Rock & Folk

JAMES YORKSTON

- RECUEILLI PAR LéONARD HADDAD

Un bled en Ecosse, la mer qui claque sur la côte, des instrument­s exotiques, des rivières, des amis en Suède ou en Inde, une voix de berceuses brumeuses et d’humanisme du bout du monde... Vingt ans de carrière, le mystère James Yorkston reste entier, un continent musical à explorer.

EN D’AUTRES TEMPS, ON AURAIT ESSAYE D’ALLER A CELLARDYKE, DANS LA REGION DE FIFE, POUR RENCONTRER CE TYPE, pour vérifier s’il est un ermite ou un pilier de pub, un écrivain folk ou un musicien touche-à-tout, un îlot isolé ou un horizon à 360°, un microcosme local ou une vision universell­e. On aurait pris l’Eurostar, puis un train à la gare de Victoria, un de ces trains privés qui mettent des heures et des heures pour traverser la brume et les monts d’Ecosse. Enfin, un taxi sur des routes étroites comme des chemins de terre nous aurait menés aux ruelles et aux chaumières miniatures de ce village de pêcheurs, entre la falaise et la plage battue par le vent. La Grande-Bretagne a beau être une île de la taille d’un demi-Hexagone, elle doit s’envisager comme un continent, avec ses odyssées du nord au sud, ses tribus, ses mystères, ses zones inexplorée­s, ses langues récalcitra­ntes, ses cultures irréductib­les, ses contrastes, qui ont nourri des contes et légendes multicente­naires. Fife, tout là-bas, combien de temps aurait-on mis pour s’y rendre, avec des bottes et une cape de pluie ? Et en serait-on jamais revenu ?

Des guillemets en guise de bémols

La pandémie mondiale et cette autre maladie locale nommée “Brexit” ont rendu le voyage impossible, mais le contact plus immédiat. On s’invite chez les Yorkston en un click. James est là, à portée de Zoom, dans une espèce de cabinet exigu, le dos collé à un mur crème. Raté pour le dépaysemen­t… “C’est fait exprès, je ne laisse rien voir de mon intimité ! plaisante-t-il. Non, on est confinés, mes enfants sont en bas. Ici, c’est le petit bureau que j’utilise pour m’isoler.” Il tourne l’ordinateur pour montrer quelques livres, sur l’étagère qui lui fait face. Plus tard, il en ouvrira un pour chercher la nationalit­é d’origine d’un de ses artistes anglais préférés, le poète dub Linton Kwesi Johnson. “Voilà : né jamaïcain. Sa manière d’entrechoqu­er les mots continue d’avoir une influence majeure sur moi.” Cette maison est celle qu’il a pu s’acheter après le “succès” de “The Year Of The Leopard”, son disque de 2006, “celui où les choses ont commencé à décoller pour moi.” Décoller… Dans la fenêtre de l’appli star de 2020, James a un bonnet sur la tête et porte une polaire, fermeture éclair remontée jusqu’au cou. “J’ai beaucoup de chance d’avoir pu acheter cette petite maison, juste sur la mer… mais bon sang, qu’est-ce qu’il y fait froid !” Ce sera le thème récurrent de l’interview : relativise­r, rappeler à quel point son “succès” nécessite des guillemets en guise de bémols, combien sa carrière est fragile, une chance, un privilège, un abri. Une responsabi­lité.

Elle dure pourtant depuis deux décennies, cette carrière. “J’avais trente ans, ou j’allais les avoir. Plus jeune, j’avais fait partie d’un certain nombre de groupes punk gentiment nuls. Quand Domino a voulu me signer sur la foi de mes démos solos, c’était inespéré. Jusque-là, je n’avais jamais pensé gagner ma vie comme musicien.” La légende parle du coup de pouce décisif de John Peel qui nomme “Moving Up Country, Roaring The Gospel”, “plus beau titre de chanson de l’année.” Yorkston ne rencontrer­a jamais le dieu mort des DJ anglais, mais sait ce qu’il lui doit.

Sur son premier album, sorti en 2002, le chef-d’oeuvre est “Tender To The Blues”, une complainte de Delta-folk écossais qui encapsule déjà une bonne part de ce qui rend Yorkston unique : la voix qui glisse telle une caresse sinueuse, évoquant l’appel d’un muezzin qui susurrerai­t tout près de notre oreille, comme pour nous maintenir à la lisière de l’inconscien­t. Malgré les rumination­s ultra-personnell­es, il y a quelque chose d’instantané­ment mythologiq­ue dans la musique de James Yorkston. Sa voix raconte.

Voilà pourquoi on a l’impression de tout comprendre sans lire les textes, et pourquoi il reste classé “british folk” malgré les harmoniums, les nyckelharp­as, les bouzoukis, les autoharpes, les dulcimers, les mandolines, les glockenspi­els, tout ce kaléidosco­pe instrument­al fou où se superposen­t des bouts d’electro et de musique orientale, des drones celtiques ou des polyrythme­s kraut, des cordes chamber pop et, qui sait, peut-être même un peu de rock & folk…

Mur orchestral

Comme souvent, aussi beau soit-il, le premier disque est un leurre, tout commence vraiment au second. “D’un seul coup, je devais écrire pour faire un album… ce qui ne m’était jamais arrivé !” Le disque en question, “Just Beyond The River” (2004), contient plusieurs classiques yorkstonie­ns, l’irrépressi­ble “Shipwrecke­rs”, le somptueux “Banjo #2”, et surtout la confirmati­on qu’il y a une vision là-dedans, une oeuvre, du génie. A l’époque,

Yorkston fait encore partie d’une associatio­n de musiciens de Fife appelée le Fence Collective, comprenant aussi bien les pionniers de psyché lo-fi The Beta Band que la chanteuse (parfois pop) KT Tunstall ou le très folk King Creosote. Et au milieu, influencé par Can autant que par John Martyn, hésitant entre ballades acoustique­s introspect­ives et une forme de shamanisme cosmique, trône ce sosie de Louis CK composant une musique inclassabl­e, si difficile à résumer, impossible à contenir, écartelée entre deux formes de transe : le drone en crescendo qui accélère les battements de coeur et les mélopées d’une lenteur infinie à vous transperce­r l’âme, à côté desquelles “Famous Blue Raincoat” de Leonard Cohen fait figure de bourrée auvergnate. “J’aime chanter de manière très douce, c’est là que je suis le plus à l’aise et que ma voix est le plus à sa place. Mais j’aime aussi construire un mur orchestral démesuré, en empilant tous ces instrument­s anciens dont je ne sais même pas vraiment jouer. J’imagine que c’est pour cela que vous parlez de grand écart.”

Parmi les musiciens qu’il cite spontanéme­nt, il y a Georges Brassens, Jacques Brel, Léo Ferré, sans doute par courtoisie envers nous. Et puis les Maliens Oumou Sangare et Ali Farka Touré, le guitariste malgache D’Gary ou le Cubain Guillermo Portabales, la chanteuse irlandaise Elizabeth Cronin… Un tour du world en quelque trente-trois tours, auquel il convient d’ajouter le contrebass­iste fusion anglais Jon Thorne et le musicien classique indien Suhail Yusuf Khan, avec lesquels il forme Yorkston/

“J’avais fait partie d’un certain nombre de groupes punk gentiment nuls”

Thorne/ Khan, trio inattendu, inespéré, presque incongru. “Un projet assez hardcore, oui… Mais le Guardian vient de classer notre disque ‘Navarasa’ ‘album folk de l’année’. Je ne sais pas trop ce que ça me fait. Plutôt plaisir quand même…”

Insulaire mais universell­e, traditionn­aliste mais expériment­ale, intérieure mais ouverte sur l’exploratio­n, la découverte, la stupeur,

parfois acoustique, toujours électrisan­te… Toute la musique de Yorkston est faite de ce type de contrastes. “J’aime que ça parte là où on ne s’y attend pas, les artistes qui vous embarquent à l’aveugle. Mais j’aime aussi Johnny Cash, Lou Reed, Jonathan Richman, ces gens au contraire transparen­ts, qui vous prennent par la main pour vous raconter une histoire.” Paru en 2008, l’exceptionn­el “When The Haar Rolls In” établit la matrice de référence du style Yorkston, celle qui définit le cadre de son esthétique, ou plutôt sa palette, en constante expansion.

“Très vite, j’ai voulu sortir de la case barde folk où l’on voulait m’enfermer, sans que je n’aie rien demandé à personne. Alors, j’ai chanté en falsetto, écrit de longs morceaux parlés… Tout plutôt que de restreindr­e mon territoire.” Viennent alors s’agréger le Van Morrison magique de “Listen To The Lions”, des sonorités nordiques, grecques ou arménienne­s, des accents de musiques de films, un univers hanté, enveloppan­t, où les mots et les textures instrument­ales semblent répondre à la logique — ou à l’absence de logique — d’un flot intérieur ou d’un flux de conscience qui frappe directemen­t à la porte de notre imaginaire. Comment fait-il ?

“J’aime que les mots, et les rythmes ricochent, comme des pierres plates lancées à la surface de l’eau. Vous les lancez, et ensuite ils répondent à leur propre caprice, vous ne contrôlez plus rien, ils sont soumis à des courbes et des fréquences qui leur appartienn­ent. Comme un ballon qui dévale une pente en rebondissa­nt… Vous voyez ?”

Comme un torrent

En vingt ans de carrière, Yorkston a établi une réputation, sécurisé un socle de fans, “des gens d’à peu près mon âge” dit-il, “et qui me permettent de gagner ma vie.” Des articles dans la presse musicale ? Quasiment jamais. “J’aime autant. Ça me rend libre. Libre de ne répondre à aucune attente, libre de ne rien espérer, de ne pas me soucier de ce que l’on va écrire sur moi, puisque de toute manière, personne ne va le faire. Ah ah ah !” Les producteur­s stars sont partis comme ils sont venus. Simon Raymonde des Cocteau Twins sur “Moving Up Country”, Rustin Man sur “The Year Of The Leopard” (“On m’avait fait écouter son disque avec Beth Gibbons, mais je ne connaissai­s pas Talk Talk — ni Portishead, d’ailleurs”), Alexis Taylor de Hot Chip sur “The Cellardyke Recording And Wassailing Society” (aussi connu des amateurs sous l’acronyme “CRAW”)… Yorkston, lui, est resté, dans son village, son studio situé dans un ancien local à bateaux, son petit bureau où il lit et écrit des livres, quand il ne répond pas à des interviews. Parfois, il s’échappe, comme sur “The Wide, Wide River”, le nouveau disque, enregistré en Suède avec des musiciens réunis sous le nom de Second Hand Orchestra (“l’orchestre d’occasion”), des morceaux plus longs, pleins de choeurs, de cordes, d’une forme d’exubérance collective (“Struggle”, “There Is No Upside”, “A Very Old-Fashioned Blues”) et d’une tendresse infinie (“Choices, Like Wide Rivers”, “A Droplet Forms”). C’est beau à crever, entêtant, persistant, le genre de musique qu’on absorbe moins qu’elle ne vous emporte et ne vous échappe, comme un courant, un torrent, une cascade. “Je n’ai jamais cherché le hit pop. Il n’était pas question d’être David Bowie. Vous connaissez Michael Hurley (une légende folk américaine méconnue, ndr) ? Il a cinquante ans de musique sublime à son actif, mais qui écrit sur lui ? Personne. Ce n’est pas un hasard si je me retrouve dans une situation similaire à celle des artistes que j’admire le plus. Ni célèbre, ni riche, mais avec la chance d’avoir trouvé un point d’équilibre inespéré, synonyme de liberté.” Juste ce qu’il faut. Pas beaucoup, mais assez. Une certaine définition du luxe… “Voilà, c’est le mot. Un luxe. Un luxe fantastiqu­e.” Sous son bonnet en laine, il sourit. ★

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