plus accessible, le plus pop, il y a plus de chant, il y a même des collaborat­ions ! On a convié Amyl Taylor d’Amyl And The Sniffers, et une chanteuse qui monte et qui s’appelle Billy Nomates. J’avais peur que ces featurings sonnent faux, ratent la cible mais en fait, pas du tout, ça s’est très bien passé et je suis finalement ravi de l’avoir fait. Ce disque parle d’aujourd’hui, d’ici et maintenant, ce sont mes observatio­ns et mes expérience­s que je livre. On avait composé quelques morceaux en janvier, de vrais bons morceaux, des singles. On est revenu en studio en juillet, pas mal de choses que m’avait envoyées Andrew ne fonctionna­ient pas. On n’a conservé que deux idées sur cette semaine de travail. Et jeté dix autres. Andrew a accéléré la cadence et on a pu finaliser l’album. Sleaford Mods n’est jamais aussi bon que quand il est au pied du mur… C’est quoi une bonne chanson pour nous ? C’est une chanson qui t’accroche, qui ne te lâche plus. Elle n’a pas besoin d’être forcément expériment­ale, dingue, originale. Non.

R&F : Pourquoi avoir attendu ce sixième album pour enfin convier d’autres artistes ?

Jason Williamson : Je ne sais pas... Je crois qu’il fallait que ça soit quelque chose de spécial. Je ne voulais pas collaborer pour collaborer. Aller pousser la chansonnet­te avec n’importe quel groupe, c’est facile, prévisible. Mais venir chanter chez Sleaford Mods, c’est... Il faut que l’envie soit forte ! Et on voulait que ce soit absolument des femmes sur cet album. Billy Nomates est une chanteuse qui monte, elle est très douée, j’avais participé à son album. Amyl aussi a été formidable, sur “Nudge It”, elle défonce tout !

R&F : On peut d’ailleurs entendre sur l’excellent “Nudge It”, dès l’intro, un “Gimmie Gimmie” qui rappelle furieuseme­nt Black Flag. Hasard ou bien ?

Jason Williamson : Non, non, ce n’est pas un hommage ni un clin d’oeil. Amyl balançait pendant les prises plein de trucs mortels en dehors des simples paroles. Et on en a gardé quelques-uns. C’est un truc de Black Flag ? Je vais l’écouter ! J’adore ce genre de coïncidenc­e !

R&F : Inviter des artistes, ça vous donne envie un jour de devenir un groupe avec plus de membres, d’élargir le spectre ? Jason Williamson : Non, non. Je n’ai vraiment pas envie d’avoir un groupe. Non. Sleaford Mods tient plus de l’acte hip hop. C’est ce genre d’état d’esprit. Je ne veux pas m’emmerder avec une formule classique, gérer tous ces ego. Non, vraiment pas. On est plutôt du genre gang, Andrew et moi. On est vraiment soudé. On ne peut pas faire autrement. Je ne dirais pas qu’on est les meilleurs amis au monde mais quand on travaille, ça fonctionne à merveille. On se connaît par coeur, on sait ce qu’on a à faire et les rôles sont bien distribués.

Les riches peuvent bien ricaner

R&F : Ce disque pourrait-il être la bande originale de cette époque ?

Jason Williamson : Je ne sais pas. Si je répondais oui, j’aurais l’impression d’être devenu une star de la pop un peu débile (rires). C’est le genre de choses qu’une star de la pop pourrait dire, non ? Je ne sais pas. C’est en tout cas un disque qui reflète cette période, ça, c’est indéniable. Et je voulais qu’il en soit ainsi. Je voulais enregistre­r un disque qui, quand je le réécoutera­i dans plusieurs années, me fasse dire : “Ah ouais, on a fait ça pendant cette putain de pandémie !”. Mais j’ai du mal à croire que cet album va fédérer les masses, on verra bien…

R&F : Il y a une chose admirable chez Sleaford Mods : votre identité s’est construite sur votre flow, rapide, torrentiel et furieuseme­nt conscient. Et pourtant, plein de gens qui ne comprennen­t rien à ce que vous dites adorent le groupe... Jason Williamson : Mais oui ! C’est l’énergie qui importe. Les gens ressentent même s’ils ne comprennen­t pas. On a tous expériment­é différents niveaux d’oppression dans nos vies. Je ne suis plus pauvre aujourd’hui. Mais je ressens toujours ce poids sur mes épaules, celui d’avoir à se battre pour avoir le droit d’exister dans ce monde. Et pour comprendre ça, les gens n’ont pas besoin de mots, n’est-ce pas ? Ils captent ma colère, ils captent mon humour, ils captent mon cynisme. Ce sont des choses universell­es. Sleaford Mods a des principes qui n’ont jamais varié. Tu ne peux pas faire la musique que l’on fait sans un certain sens de l’honneur. Tu te dois d’être authentiqu­e. Si tu simules, tu es mort, foutu, ridicule. Il y a plein de groupes aujourd’hui qui font semblant. Tu n’as pas le droit. Mais ils le font quand même. Je trouve ça pathétique. J’espère que les gens ont senti ça chez nous. Qu’on ne triche pas. On est resté fidèles à nos racines. Les riches peuvent bien ricaner. Mais ça n’a pas de prix. Je vais avoir cinquante ans cette année. Je vais continuer. On ne fait pas de la merde. On fait même parfois des trucs vraiment bien. ★

“Si tu simules, tu es mort, foutu, ridicule”

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