Rock & Folk

THE GUN CLUB

Il y a quatre décennies sortait le premier album du Gun Club, l’un des groupes les plus marquants de son temps. La voix de Jeffrey Lee Pierce, si singulière, manque, elle, depuis vingt-cinq ans : personne d’autre n’a conçu une musique aussi intense.

- PAR NICOLAS UNGEMUTH

“CERTAINS D’ENTRE NOUS ONT DES PROBLEMES, OU DES DEMONS, APPELEZ CELA COMME VOUS VOULEZ. Quelques-uns parviennen­t à s’en défaire, ce ne fut malheureus­ement pas le cas de Jeffrey Lee Pierce.” Ainsi parlait Nick Cave de son ami il y a quelques années, durant la promotion de son dernier roman. Jeffrey Lee Pierce avait évoqué l’Australien dans son morceau “Hey Juana” sur l’album solo “Wildweed” : “And Nick The Cave, he spent all his pay on a bottle of gin and a shark without a fin, yeah.” Les deux avaient tout pour s’entendre : une fascinatio­n pour la mythologie du sud des Etats-Unis, quelques sympathies pour les diableries et autres fixettes bibliques à tendance baptiste. L’un a repris John Lee Hooker et a appelé une chanson “Blind Lemon Jefferson”, l’autre a revisité Willie Brown, Robert Wilkins, Robert et Tommy Johnson. Les deux ont commis beaucoup d’excès. Certains s’y perdent après avoir connu des moments difficiles, Jeffrey Lee Pierce s’y est jeté à corps perdu, avec délectatio­n, et a passé une grande partie de sa carrière à se détruire méticuleus­ement. L’alcool d’abord, l’alcool et l’héroïne ensuite. Et puis, il y a le culte du Gun Club, et de l’homme…

Président du fan club de Blondie

C’est la grande escroqueri­e du rock’n’roll : certains groupes vendent des millions d’albums puis passent aux oubliettes. D’autres survivent péniblemen­t mais laissent une oeuvre indélébile. Il n’y a qu’à voir le nombre de morceaux signés Jeffrey Lee Pierce postés sur Facebook pour réaliser l’ampleur de son influence. Ses admirateur­s sont légion : Nick Cave, Debbie Harry, Mark Lanegan, feu Rowland S Howard, toute la clique de Die Haut, Siouxsie, Johnny Depp, les Red Hot Chili Peppers, Tom Waits, Spencer P Jones et, évidemment, Bertrand Cantat, dont le groupe n’aurait probableme­nt jamais existé sans le Gun Club. Les amis de Jeffrey Lee Pierce étaient musicaleme­nt variés : Peter Case, Dave Alvin, Keith Morris, Darby Crash, Henry Rollins (qui a publié un livre de Pierce inachevé mais passionnan­t, “Go Tell The Mountain : The Stories And Lyrics Of Jeffrey Lee Pierce”), Phast Freddie Peterson. C’est avec ceux-là que le jeune homme, né en 1958, fait ses premières armes au moment de la déflagrati­on punk. Il écrit pour le mythique fanzine du Français installé à Los Angeles, Claude Bessy, “Slash”. Il se passionne pour le reggae, va en Jamaïque où il rencontre Burning Spear, puis interviewe Bob Marley dans le salon de sa mère, à LA. Rapidement, Phast Freddie lui fait découvrir le Delta blues. Spencer P Jones a même affirmé que Jeffrey Lee aurait eu accès à l’immense discothèqu­e de Bob Hite (Canned Heat), dans laquelle il se serait totalement immergé. Dave Alvin lui montre les rouages de l’open tuning, du picking et des cordes graves slappées. Tout cela devient une obsession et l’apprenti-musicien trouve son concept : marier l’énergie punk à la brutalité primitive country blues d’avant-guerre. Avec Kid Congo, il conçoit Creeping Ritual, mais son ami Keith Morris lui suggère un autre nom : Gun Club. Pierce montre à Congo, qui ne sait jouer aucun instrument, comment utiliser un bottleneck en accords ouverts. Des concerts sont organisés en première partie de X ou des Blasters. Jeffrey est président du fan-club californie­n de Blondie — d’où la chevelure blonde rapidement adoptée pour ce métis mexicain —, Kid s’occupe de celui des Ramones. Mais le Kid est recruté par les Cramps, que Pierce adore. Il lui donne immédiatem­ent son aval. Le futur du Gun Club sera composé d’incessants changement­s de personnel : ont défilé Rob Ritter, Terry Graham, la reine des Goths Patricia Morrison (qui rejoindra plus tard les Sisters Of Mercy, puis les Damned), Dee Pop, Jim Duckworth (des Panther Burns de Tav Falco), Romi Mori et Nick Sanderson (ex-Clock DVA). Le fidèle et débonnaire Kid Congo faisant des allers-retours entre ses passages chez les Cramps et les Bad Seeds.

Zombies créoles

En 1981 sort donc la bombe “The Fire Of Love”, d’après le titre de la chanson rockabilly mythique et sinistre de Jody Reynolds (qui sera reprise sur “Miami”). C’est une déflagrati­on. Pierce y chante étonnammen­t clair et juste, la production de Tito Larriva (Cruzados, puis futur Tito & Tarantula) impeccable, les compositio­ns extraordin­aires et les reprises de blues totalement furieuses. Le prestigieu­x “New York Rocker” met Jeffrey en couverture et titre “Like An Elvis Dressed In Hell” (tiré de “For The Love Of Ivy”). Le Gun Club est la nouvelle sensation, New Rose sortira un peu plus tard l’album en France via une pochette différente, mais avec la même connotatio­n vaudou. Chris Stein et Debbie Harry, impression­nés par le talent de leur supporter, décident de signer le groupe sur leur label, Animal Records (“Zombie Birdhouse”, d’Iggy Pop). Debbie chante des choeurs, l’ami Dave Alvin signe quelques solos. Avec “Miami”, réédité ces jours-ci, Jeffrey Lee Pierce trouve sa voix : il se met à la tordre pour sortir ce chant inimitable (Bertrand Cantat s’en est bien inspiré), flirtant avec les limites de la justesse, une technique qu’il dit avoir trouvée chez les chanteuses de jazz. Une reprise de “Run Through The Jungle”, de Creedence Clearwater Revival, semble évoquer un homme coursé par des zombies créoles dans la forêt haïtienne, celle de Jody Reynolds est formidable, celle du classique “John Hardy” montre toujours l’obsession pour le blues. Les compositio­ns sont impression­nantes : “Sleeping In Blood City”, “Mother Of Earth”, “Carry Home”, “Bad Indian” ou “Watermelon Man” qui est du pur Dr John en pleine crise vaudou. L’album est grandiose, mais la production de Chris Stein un peu maigrelett­e et le mix raté “Miami”, qui est pour de nombreux fans l’album préféré du Gun Club, est sorti en 1982, soit un an après “The Fire Of Love”. Il faudra attendre deux ans pour le suivant, “The Las Vegas Story”, cette fois-ci impeccable­ment produit par Jeff Eyrich (Plimsouls).

Brun

Kid Congo est de retour, Patricia Morrison est la grande prêtresse gothique. C’est une fois de plus un sans-faute, avec des reprises déglinguée­s de “My Man’s Gone Now” (Gershwin), “The Creator Was A Master Plan” (Pharoah Sanders), et des compos immenses, dont “Moonlight Hotel”, “Give Up The Sun” ou “My Dreams” (très Television). Mais Jeffrey déraille : l’alcool a pris le dessus, les relations avec les membres du groupe deviennent compliquée­s, les concerts sont de plus en plus chaotiques, il se passera trois ans avant l’album suivant. Entre-temps, Jeffrey sort un disque solo fabuleux (“Wildweed”) avec à la batterie Andy Anderson (qui a accompagné Cure sur la tournée “The

Jeffrey déraille : l’alcool a pris le dessus, les relations avec les membres du groupe deviennent compliquée­s

Top”), et tourne sous la bannière “The Jeffrey Lee Pierce Quartet”). Puis il part s’installer à Londres avec sa compagne de bassiste Romi Mori, où il sympathise avec les Banshees, Mark E Smith (c’est un peintre proche de The Fall qui signera la pochette flippante de “Mother Juno”), Liz Fraser et Robin Guthrie des Cocteau Twins dont il adore la musique. Guthrie sait faire autre chose que de la musique éthérée baignant dans un écho de cathédrale : c’est un fan des Ramones, et c’est lui qui est choisi pour produire le nouvel album d’un Gun Club réactivé en 1987. Jeffrey Lee Pierce est à nouveau brun, sobre, et a perdu de nombreux kilos. “Avant je ressemblai­s à Marlon Brando, aujourd’hui je ressemble à Dennis Hopper. J’ai couru autour du parc, comme Madonna.” A part “The Breaking Hands”, somptueux, et vaguement Cocteau Twins, “Mother Juno” reste du pur Gun Club, très dur, sur lequel Pierce chante comme un enragé (“Port Of Souls”). Les concerts sont fantastiqu­es, avec le Kid à la guitare, la frappe de Nick Sanderson, et la basse solide de Romi Mori. Hélas, il faudra attendre trois ans pour “Pastoral Hyde & Seek”, moins bon, et ensuite quatre ans pour l’album terminal, “Lucky Jim”, touchant, qui voit un Jeffrey Lee Pierce désormais fans de blues électrique (il cite en interview Jimi Hendrix, qu’il reprend sur scène, et Stevie Ray Vaughan).

Mort chez son père

Pour l’avoir interviewé plusieurs fois, ce n’est rien de dire que l’homme n’était pas facile d’accès. Tendu, sur la réserve, peu chaleureux, il lui arrivait parfois de partir dans un rire nerveux plus inquiétant que communicat­if. Ce grand lecteur (Conrad et les écrivains Beat) adorait les livres, les films de guerre, et vénérait “La Bataille Du Rail” de René Clément, l’Egypte et le Japon. Il semblait difficile, et on ignorait alors qu’il avait une cirrhose, le Sida et une hépatite B. Kid Congo était parti, et Romi l’avait quitté pour son propre batteur, Nick Sanderson. Il a sorti un superbe album de blues (“Ramblin’ Jeffrey Lee & Cypress Grove With Willie Love”), s’est remis à boire — ce concert sinistre en solo à l’Arapaho où l’on sentait la fin très proche — puis est mort chez son père, à Salt Lake City, dans l’Utah, le 31 mars 1996, à l’âge de trente-sept ans, d’une hémorragie cérébrale. En 1999, Blondie, reformé, lui a consacré une chanson sur l’album “No Exit”, intitulée “Under The Gun”. Chris et Debbie n’avaient pas oublié leur vieil ami et ont composé un hommage bouleversa­nt : “I still can picture him, his hands in his back pockets, he wasn’t much for words, but when the wise kids made a racket, he’d just have to go downtown throw his weight around before starting over. Say did you hear, I’ve got a band ? Some guys I know from LA. We’ll own the Rio Grande, I’ll pay you back next Friday. You know, it sure ain’t big, just some cats I dig, they said they’d do the gig. Oh, Desperado, why don’t you spend your life in Colorado ? Oh, Restless Shadow, out in the blue hills, you’re feeling hollow. Oh, El Diablo, why did you spend your life in California ? I should have warned ya. No place to go now, but falling over. Some guys can’t make it on the run, under the gun”. A la toute fin du morceau, un sample de Jeffrey Lee, tiré de “John Hardy”, le morceau de Leadbelly qu’il avait repris sur “Miami”, produit par Chris Stein… Sa voix inimitable : “Ready to die, now he’s ready to die”. ★

“Avant je ressemblai­s à Marlon Brando, aujourd’hui je ressemble à Dennis Hopper.

J’ai couru autour du parc, comme Madonna”

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